Avec une cordialité joviale, Golubov nous fit pénétrer dans le village et une soirée de festivités commença, tout à fait différente des réjouissances du soir précédent à Kuiu. Ici, pas de chamans, pas de sinistres figures masquées ; simplement quelques centaines de marchands russes aux appétits insatiables. Nous engloutîmes des montagnes d’esturgeon fumé et de caviar, arrosant le tout d’un alcool russe clair comme de l’eau mais brûlant comme du feu. Puis vinrent les steaks d’ours, les marmites de légumes, les jattes de soupe fumante.
Nous avions laissé sur la plage les rameurs de notre embarcation. Il m’était difficile de les inviter à nous suivre. Et comme je me prétendais un diplomate anglais, il me fallait montrer un mépris total pour le bien-être des classes inférieures. Nous eûmes donc soin de ne pas nous inquiéter d’eux le moins du monde, et cela jusqu’à une heure tardive où je demandai que leur soit envoyé un peu d’esturgeon et de viande froide. Ce qui fut fait.
Golubov me posa des questions très précises sur le but de ma mission dans les Hespérides et je lui répondis le plus évasivement possible. Il voulait aussi être mis au courant des derniers potins parmi la colonie diplomatique de Londres. Là je fis de mon mieux quoique très mal à l’aise, citant les noms des gens que mon beau-frère m’avait fait rencontrer et répétant quelques-unes des histoires qu’il avait racontées chez nous lorsqu’il courtisait ma sœur. Cela faisait plus de cinq ans que Golubov n’était pas allé en Angleterre, ce qui me permettait de faire remarquer que je n’étais guère en position d’avoir connu la plupart des gens dont il me parlait, moi un membre junior du corps diplomatique. Il parut accepter mon explication.
Lorsque nous eûmes ingurgité une quantité suffisante de nourriture, il m’emmena faire un tour dans le village fortifié. Je vis les entrepôts où s’entassaient les fourrures de prix attendant d’être expédiées en Russie par le prochain bateau. Je vis l’église tout ornée d’icônes et de symboles de l’Église orthodoxe russe, une branche de la chrétienté que je connais très mal. Et je vis l’arsenal. Golubov semblait prendre à cœur de me montrer que le village regorgeait d’armes. Les fusils s’entassaient par douzaines comme des cordes de bois de chauffage. Les caisses de munitions, gardées soigneusement à l’abri du feu, s’empilaient jusqu’au plafond. Il y avait des pistolets, des épées, des grenades explosives, des baïonnettes, des canons, des bombes fumigènes, tout ce qu’il fallait pour repousser une attaque même massive.
Pauvre chef Tlasotiwalis ! Pauvres gens de Kuiu ! Il était clair que, d’ici longtemps, ils ne pourraient secouer la domination russe. Attaquer cette place forte serait un suicide. L’empressement de Golubov à me montrer son arsenal m’en avait indiscutablement convaincu.
Après qu’il m’eut ainsi fait étalage des forces du village, nous revînmes dans la grande salle des réjouissances pour continuer à boire et à festoyer. Puis ce fut l’heure du coucher et les Russes nous attribuèrent une pièce confortable.
Lorsque nous fûmes seuls, pour la première fois de la soirée, Manco Huascar chuchota : « Aucune hésitation sur ce qui reste à faire, n’est-ce pas ? »
« Nous ne prendrons pas la tête d’une révolution, c’est certain. »
« Non. Mais en revanche, nous pouvons vendre nos informations à Golubov. Il les paiera un bon prix. »
« Quoi ? Trahir Kuiu ? »
« Je te l’ai déjà dit, il faut nous ranger d’un côté ou de l’autre. Le gros Russe a de l’or, beaucoup d’or. Demain matin, nous irons le trouver et nous lui dévoilerons ce que projettent les gens de Kuiu. »
« Certainement pas », dis-je fermement.
