13. PARFOIS LA LEÇON NE SERT À RIEN

Le voyage vers la côte Est fut lent, il dura plusieurs mois, et cela me donna amplement le temps de réfléchir, de me remémorer les endroits d’où je venais et de rêver à ceux où nous allions. Nos chevauchées étaient rapides, mais quand on se déplace avec une tribu on est contraint de s’arrêter chaque après-midi pour établir un campement. Je demandai à Topiltzin ce qu’il était advenu de l’auto sacrée, il me répondit qu’elle était depuis longtemps en panne de charbon et qu’il l’avait abandonnée à la rouille et à la solitude du désert, comme objet de culte pour les nomades.

Cela faisait dix mois que j’avais quitté l’Angleterre. En un sens j’avais fait beaucoup de choses et en un autre je n’avais rien fait du tout. J’étais aussi pauvre qu’au départ. Je n’avais pas conquis d’empire, pas même une misérable petite province. J’avais, il est vrai, parcouru de vastes territoires, livré des batailles, tué des hommes et gagné une cicatrice. J’avais souffert. J’avais acquis de la sagacité et de la force physique. Pourtant, quand je faisais le compte, je trouvais le total plutôt maigre. Il était même voisin de zéro en regard des hautes ambitions que je nourrissais lorsque j’avais quitté mon pays. J’avais appris que les gens rusés sont légion en ce monde, que l’énergie et l’obstination orgueilleuse ne suffisent pas pour gagner un empire. Il me fallait viser moins haut ; et le savoir à présent, c’était déjà beaucoup, je suppose.

Le bilan ne laissait apparaître que des avantages immatériels ; une force plus grande, une endurance nouvelle, une conscience plus aiguë de mes limites et de mes possibilités, de mes vertus et de mes faiblesses. J’aurais aimé considérer Takinaktu comme un bien plus tangible mais rien ne m’autorisait à dire qu’elle était mienne. Nous voyagions ensemble. Nous lisions Shakespeare ensemble. Je lui enseignais l’anglais et nous nous aimions peut-être ; pourtant je n’ignorais pas qu’elle pouvait disparaître de mon univers aussi brutalement que Manco Huascar, Quéquex, ou la fille de l’aubergiste à Chalchiuhcueyecan, totalement et à jamais. Aucun lien officiel ne nous unissait.

La connaissance de soi peut-être une chose très précieuse, comme l’est aussi une plus grande énergie. Cependant ni l’une ni l’autre ne vous nourrissent. J’étais toujours aussi pauvre. Maintenant je me proposais de quitter les Hespérides et de tenter ma chance en Afrique. Avais-je quelque raison de croire que là-bas tout irait mieux ?

Aucune.

Avais-je un plan pour l’avenir dans cette contrée lointaine ?

Aucun.

Avais-je des idées précises sur la façon de conquérir là-bas la gloire et la richesse ?

Aucune.

Vous voyez où j’en étais. Ayant appris beaucoup et rien, pourtant, puisque je me préparais à partir pour l’Afrique avec un bandeau sur les yeux, tout comme j’étais venu au Mexique.

C’est avec ces réflexions amères que je me distrayais cependant que nous allions au petit trot par les plaines qui bordent les Hautes-Hespérides.

À présent nous étions sortis du désert. Nous traversions un pays au climat assez chaud et d’une humidité presque tropicale. À notre droite s’étendait le golfe du Mexique, à notre gauche la moitié orientale du continent, couverte presque sans interruption par la forêt vierge. En regardant vers le Nord et les collines aux sombres conifères je me sentais avide de tirer profit d’une région aussi vaste. C’est le domaine d’un peuple forestier ; deux millions d’habitants disséminés sur un territoire qui pourrait en nourrir cinquante fois plus. Ils paient un tribut aux Aztèques et sont en principe soumis à leurs lois. Au Sud-Est les indigènes sont assez étroitement dépendants des Aztèques et s’efforcent de les imiter, construisant des pyramides de terre pour copier les pyramides de marbre des Mexicains. Mais dans le Nord-Est, très peu exploré, le peuple des forêts est pratiquement autonome. Les Français et les Espagnols possèdent bien sur la côte quelques comptoirs commerciaux mais ils sont loin d’avoir l’importance des postes russes, de l’autre côté du continent. Des centaines de milliers d’hectares attendent d’être ouverts au commerce. Dans cette énorme contrée tiendraient des centaines d’Angleterres. Je rêvai un moment, à la façon des conquérants, au parti que les Européens pourraient tirer d’un tel continent, mais je me souvins alors qui j’étais : je sonnai le rappel de mes convictions et me purgeai l’esprit de ces tendances colonisatrices. N’était-il pas préférable que la conquête des Hespérides n’ait jamais eu lieu que de l’autre côté de la Porte des Mondes ?

