14. VERS L’AFRIQUE, JE PENSE

Au petit déjeuner, elle ne se montra pas. J’allai à sa tente. Plus de Takinaktu. Elle avait disparu. Avec le collier, la cape, Shakespeare et tout. Je fouillai parmi les couvertures, cherchant une lettre, un message. Rien, elle avait tenu parole.

Dans mon angoisse, je maudissais le ciel qui avait permis que je me laisse entraîner dans une nouvelle guerre, me privant ainsi du seul être sur ce continent auquel je tenais vraiment. Le coup était si rude que je pensai un instant seller mon cheval et me lancer à sa poursuite avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’un bateau n’emporte Takinaktu loin de moi pour toujours. Mais c’eut été trahir Opothle et Topiltzin. Je leur avais promis mon aide. Allais-je courir après une fille en de telles circonstances.

Je m’y serais peut-être décidé – devant la crainte de perdre Takinaktu, ma loyauté commençait à faiblir quand une robuste silhouette apparut derrière moi et me saisit le poignet, avec douceur mais fermeté : Opothle. Il ne savait rien du départ de la jeune fille. La guerre occupait totalement ses pensées.

Il demanda tranquillement : « Es-tu prêt. Dan. »

« Est-ce aujourd’hui le jour ? »

« Aujourd’hui, oui. Il n’y a pas lieu d’attendre plus longtemps. J’ai passé toute la nuit à rassembler mes hommes Aujourd’hui nous frappons un grand coup. »

Comment aurais-je pu lui dire que mon cœur en ce instant, languissait pour une fille dont la fuite n’était peut-être, d’ailleurs, qu’une habile manœuvre ? Takinaktu, sans doute, espérait que j’allais me lancer à sa poursuite ! Sans doute elle m’attendait à quelques kilomètres. Mais je savais que si je partais, et la cherchais, et la trouvais, j’irais tout droit vers la côte, sans plus me soucier d’Opothle, de son peuple et de leur guerre.

Je ne pouvais pas faire ça. C’eût été trahir, et trahir trop cruellement.

Topiltzin, ce rusé démon, avait réussi à me ligoter en faisant appel à des sentiments nobles. Cette campagne n’était pas, comme avait été l’attaque de Taos, commandée par l’appétit du pouvoir. Non, c’était une guerre sacrée. Mon cœur chevaucherait seul vers l’Est et la mer. Mais je devais rester, je devais combattre.

Je restai. Je combattis.

Quand je vis l’armée muskogee, je me sentis certain que nous allions gagner. J’aurais dû montrer un peu plus de méfiance, après mes récentes déconvenues, mais ces hommes paraissaient invincibles. Ils étaient des milliers, jeunes et forts, toute une armée à la peau cuivrée, hérissée de couteaux et de haches de guerre, de fusils et de pistolets. Des hommes au visage empreint d’une détermination farouche. Topiltzin et Opothle chevauchaient en tête et, à leur demande, je me joignis à eux, promu général à moins de dix-neuf ans.

Il fallut d’abord s’entendre sur des points de stratégie. Le plan était assez simple et ne fut pas sans me rappeler une autre de nos entreprises. Nous irions à cheval jusqu’au fort où se tenait la garnison et nous jetterions par les fenêtres des torches enflammées, pour faire sortir l’ennemi. À Taos, ce plan n’avait pas réussi, mais ici, à vingt contre un, le succès était assuré.

Nous partîmes à travers les champs de blé encore vert, afin d’en finir avec les oppresseurs.

Le fort aztèque était une solide construction de briques, toute en méandres et décrochements, plantée au milieu d’une large esplanade de terre rouge et qu’entourait une palissade basse, plutôt rudimentaire. Après avoir envoyé des éclaireurs pour nous assurer que nous ne risquions pas de tomber dans un piège, nous arrivâmes soudain sur les lieux, de tous les côtés à la fois. Notre corps de sapeurs s’attaqua aussitôt à la palissade où, promptement, il ouvrit une brèche assez large pour permettre le passage à six cavaliers de front. Une fois entrés, l’arme haute, nous primes nos dispositions en vue de parer la contre-attaque. Le corps des porteurs de torches s’élança dans la direction des fenêtres.