« Qu’est-ce qui te prend ? Je croyais que nous étions alliés pour toutes nos entreprises ? »
« Pas celle-ci. Je ne vendrai pas Tlasotiwalis et son peuple pour quelques pièces d’or. Et toi non plus, Manco. »
La colère plissait le visage de l’Inca, mais sa voix resta onctueuse pour me dire : « On dirait presque que tu veux me menacer, Dan. »
« C’est bien ce que je fais, Manco. »
« Comment pourrais-tu t’opposer à mes projets ? »
« C’est très simple. Tu es ici comme mon serviteur. Je peux hurler que tu as tenté de me tuer pour me voler. Les Russes se saisiront de toi et t’exécuteront sur-le-champ. Ils n’hésiteront pas à me croire. Tu n’es pour eux qu’un esclave, rappelle-toi. »
Manco Huascar resta un moment silencieux. Je voyais que mes paroles l’avaient impressionné.
Puis il demanda : « Tu me ferais ça ? À moi ? »
« Oui, pour sauver Kuiu. »
« Ces gens, que sont-ils pour toi ? Des sauvages, rien de plus. »
« Un pays de sauvages où quelqu’un lit Shakespeare. Lis-tu Shakespeare ? Sais-tu seulement qui il est ? J’aime ces gens. Klagatch est l’un d’eux, l’as-tu oublié ? Klagatch qui a pansé nos blessures et nous a guidés jusqu’ici. Et tu le vendrais aux Russes, lui et ses amis ? »
« Je ne leur veux aucun mal, dit doucement l’Inca. J’espérais simplement gagner un peu d’argent. Les Russes ne leur feront rien tant qu’ils n’attaqueront pas. Et lorsque nous aurons là-bas parlé de toutes ces armes, ils ne songeront plus à attaquer. »
« Mais nous aurons éveillé les soupçons des Russes. Il se peut qu’ils décident de tuer Tlasotiwalis pour qu’il ne fomente pas de troubles. Et de ne plus faire de commerce avec Kuiu, ou de n’acheter désormais les marchandises qu’au rabais. Ce que tu recevras n’est rien en comparaison du dommage causé à la tribu. Si tu parles, je te tuerai, Manco. »
« Je n’avais pas songé que le village en souffrirait. »
Il reconsidéra donc le problème – ou du moins c’est ce qu’il prétendit – et finit par me promettre de ne pas livrer à Golubov les projets d’insurrection. Je savais qu’il ne dirait rien, car tout le temps que nous étions ici j’avais sur lui pouvoir de vie et de mort, et bien sûr, ça l’inquiétait. Ainsi la querelle se trouva réglée. Nous déclarâmes que nous étions toujours amis. Toutefois je dormis cette nuit-là d’un sommeil léger, mon couteau à la main.
Après un copieux petit déjeuner nous nous préparâmes à quitter la ville russe. Fyodr Ivanovitch nous accompagna jusqu’à la palissade, sa grosse main reposant lourdement sur mon épaule. Il me souhaita bonne chance et me chargea de transmettre son bon souvenir à plusieurs Russes à Londres. Puis il demanda : « Maintenant, dites-moi franchement : Constantin Nikolaievitch est-il réellement le mari de votre sœur ? »
Mes joues devaient être cramoisies. « Bien entendu ! Pourquoi ? »
« S’il l’est, reprit Golubov, c’est bien la seule chose vraie que vous m’ayez dite depuis votre arrivée, Sir Daniel. Je veux bien le croire mais je ne crois rien d’autre. Vous n’êtes nullement un membre du corps diplomatique de Sa Majesté. Vous n’en êtes pas même une bonne imitation. J’ai pourtant eu plaisir à faire votre connaissance et je vous souhaite à présent de poursuivre agréablement votre voyage. »
Il me donna une bourrade cordiale en me poussant vers la porte de l’enceinte. Je me dirigeai à travers la plage vers notre embarcation, cruellement humilié. Le gros porc ! Il n’avait pas un instant été dupe ! Il aurait pu au moins me laisser l’illusion que j’avais réussi à le tromper.
« Qu’a-t-il dit, juste à la fin ? » demanda Manco Huascar.
« Rien, dis-je sèchement. Juste au revoir. »
Avec Klagatch pour interprète nous fîmes notre rapport à Tlasotiwalis. Le chef s’assombrit graduellement à mesure que s’allongeait l’énumération des fusils, des armes et munitions de toute sorte en la possession de ceux qu’il choisissait comme adversaires. Puis il se leva et se tint un moment le regard fixé sur les flammes du foyer et, dans un accès de mauvaise humeur, il éparpilla les cendres à coups de pied et grommela quelque chose. Klagatch nous dit que c’était un mot qui exprimait le chagrin et la frustration. Tlasotiwalis se rendait compte à présent qu’il lui serait impossible de se débarrasser des Russes.