Nous ne mangions pas de chair humaine. Du moins je l’espérais. J’avais averti Topiltzin que Takinaktu et moi n’étions pas du tout d’accord pour adopter des habitudes anthropophages. C’était pour nous une question de morale, d’hygiène et de digestion. Il me promit de respecter nos principes. Je ne sais s’il tint très fidèlement parole mais au moins aucun être humain ne fût rôti en ma présence. C’était la coutume, pour les membres de la tribu, de mettre plusieurs fois par mois au menu du dîner un infortuné étranger ; le reste du temps, ils devaient se contenter d’espèces inférieures. On nous présenta quelquefois au repas des steaks dont l’aspect insolite me donnait une légère nausée mais la faim l’emporta toujours sur les scrupules. Si, trompé par Topiltzin, j’ai commis sans le savoir le péché de cannibalisme, j’espère que le Seigneur me le pardonnera, au jour du Jugement.

À la fin du mois de juin nous arrivâmes au bord du puissant Mississippi, ce fleuve brun et boueux que les indigènes appellent le Père des Eaux, et c’est un nom qui lui va bien. On dit qu’il y a en Afrique un cours d’eau encore plus puissant et j’espère, si Dieu le veut, le voir avant longtemps. C’est le Congo. On raconte aussi qu’existe dans les Basses-Hespérides un autre fleuve qui à lui tout seul l’emporte sur le Congo et le Mississippi réunis ; c’est peut-être vrai mais cette fois je n’irai pas m’en assurer moi-même.

Pour quelques morceaux de viande, des Peaux-Rouges nous firent passer sur l’autre rive. Ils étaient de la tribu des Choctaws, apparentés aux Muskogees d’Opothle. Je les trouvai fort civils, et par leur langage et leurs vêtements ils me rappelèrent mes trois camarades de cabine durant la traversée de l’Océan. Les Choctaws ne cachèrent pas leur dégoût pour les cannibales de Topiltzin et leur réaction ne me surprit nullement, car rien n’est aussi révoltant qu’un membre de votre race qui retombe dans la barbarie. Toutefois ils traitaient Topiltzin avec déférence, conscients qu’il devait s’agir d’un Aztèque de la famille royale. Ils semblaient considérer Takinaktu comme sa princesse, ce qui me rendit un peu jaloux et m’attira ses taquineries et celles de Topiltzin. Les Choctaws ne dissimulaient pas leur curiosité à mon égard : les Anglais sont rares, en ces parages, et un homme blond y est aussi insolite qu’une cigogne à cinq pattes.

Quand nous fûmes de l’autre côté du grand fleuve, Topiltzin m’apprit enfin pourquoi il m’avait accompagné jusque-là. Je me l’étais souvent demandé. Après tout, il n’existait pas entre nous une amitié telle qu’il y puisse trouver un motif suffisant pour déraciner sa tribu de son territoire de chasse traditionnel et la faire déambuler aussi longtemps à travers des régions inconnues. Il n’avait pas agi ainsi pour me protéger, et il ne voyageait pas non plus en touriste.

Il dit : « Ces Choctaws sont sympathiques, n’est-ce pas ? »

J’acquiesçai.