Nous nous attendions à voir les troupes aztèques sortir en masse de la forteresse pour s’opposer à notre avance Cela ne se passa pas ainsi.

Brusquement, à l’une des fenêtres, pointa la gueule de métal gris d’un gros canon. Cette façon de cacher un canon à l’intérieur d’un bâtiment me parut déloyale mais on ne me demanda pas mon avis.

Boum !

Un trou se creusa dans nos rangs.

Boum !

Boum !

Boum !

Permettez à un vétéran de deux désastreuses attaques manquées de vous signaler qu’il n’est pas aussi facile de mettre en déroute une garnison aztèque qu’on pourrait le penser à première vue. Ce canon déchargeait au milieu de nous ses obus explosifs qui se succédaient à un rythme incroyablement rapide, et chaque fois qu’un obus éclatait, cinquante de nos guerriers se volatilisaient en un nuage de fumée noire.

À l’artillerie lourde succéda le harcèlement des fusils, et nos hommes tombaient. Certes, les Muskogees étaient braves, mais un tel massacre avait de quoi décourager les plus vaillants. Ils commencèrent à se disperser dans les bois environnants.

J’entendis crier Opothle, s’efforçant de rassembler ses troupes. La palissade brûlait, maintenant. D’ici peu, le port serait aisément accessible. Tout ce que nous avions à faire était de nous retirer hors de portée du canon et de cribler le fort de nos balles. Les défenseurs finiraient bien par se trouver à court de munitions.

Mais les guerriers, accablés par trois siècles d’oppression, se montraient insensibles à la logique irréfutable de cette proposition. Certains fuyaient aussi vite qu’ils pouvaient. D’autres, complètement désorientés, erraient ici et là, pendant qu’Opothle, Topiltzin et moi tentions vainement de les regrouper.

C’est alors qu’une balle frappa Topiltzin en plein front La guerre était finie.

Je ne prétends pas avoir jamais ressenti une réelle affection pour l’ambitieux Aztèque, mais je l’avais suivi deux fois au combat, trois fois si l’on compte la partie de tlachtli, et j’étais triste de le voir mourir. Et de plus c’était la seconde fois que je m’affligeais de sa mort. Ce serait la dernière. Il était étendu dans la poussière, un filet de sang vermeil serpentait dans sa chevelure luisante. Déjà, il ne bougeait plus.

Topiltzin avait conduit l’attaque. Quand il tomba, les autres perdirent tout courage. Ceux qui avaient tenu bon abandonnèrent la lutte. Je vis Opothle, le visage congestionné par la fureur, cogner sur les hommes de sa propre tribu, leur enjoignant de rester à leur poste. Vainement. En l’espace de quelques minutes ils avaient presque tous disparu et nous ne pouvions rien faire d’autre que nous enfuir à notre tour.

Opothle partit vers le Nord. Je n’avais pas eu le temps de lui dire adieu. Et je suppose que je ne le reverrai plus jamais.

En quittant la scène du désastre je me lançai, bien entendu, droit vers l’Est. Je galopai vers la côte, vers le port et le bateau qui m’emporterait au Mexique et de là jusqu’en Afrique.

Je fouettai mon cheval fatigué. Le soleil était encore haut dans le ciel. Takinaktu avait au moins huit heures d’avance sur moi. Je croyais encore pouvoir la rattraper. Si je n’y réussissais pas, cela n’avait pas trop d’importance puisque, d’après ce qu’on m’avait dit, le trafic était réduit dans ce petit port endormi et il n’y avait guère qu’un départ par semaine. Takinaktu serait encore à terre, attendant le prochain bateau. Je galopai jusqu’au crépuscule. Et je vis que mon cheval allait mourir sous moi si je continuais à le pousser de la sorte. Je m’arrêtai donc dans une ville, vendis le pauvre animal et avec l’argent obtenu et aussi quelques billets de plus achetai une autre monture L’obscurité grandissait. Je me maudis moi-même six fois d’avoir été assez stupide pour laisser Takinaktu s’esquiver pendant que je m’engageais dans une bataille perdue d’avance.