« Mais il va les attaquer tout de même », ajouta Klagatch.
« Oh non ! Vous serez tous massacrés ! »
Le chef parla à Klagatch qui traduisit : « Ils attaqueront de nuit. Ils mettront le feu à la place forte, ils tueront les Russes pendant leur sommeil. »
Manco Huascar et moi, nous savions ce qu’il peut en coûter d’attaquer de nuit une garnison. Klagatch aussi qui avait fait à Taos le même apprentissage.
Je me tournai vers lui. « Peux-tu dire au chef ce qui est arrivé quand Topiltzin s’est lancé dans une entreprise semblable ? Et l’avertir que ce sera un massacre ? »
« Je le lui ai dit déjà. Il n’écoute rien. Il a décidé que les Russes mourraient. »
Il n’y eut pas moyen de convaincre Tlasotiwalis que son plan était irréalisable. Même si j’avais pu lui montrer l’arsenal de Golubov, il n’aurait pas changé d’avis. Quelque chose en lui le poussait irrésistiblement à se battre pour la liberté de Kuiu, et tout en l’admirant, je ne pouvais montrer beaucoup d’enthousiasme pour une campagne militaire à l’avance vouée à l’échec.
Quand nous fûmes sortis de la maison du chef, Manco Huascar déclara :
« Nous partirons demain. Je ne veux pas prendre part à cette guerre. »
« Moi non plus. Mais ne pourrions-nous rester un peu plus longtemps ? »
« Si nous restons, le chef s’attendra à ce que nous l’aidions. Tu as vu les fusils russes ? Il vaut mieux partir avant que les troubles commencent. »
« Où irons-nous ? »
« Au Pérou. »
Interdit, je le regardai. Il était en exil et m’avait laissé entendre qu’il ne pouvait retourner à Cuzco sans risquer sa vie. Et voilà qu’il m’annonçait tranquillement son intention de rentrer chez lui et m’invitait à l’accompagner.
Il vit l’expression de mon visage et vivement expliqua qu’il était parti à l’étranger contre le désir de ses fidèles partisans qui souhaitaient le voir prendre la tête d’une révolte contre l’Inca Capac Yupanqui V, alors au pouvoir. Cela faisait plusieurs années qu’il parcourait les Hespérides cherchant à s’établir en quelque lieu d’où il pourrait lancer ensuite une attaque contre le Pérou. Et c’est pourquoi il avait suivi Topiltzin. Mais vu l’échec de ce projet il voulait essayer maintenant d’agir directement : retourner au Pérou, rassembler ses hommes et renverser Capac Yupanqui. C’était réalisable, disait-il, rappelant qu’au XVIIe siècle l’Inca Acahuallpa avait bien détrôné son demi-frère Huascar.
Rétrospectivement, je sais ce que j’aurais dû faire. J’aurais dû ignorer les plans hasardeux de Manco Huascar et me diriger vers le Sud pour y retrouver Sagaman Musa. J’avais fait déjà une sérieuse erreur en quittant l’Africain pour rester avec Manco. Et mon expérience des tentatives de prise de pouvoir, à Taos et à Kuiu, aurait dû me convaincre que si nous ne pouvions vaincre les garnisons de Taos, nous n’avions que fort peu de chance de conquérir le Pérou.
Il est facile pourtant de se bercer de vains rêves. Et le rêve d’un empire, je ne l’avais pas encore abandonné. C’est pourquoi je dis oui à Manco, bien que peu désireux de repartir en voyage après seulement deux jours d’un confort relatif. Et bien que pas du tout pressé de quitter Takinaktu.
J’allai la trouver et la mis au courant de ce qui se passait.