« Ici, au Nord, nous avons les Choctaws. Au Nord-Est, les Cherokees. À l’Est les Muskigees, tous bien établis et civilisés, et dont les traditions et le langage se ressemblent. On peut dire que c’est une région attrayante. Pourquoi ne m’aiderais-tu pas à la gouverner, Dan ? »

« La gouverner. »

« Oui, la gouverner. La situation est ici comme à Taos. Il y a seulement une garnison symbolique qui est chargée d’occuper toute la province pour le compte du Mexique. Vois-tu, c’est le signe qu’un empire est en décadence quand le maintien de l’ordre dans ses territoires lointains est confié à des compagnies aux effectifs aussi maigres. Cela veut dire que l’empire se réduit à sa partie centrale. C’est ce qui est arrivé à Rome lorsqu’elle a laissé les frontières sans surveillance, et les Barbares… »

« Fais-moi grâce de la leçon d’histoire, Topiltzin. Et dis-moi plutôt quels sont tes projets. »

« M’emparer de la garnison. Prendre les terres. Nous déclarer les rois de ce pays. C’est facile à réaliser. »

Je le regardai de travers. « Ce qui s’est passé à Taos, ça n’a servi à rien, hé, Topiltzin ? Tu veux recommencer et ça finira de la même façon. La garnison est peu importante ? Possible. Mais elle se compose de soldats aztèques et toi tu n’as à leur opposer que des sauvages à demi nus. Ne compte pas sur moi. »

« Bien sûr que Taos est une leçon, Dan. Dis-moi quelle conclusion tu en as tiré. »

« Que nous devrions bien oublier notre projet de nous emparer d’une province de l’empire aztèque. »

« Non ! » Les yeux de Topiltzin luirent d’une étrange ferveur. « Ce que j’ai appris à Taos, c’est que j’aurais dû suivre le conseil de Sagaman Musa. J’aurais dû inviter la masse des sujets à se joindre à la rébellion. J’ai été trop orgueilleux, trop héroïque pour accepter l’aide de simples fermiers. Les Choctaws et les Muskogees lutteront à nos côtés, et par milliers. Ils se soulèveront tous pour chasser l’oppresseur. Pour cela ils n’ont besoin que d’un chef. »

« Ça ne marchera pas, Topiltzin. »

« Et pourquoi ? »

« Ils ne risqueront pas leur vie dans une révolution pour remplacer ensuite leurs anciens maîtres par de nouveaux. S’ils se débarrassent de la garnison, crois-tu qu’ils te proclameront roi ? »

« J’en suis sûr. Ils sont incapables de se gouverner et ils le savent. Voilà trois cents ans qu’ils sont les sujets des Aztèques, ils ont besoin de quelqu’un qui prenne pour eux les décisions. Je serai là. Toi aussi. Peu à peu, nous leur deviendrons indispensables. Nous ne nous imposerons pas à eux par la force. C’est avec circonspection que nous nous glisserons aux postes de commande. Ils nous considéreront comme de grands hommes, les héros de la révolution. »

« Tu seras un grand homme sans moi. Je vais en Afrique avec Takinaktu. »

« Ne sois pas stupide. C’est la chance de ta vie. C’est ce que tu cherches depuis que tu as quitté l’Angleterre. Regarde en face tes erreurs passées, mais afin d’en tirer profit. »

« J’ai vu à Taos échouer un soulèvement. J’ai quitté Kuiu avant qu’un autre tourne au massacre. Je ne prendrai aucune part à celui-ci. »

« Mais cette fois, tout est différent ! Des milliers d’hommes armés sont avec nous ! Comment pourrions-nous perdre ? »

« Ta révolution, fais-la sans moi. Je lirai le compte rendu dans les journaux du Ghana. »

Comme je m’éloignai, Topiltzin me saisit par le bras et il me glissa à l’oreille des paroles qu’il voulait persuasives. Pourtant, je ne me laissai pas convaincre. J’avais presque perdu la vie au cours de la dernière machination de Topiltzin. Cela suffisait.

J’étais très content de moi. Pour la première fois dans toute mon existence je faisais un choix raisonnable. J’avais montré beaucoup de sagesse et je voulais des compliments. J’allai donc trouver Takinaktu et lui racontai toute l’histoire. Elle fit grise mine durant la première moitié de mon récit. Elle pensait sûrement que je la préparais à entendre l’annonce de ma participation à l’entreprise de Topiltzin. Je gardai ma surprise pour la fin et lui fis part alors de ma vertueuse décision de repousser les offres de l’Aztèque.

Takinaktu battit des paupières : « Tu ne vas pas avec lui ? »

« Non. »

« Vraiment ? »

« Vraiment. »

« Oh, Dan, c’est merveilleux ! J’étais sûre que tu irais. Tu te serais fait tuer et tout aurait été fini. »

Elle jeta ses bras autour de moi. Pendant un moment éblouissant, ses lèvres touchèrent les miennes et je sentis contre le mien son corps doux et souple. Dans sa tribu, on ignore le baiser, me semble-t-il ; elle avait dû apprendre ça dans Shakespeare. Quoi qu’il en soit, c’était délicieux, un moment inoubliable. Je m’y reporte en pensée de temps en temps puisque c’est le point culminant de mon amitié avec Takinaktu.

Lorsqu’on a atteint un sommet, habituellement, on redescend de l’autre côté. C’est ce qui est arrivé. Et ce que je vais vous raconter sans rien omettre, mais non plus sans m’attarder en des détails trop pénibles.

Les bras de Takinaktu retombèrent. Elle s’écarta de moi. Ce fut le commencement de la descente. Elle avait l’air tout intimidée et stupéfaite de ce qu’elle avait osé. Je souris faiblement et elle fit de même, puis elle me tourna le dos et s’enfuit comme une biche effrayée. Je portai la main à mes lèvres. Elles étaient brûlantes.

Je me dis que j’avais été merveilleusement intelligent de dire non à Topiltzin. C’était un signe de maturité. En abandonnant ma folle idée de devenir riche par le moyen d’une conquête je montrais que j’étais adulte.

Alors, pourquoi ai-je changé d’avis ? Pourquoi ai-je fini par choisir de suivre Topiltzin ?

Le processus qui consiste à changer d’avis est subtil. Vous commencez en position A, que vous tenez avec un entêtement sévère, bien résolu à ne jamais l’abandonner. Mais cette détermination, vous la remettez bientôt en question. Est-il sage d’être aussi obstiné ? Peut-être devriez-vous considérer une alternative ? Vous révisez un peu votre inflexibilité première, abandonnant la position A pour adopter la position B, qui est sensiblement la même à cela près que s’y ajoutent deux ou troissi et peut-être. Puis, par une série de compromis graduels, de considérations privées, de détours et de biais, vous glissez mollement au long de l’alphabet jusqu’à vous trouver à la position Z, exactement à l’opposé de votre point de vue initial.

Il m’était arrivé quelque chose dans ce genre. Je vous épargnerai l’émunération des étapes intermédiaires et dirai simplement que je reconsidérai la question. Je commençai par me dire qu’il se pourrait que Topiltzin réussisse. Je me souvenais d’Opothle et de ses deux compagnons, de leur force, de leur ténacité, de leur haine féroce de la loi aztèque. Mes propres rêves d’un empire me revenaient en mémoire. Et je devais reconnaître que cette partie du monde était des plus désirables. Je me sentis même une certaine obligation envers Topiltzin et ses plans, bien que je me demande encore pourquoi.

Petit à petit, je glissai de A à G, à M, à P. Je restai un moment en position P, plus qu’à moitié déterminé à me joindre à Topiltzin mais n’en disant rien à personne.

Le problème, c’était Takinaktu. Je savais qu’elle était opposée à toute entreprise de ce genre. Si je lui demandais son approbation, je ne ferais que provoquer une violente querelle. Aussi, les deux semaines suivantes, comme nous avancions en pays Muskogee et que les projets de Topiltzin me séduisaient de plus en plus, j’interrogeai Takinaktu prudemment, indirectement, espérant découvrir en elle un changement d’attitude.

Aimerait-elle s’installer ici au lieu de s’en aller si loin, jusqu’en Afrique ?

Pas tellement.

Lui plairait-il de prendre part à une ou deux petites batailles ?

Pas vraiment.

N’apprécierait-elle pas la richesse et le pouvoir ?

Peut-être, mais ailleurs qu’ici.

Bien sûr, je m’efforçais d’être subtil, plus subtil qu’il n’y paraît à première vue. Il n’était pas question que je lui révèle à brûle-pourpoint ce que j’avais dans l’idée. Mais elle ne mettait aucune subtilité dans ses réponses.