« Ton père mourra dans cette guerre, dis-je. Beaucoup d’hommes mourront avec lui. Kuiu sera détruit. Ne peux-tu faire quelque chose pour arrêter cette folie ? »
« Mon père a pris sa décision. Rien ne pourra l’en détourner. »
« J’aurais aimé rester ici, mais pas en temps de guerre. Dans huit jours, Kuiu sera rempli de veuves. Manco et moi, nous partons demain. »
Elle avança vivement la main et me saisit le poignet : « Emmène-moi avec toi. »
« Quoi ? »
« C’est ma seule chance de m’échapper. Dans la confusion de la guerre, mon père n’enverra pas ses hommes à ma recherche. Oh, emmène-moi, emmène-moi. Où allez-vous ? »
« Au Pérou. »
Ses yeux brillaient d’une ardeur farouche. Et quoique souhaitant la garder près de moi je ne peux dire que l’idée d’emmener une fille pour un si long voyage me ravissait. Elle parut lire mes pensées. « Je sais aller à cheval, dit-elle ; je sais tirer à l’arc. Je parle la langue des tribus que vous rencontrerez. Je me rendrai utile, tu verras. Je te le promets. Je suis aussi forte que toi. Tiens, lutte avec moi. Vas-y. Pousse-moi. »
Elle posa sa paume contre la mienne et appuya. Je compris qu’il s’agissait pour elle de me faire perdre l’équilibre et m’obliger à déplacer un pied, et me ressaisis juste à temps alors qu’elle allait me faire trébucher.
Takinaktu disait vrai. Son corps mince était presque aussi vigoureux que le mien. Une fois passé l’effet de surprise elle ne réussit pas à me déséquilibrer mais pendant un bon moment je n’arrivai pas non plus à vaincre. Enfin je la sentis faiblir. J’aimais le contact de sa main et n’étais pas pressé de gagner. Je finis tout de même par me montrer le plus fort. Elle céda. Et cela nous fit rire.
Elle demanda : « Puis-je aller avec vous ? »
Et je répondis : « Pourquoi pas ? »
J’avertis Manco Huascar. Il ne se montra pas enchanté de la nouvelle mais je lui déclarai que si Takinaktu ne nous accompagnait pas je resterais avec elle à Kuiu. La perspective de parcourir des milliers de kilomètres en solitaire lui souriait probablement encore moins que de le faire avec une fille de dix-sept ans. Il capitula.
Nous dûmes changer nos plans pour le départ afin de le garder secret. Au lieu de partir au matin nous nous éclipserions en pleine nuit. Les trois chevaux sur lesquels nous étions arrivés à Kuiu, Manco, Klagatch et moi, étaient reposés et bien nourris. Nous avions préparé en cachette nos modestes bagages. Nous ne voulions rien dire à Tlasotiwalis. C’était bien mal le payer de son hospitalité que de s’enfuir de nuit comme des voleurs, avec ou sans sa fille, mais l’annonce d’un départ aurait eu pour conséquence un repas d’adieux dans les règles et cela aurait risqué de compliquer les choses.
Au milieu de la nuit je me levai et me dirigeai sans bruit, à travers la grande maison silencieuse, vers l’endroit où dormait Takinaktu. En fait, elle était debout, habillée, et rassemblait dans un sac les objets auxquels elle tenait. Entre autres un petit livre très épais relié en cuir de cheval.
Je chuchotai : « Qu’est-ce que c’est ? »
Elle me le montra. Shakespeare. Les œuvres complètes. En turc.
Nous sortîmes de la maison sans incident. Manco Huascar s’occupait des chevaux. La lune n’était qu’un mince croissant et s’il y avait des guetteurs au village ils ne regardaient pas dans notre direction.
Avant d’aller plus loin, je pris Takinaktu par la main et l’attirai vers moi. Ses yeux qui fixaient les miens avaient le luisant de l’obsidienne polie. Je dis à voix basse : « Avant notre départ, une chose doit être claire : Une fois que nous serons partis, il n’est pas question de revenir sur nos pas. C’est un adieu à Kuiu pour toujours. »
« D’accord. »
« Bon. Alors, allons-y. »
Nous partîmes en courant vers le corral. Les longues jambes de Takinaktu ne se laissèrent pas distancer. Manco Huascar avait détaché les chevaux. Je repris la jument alezane, Manco prit l’étalon rouan, et Takinaktu le cheval que montait Klagatch. Nous échangeâmes un regard incertain. Enfin je fis un signe de tête en direction du Sud-Est, Manco frappa le flanc de sa monture et sortit du corral. Nous le suivîmes.
Bien des heures plus tard, une magnifique aube rose éclatait au-dessus des montagnes qui s’étendaient à notre droite. Nous n’avions pas une seule fois regardé en arrière. Takinaktu se révélait une excellente cavalière et je ne doutais pas que nous atteindrions notre destination sans encombre.
Tandis qu’une pâle lumière s’étendait sur tout le ciel, quelque chose en moi voulait chanter. Certes, je n’avais pas encore gagné de royaume ; mais j’étais un homme libre, parcourant un vaste pays au galop d’un cheval vigoureux, une belle fille à ses côtés. Je me montrais bien présomptueux, sans doute en considérant Takinaktu comme « mienne », car si elle l’était déjà d’une certaine manière, en beaucoup d’autres sens elle ne l’était pas, ainsi que je devais le découvrir plus tard.
Nous n’avions pas d’hésitations sur l’itinéraire à suivre. Nous retournerions au Mexique et prendrions le bateau pour le Pérou à Acapulco, le grand port de mer sur la côte Ouest. C’était le printemps, aussi n’aurions-nous pas à endurer les mêmes épreuves que lors de notre voyage d’hiver de Taos à Kuiu. Nous serions au Pérou à la fin de l’été. Je n’avais aucune idée du rôle que Takinaktu envisageait de jouer dans le renversement du gouvernement péruvien ; peut-être l’entreprise lui paraissait-elle aussi peu plausible, aussi irréelle qu’à moi-même. Mais pour le moment nous prétendions toujours nous en tenir à nos plans.
Nous voyagions à une allure raisonnable, couvrant chaque jour, sans forcer, une bonne distance. Le temps était doux et les plaines que nous avions connues en janvier toutes blanches de neige se revêtaient à présent d’une tendre végétation, fort appréciée de nos chevaux.
Pour notre propre subsistance, nous abattions de temps en temps du gibier – un orignal ou un élan ou parfois un gros ours velu. Takinaktu se montrait aussi habile que nous au maniement de l’arc. Elle n’avait aucun remords à tuer : il s’agissait de survivre. J’ai toujours aimé les ours, et quand nous rencontrâmes le premier je demeurai un long moment hésitant et faisant de ma répugnance à le tuer un problème philosophique, cependant que Takinaktu s’activait, lançait flèche après flèche et l’abattait. Vous ne savez pas ce qu’est un steak tant que vous n’avez pas mangé un steak d’ours, saignant, juteux, grillé sur un vif feu de bois.
Chaque soir, au bivouac, Takinaktu et moi avions beaucoup à nous dire. Manco Huascar s’asseyait à l’écart et l’air plutôt vexé, comme un chaperon, ce qu’il était en somme, mais je ne me souciais guère de ce qu’il pensait.
Nous discutions de tout ce qui nous passait par la tête. Un soir, je parlai de l’idée de Quéquex sur la Porte des Mondes. J’évoquai, au-delà de la Porte, un monde où l’Angleterre n’avait pas été sous la domination des Turcs. Shakespeare avait donc pu écrire dans sa langue maternelle. Et nous jouâmes à imaginer ce qu’il aurait alors écrit.
Jusque-là, c’était drôle. Mais l’esprit vif de Takinaktu, qui avait immédiatement saisi le concept fantaisiste de la Porte des Mondes, s’efforça d’en tirer toutes les conclusions logiques. « Si l’Europe était restée forte, fit-elle remarquer, l’accroissement démographique aurait amené les explorateurs à se diriger vers l’Ouest. Les colonisateurs auraient suivi. À présent les Blancs se disputeraient ce continent tout entier, les Français, les Espagnols, les Anglais, les Russes, venant d’un côté ou d’un autre et se rencontrant au milieu dans une lutte féroce pour la suprématie. Et les indigènes seraient broyés comme le blé entre les meules. »
« Non, dis-je, il n’est pas du tout certain que cela se serait passé ainsi. »
Toutefois mes protestations manquaient d’énergie car je savais qu’elle avait raison. Quéquex m’avait dit la même chose des mois auparavant. Sans l’heureux accident d’une peste qui avait dévasté l’Europe nous nous serions précipités à la conquête du monde, car telle était notre nature avant que le fléau nous frappe. Et toute discussion sur des mondes probables aboutissait à la même conclusion : des colonies européennes dans les Hespérides et les indigènes sous la botte du vainqueur.