Et un jour, elle demanda : « Cette guerre de Topiltzin, as-tu décidé de t’en mêler, après tout ? »

J’hésitais, je cherchais mes mots. N’en trouvais pas qui conviennent.

Elle continua. « Je veux simplement que tu saches, au cas où cette guerre te tenterait à présent, que je n’y prendrai aucune part. Je vais en Afrique, avec ou sans toi. Est-ce clair ? »

Je la calmai avec de vagues protestations.

Telle était ma suffisance que je me persuadai qu’elle bluffait. Puisque je l’aimais, je me figurais qu’elle devait m’aimer tout autant et ne mettrait donc pas sa menace à exécution. J’étais persuadé que j’arriverais à ce qu’elle m’approuve. Du moins, si je me décidais à seconder Topiltzin.

Cette décision, je la pris alors que nous avions pénétré très avant en territoire Muskogee, à moins de deux jours de la mer. Nous avions passé un certain nombre de villages bien tenus, aux rues droites et disposées de part et d’autre d’une place centrale bordée d’un côté par un temple, de l’autre par la maison du chef. Aux alentours s’étendaient des champs cultivés avec soin. Les plaines vertes, le ciel bleu, le soleil jaune, la terre brune, c’était une région tiède et luxuriante, plus tentante que tout ce que j’avais pu voir jusqu’ici. J’aimais son climat tempéré. Même en été, l’air restait beaucoup plus frais que dans les basses terres du Mexique, et sans l’âpreté de celui des montagnes. J’aurais bien terminé ici mes voyages.

Un après-midi, comme je revenais de la pèche, Topiltzin m’envoya chercher. En entrant dans la tente, je le trouvai en conférence avec un homme large d’épaules, portant le costume muskogee.

Le Peau-Rouge me regarda. Je le reconnus aussitôt.

« Opothle ! »

« Dan Beauchamp ! »

Nous nous donnions des claques dans le dos, nous n’en finissions pas de nous serrer les mains. Opothle dansa même une petite gigue pour fêter nos retrouvailles. Je sortis mon couteau, le sien en réalité, et déclarai : « Cette lame m’a sauvé la vie un million de fois. »

Je lançai le couteau – tchuuitt –, il alla s’enfoncer dans le poteau de la tente. Opothle dégaina son nouveau couteau et l’envoya voler dans la même direction. Il se planta à cinq millimètres du mien, vibrant un peu. Et les deux manches se touchaient.

Nous reprîmes nos couteaux. Opothle me donna l’accolade une fois de plus en disant : « Je savais qu’un jour tu nous rendrais visite, Dan. »

« Crois-moi, je ne pensais pas venir jusqu’ici. Mais je suis content d’y être. » Je me tournai vers Topiltzin. « Cet homme et moi, nous avons partagé une cabine pour traverser l’Océan, ce qui a bien duré mille ans. Il avait deux autres compagnons. Comment vont-ils, Opothle ? »

Son visage s’assombrit. Il me dit qu’un de nos amis, le plus jeune, était mort. Il s’était enivré dans une fête et avait giflé un officier aztèque. Celui-ci l’avait abattu sur place. L’autre était absent pour le moment. Il réglait des échanges commerciaux avec les Mohawks, dans le Nord.

« J’ai discuté avec Opothle de la question d’un soulèvement, dit Topiltzin. Il n’aime pas les maîtres de son peuple. Il est avec nous et nous garantit cinq mille hommes de trente villages différents. »

Immédiatement, mes belles résolutions s’en allèrent en fumée. Ce qui paraissait, un instant auparavant, une entreprise vaine et folle se montrait sous un jour nouveau. Topiltzin s’assurait des appuis solides. Avec une armée aussi déterminée il ne pouvait que l’emporter sur une garnison qui comptait, tout au plus, quelques centaines d’hommes.

Mieux encore : je renonçais à mon rêve enfantin de devenir un prince sur ce territoire. Ainsi la campagne prenait grande allure. C’était une guerre de libération. Je lutterais aux côtés de mon ami Opothle pour détrôner les puissants seigneurs et libérer son peuple. J’étais le descendant de ces Anglais que les Turcs, pendant quatre cents ans, avaient tenus sous le joug. Les avantages de la liberté, je n’avais pas besoin qu’on me les vante.