Pour consoler Takinaktu je lui fis entrevoir un monde possible tout différent dans lequel les Russes eux aussi auraient été décimés par la Peste Noire, de sorte que son peuple aurait eu le temps de bâtir un empire solide dans l’étroite bande côtière. Là encore, elle se montra réaliste :
« Nous ne sommes pas des bâtisseurs d’empires. Si les Russes n’étaient pas venus, nous serions restés tels que tu nous as trouvés, groupés en bourgade disséminées ici et là et toujours un peu sur leurs gardes. Ce sont les Russes qui nous ont appris à nous servir d’outils de métal. Sans eux notre mode de vie serait plus primitif. Et sans eux, Dan, je n’aurais jamais lu une ligne de Shakespeare. »
Je commençais à sentir que je serais toujours perdant à ce jeu, et je m’arrangeai pour faire prendre un autre tour à nos amusements. Takinaktu sortit son Shakespeare si souvent feuilleté et nous nous mîmes à lire les pièces à voix haute, elle prenant tous les rôles féminins, moi tous les rôles masculins. Il m’était désagréable d’avoir à lire du turc, même du turc aussi bien écrit ; je fis donc une tentative pour traduire les vers en anglais, aussi poétiquement que possible. C’est alors que je découvris que je n’étais pas poète.
Takinaktu, étendue auprès de moi dans la nuit qu’éclairait la lune, me demanda de continuer à parler anglais. « J’aime les sonorités de cette langue, elles sont si étranges. Ces lettres qui roulent et qui glissent ! Dis encore ! »
Je lui parlai anglais jusqu’à en avoir la gorge enrouée, mais bien sûr ce n’était pour elle que du charabia, du bruit, rien de plus. J’allais faire mieux. J’entrepris de lui apprendre l’anglais.
Je commençai mes leçons au bord d’un ruisseau étincelant, par une autre nuit étoilée, trois semaines après notre départ de Kuiu. Manco Huascar, à l’écart, balançait une canne à pêche au-dessus du courant et sortait de l’eau toute une kyrielle de carpes frétillantes pendant que Takinaktu faisait connaissance avec le plus beau langage du monde.
Je montrais les objets du doigt et les nommais. Au début cela paraissait facile. Je désignai un arbre. Je dis : « Tree ».
Elle répéta : « Tree. »
Une branche : « Branch. »
« Branch. »
Une feuille : « Leaf. »
« Leaf. »
Mais cela devint bientôt plus compliqué. Je ne pouvais pas montrer le ciel et dire « sky », car rien ne lui permettait de décider si je parlais du ciel ou des étoiles ou des nuages, ou même si « sky », plutôt que « ciel », ne voulait pas dire « en haut ». Aussi me fallut-il en revenir aux mots turcs équivalents. Quand nous en fûmes aux verbes et aux adjectifs cela devint encore plus ardu. Je persévérai pourtant. Takinaktu s’obstina. Le voyage était long et il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire.
Takinaktu apprenait vite. Dans son pays, d’un village à l’autre, on parle un dialecte différent et qui est presque une langue étrangère. Et de plus il est indispensable de savoir parler le russe. Elle avait aussi appris le turc. Elle connaissait donc plusieurs langues, et quiconque en connaît cinq ou six n’a pas grand-peine à en maîtriser une de plus. Moi-même qui parle l’anglais, bien sûr, mais qui aussi ai dû me résoudre à apprendre le turc, j’ai été surpris de mon aisance à me familiariser avec la langue mexicaine.
Au bout de quelques jours, Takinaktu commençait à pouvoir s’exprimer en anglais. Je pris l’habitude de lui parler anglais et elle me répondait en anglais chaque fois qu’elle le pouvait. Avec Manco Huascar, je continuai bien entendu à parler nahuatl. Takinaktu et lui connaissaient à eux deux une douzaine de langues mais, curieusement, ils n’en avaient aucune en commun et étaient donc incapables de communiquer entre eux. Si Manco Huascar et moi avions été de vrais amis je me serais arrangé pour ne pas le tenir à l’écart. Mais je n’avais jamais beaucoup aimé l’inca, et entièrement fasciné par Takinaktu j’ignorais la plupart du temps notre compagnon taciturne.
Un soir, Takinaktu me demanda : « Pourquoi voyages-tu avec cet homme, Dan ? »
« C’est une longue histoire. Je l’ai rencontré au Mexique et le sort a voulu que nous restions ensemble. »
« Je ne l’aime pas. »
« Moi non plus. Et je doute qu’il nous aime beaucoup. Mais nous ne pouvons aller au Pérou sans lui. »
« Tiens-tu vraiment à aller au Pérou ? »
« N’est-ce pas ce que nous avons projeté ? Avoir un palais à Cuzco ? Partager le trésor des Incas ? »
« Dan, ne dis pas de bêtises. Tu n’auras pas de trésor. Tout ce qui va t’arriver, c’est de te faire arrêter avant même d’avoir rien pu tenter. »
« Je suis prêt à en courir le risque. »
« J’aimerais mieux aller ailleurs. En Angleterre, peut-être. »
« L’Angleterre est un beau pays, dis-je. Mais j’y étais, j’en suis parti, je n’y retournerai pas avant d’avoir fait fortune. »
« L’argent est-il si important ? »
« L’argent. Le pouvoir. L’aventure. Qu’y a-t-il d’autre ? Quand le temps est venu de faire le bilan, tout ce qui compte c’est où on est allé et ce qu’on a fait. »
Takinaktu secoua la tête. « Ce qui compte, c’est ce qu’on a été. La loyauté envers les autres. Les engagements tenus. »
« Ah, tu peux en parler ! Toi qui as filé en douce au milieu de la nuit ! Moi, au moins, j’ai dit à ma famille où j’allais et pourquoi. »
« Il me fallait partir. Et je n’aurais jamais pu obtenir la permission de mon père. Parfois la loyauté envers soi-même doit l’emporter sur toute autre considération, Dan. »
« Très juste. Et par loyauté envers moi-même je suis en route pour le Pérou afin de gagner… »
« De voler, tu veux dire. De voler le trésor des autres. Mais ça ne réussira pas. Dan, oublie le Pérou. Quittons Manco et allons ailleurs. »
« Où ? »
« En Afrique, peut-être. Les Russes m’en ont tellement parlé ! Ils disent que c’est un pays d’avenir, le continent qui dominera le monde. Le Mexique et le Pérou sont à présent sur leur déclin. J’aimerais bien être en Afrique quand viendra le temps de sa grandeur. »
Son enthousiasme était contagieux. L’Afrique m’attirait soudain autant que le Mexique un an auparavant. L’Afrique, un pays débordant de richesses, où tout était possible. Mais j’avais promis à Manco d’aller avec lui au Pérou. Bien que ne l’aimant guère je ne pouvais l’abandonner en cet endroit perdu où nous nous trouvions pour voguer vers l’Afrique avec Takinaktu. Je ne pouvais non plus partir pour l’Afrique de cet endroit perdu. Il nous fallait un port, quelque part sur la côte Est du Mexique, le bon vieux Chalchiuhcueyecan sans doute. Aussi commençai-je à combiner un plan. Nous continuerions tous les trois en direction de Tenochtitlan. Une fois dans la capitale mexicaine, nous nous séparerions – Manco irait vers l’Ouest pour atteindre Acapulco et de là rentrer au Pérou, Takinaktu et moi vers l’Est jusqu’à Chalchiuhcueyecan d’où nous embarquerions pour l’Afrique. Je ne savais pas avec quoi nous paierions notre traversée mais ce serait un problème à résoudre le moment venu.
Comme la plupart des plans à long terme, celui-ci n’aboutit pas.
C’était le mois de mai. Nous approchions des frontières du Mexique. Le vert plateau du nord avait cédé la place à un désert brun, brûlé de soleil. Nous passions tout à fait à l’est des villages de fermiers, nous le pensions du moins, mais sans boussole il n’est pas toujours facile de savoir où on se trouve. Et notre souci d’éviter une rencontre avec les soldats de la garnison aztèque patrouillant dans la région ne nous empêcha pas de nous diriger droit vers eux.
Ou plutôt ce furent eux qui arrivèrent droit sur nous. Un après-midi, comme nous traversions une plaine poussiéreuse sous un soleil intense, un groupe de cavaliers apparut à l’horizon. Croyant qu’il s’agissait de nomades pillards nous nous apprêtions à nous défendre.
Ce n’était pas des nomades, mais huit soldats aztèques.
« Vous êtes en état d’arrestation », dirent-ils. Et nous les suivîmes sans protester.