Opothle, Topiltzin et moi, nous nous imposions une mission sacrée. Nous allions nous mettre à la tâche pour ébranler le cruel régime aztèque qui dominait depuis si longtemps les Hautes-Hespérides. La révolution glorieuse commencerait là, et se propagerait dans tout le pays comme le feu sur une traînée de poudre. Nos mains se joignirent pour un serment solennel. Je sus alors ce que les soldats de Jacques le Valeureux avaient ressenti en se lançant dans la guerre contre les Turcs.

Bref, j’en étais maintenant, complètement et irrévocablement, à la position Z.

Opothle avait apporté du tabac. Après avoir fumé avec nous quelques pipes pour célébrer notre alliance, il nous quitta, et j’allai tout raconter à Takinaktu.

La noblesse et la grandeur de notre projet me remplissaient d’orgueil. Et, en dépit de son hostilité initiale, je croyais que Takinaktu serait contaminée par notre humeur martiale. Elle-même venait d’un pays qui avait perdu sa liberté ; elle comprendrait les aspirations d’Opothle et notre ardeur à l’aider.

Je lui fis part de ce que nous avions décidé et attendis qu’à nouveau, dans un élan de tendresse, elle se jette dans mes bras.

Mais ses traits se durcirent, et elle dit : « C’est une bien mauvaise plaisanterie. »

« Ce n’est pas une plaisanterie. »

« Tu as vraiment l’intention de rester ici et de te battre ? »

« Exactement, Takinaktu. »

Je vis de la fureur dans son regard, et je pensai qu’elle n’avait jamais été aussi belle. Elle dit : « Cette guerre n’est pas ton affaire. Elle ne t’apportera que la mort. »

« Opothle est mon ami. Sans son couteau, je serais mort déjà. »

« Son couteau n’a rien de magique. N’importe quel couteau aurait été juste aussi utile. »

« Là n’est pas la question. Son peuple est tenu en esclavage. C’est pour lui le temps de la liberté. Comment puis-je l’ignorer ? Comment puis-je quitter tranquillement ce pays sans lui avoir offert mon aide pour repousser les Aztèques ? »

« Topiltzin lui-même est un Aztèque, répliqua Takinaktu. Il rêve de devenir roi. Vous remplacerez un maître par un autre. »

« Non. C’est un Aztèque différent des autres. Il ne se soucie pas de sa famille. Il est plus ou moins en exil. Il ne partage pas les idées de ses compatriotes sur la grandeur mexicaine. C’est pourquoi il veut renverser la garnison. Après cela, crois-tu qu’il pourra prendre le pouvoir ? Bien sûr, il fera partie du gouvernement, mais il ne sera pas un dictateur. Et nous l’aiderons à gouverner. »

« Toi, peut-être. Mais pas moi. »

« Voyons… »

« Cette guerre ne me regarde pas, même si elle te concerne, Dan. Je veux fuir très loin de ce continent où il y a toujours une race qui en opprime une autre. Je veux aller en Afrique où les hommes sont libres, les frontières respectées, où l’art et la science sont vivants. Ce pays ne signifie rien pour moi. »

« Pour moi, c’est tout différent. Tu n’as pas hésité à te sauver et à laisser ton propre village se faire écraser par les Russes. D’accord, là-bas c’était une lutte sans espoir. Mais ici, nous vaincrons. Je reste, Takinaktu. Je dois rester. »

Elle me jeta, méprisante : « Idiot ! Pauvre fou ! »

Elle se redressait de toute sa taille, fière et impérieuse dans la cape de plumes et la poitrine ornée du collier de jade. Sa voix était sèche et coupante quand elle dit : « Demain, je continue jusqu’au port et je m’embarque sur le prochain bateau pour le Mexique. Une fois là, je pars pour l’Afrique. J’ai été heureuse de te connaître, Dan. Peut-être nous reverrons-nous un jour, si tu sors vivant de cette guerre stupide. »

Elle s’éloigna à grands pas.

Je secouai la tête. Ah, les femmes ! Mais en dépit de sa menace j’étais sûr qu’elle céderait, qu’elle resterait ici pour la bataille. Je me trompais.

Au matin, elle était partie.

Parfois la leçon ne sert à rien.

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