Pourtant je savais que j’avais fait ce qu’il fallait. Si j’étais parti avec cette fille sans vouloir rien savoir de la tentative d’Opothle pour conquérir la liberté, ma conscience me l’aurait reproché jusqu’à la fin de mes jours. J’avais pris la seule décision honorable. À présent, après l’échec de nos efforts, s’il y avait une justice dans l’univers je retrouverais Takinaktu. Elle m’attendrait.

La nuit vint, et avec elle une pluie violente. Je m’arrêtai au village et m’abritai jusqu’au matin. Il était inutile de m’obstiner à continuer sur la route boueuse. Dans le noir, un cheval trébuche ; c’était trop risquer pour un maigre avantage. Même si Takinaktu avait atteint le port, son bateau n’appareillerait pas durant la nuit, il serait toujours temps de m’embarquer le lendemain.

Je me levai au point du jour. J’éperonnai furieusement mon cheval pour le lancer vers la côte. Quand je l’atteignis, la brume de l’aube traînait encore sur la ville endormie. J’allai tout droit aux quais lézardés et demandai à un agent du port quand partirait le prochain bateau pour Chalchiuhcueyecan.

« Dans trois semaines », répondit l’homme.

Je laissai échapper un long soupir de soulagement Ma hâte forcenée avait été superflue. Trois semaines ! Trois semaines ! Trois semaines ! Cela voulait dire que Takinaktu était encore là, dans un hôtel, attendant la prochaine traversée.

Le choix d’un hôtel fut chose facile ; il n’y en avait qu’un seul dans la ville.

Je dis à l’hôtesse : « Je cherche une jeune fille au teint pâle, aux pommettes hautes et aux cheveux noirs. Qui, peut-être, porte un collier de jade et une cape de plumes. »

« Oui. Une cape de plumes. Oui, en effet. »

« Vous l’avez vue ? Où est-elle ? »

Elle était ici hier. Elle est arrivée tard dans l’après-midi.

« Bon. Et à présent ? »

« Elle a pris un bateau hier soir pour le Mexique. »

Je détournai la tête, les yeux remplis de larmes brûlantes et pas du tout héroïques. Mon cœur battait frénétiquement dans ma poitrine. Un bateau ! Un bateau hier soir ! Venue et repartie !

Maintenant je savais pourquoi il n’y aurait pas de navire pour Chalchiuhcueyecan avant plus de trois semaines. J’avais manqué le dernier d’un jour, et, avec lui, manqué Takinaktu.

Je m’étais dit que s’il y avait une justice en ce monde Takinaktu serait là qui m’attendrait. Alors, y a-t-il une justice ?

Je retins une chambre à l’hôtel. Puis je descendis jusqu’au débarcadère où je rencontrai l’homme qui m’avait déjà renseigné.

« Hier soir, vous avez vu le bateau partir pour le Mexique ? »

« Oui. »

« Avez-vous remarqué à bord une jeune fille qui n’est pas d’ici, une fille pâle et très belle, et richement vêtue à la mode aztèque ? »

Il sourit : « Oh oui, bien sûr, je l’ai vue. Sûrement la future épouse d’un prince ! »

Brusquement ma langue se délia et je lui racontai toute l’histoire. Il m’écouta avec sympathie car le port était calme ce jour-là et il n’avait rien d’autre à faire. À la fin, il se caressa le menton et demanda : « Vous dites qu’elle va en Afrique ? Et vous voulez la suivre ? »

« Tout juste. »

« Alors peut-être n’êtes-vous pas si malchanceux, après tout. Dans dix jours, il y aura dans ce port un cargo qui se rendra ensuite directement au Ghana, sans passer par le Mexique. Si je vous fais embarquer comme passager, vous serez probablement en Afrique quelques jours seulement après elle. »

« Merveilleux ! »

« Bien sûr, vous avez intérêt à avoir un passeport en règle. Dans ce domaine, les Africains sont très stricts. »

Je fouillai mes poches, afin de m’assurer que s’y trouvaient encore, après toutes mes aventures, les précieux papiers, bien fripés à présent. Puis, soudain, une idée me vint :

« Takinaktu n’a pas de passeport ! »

« Alors elle n’entrera pas en Afrique. »

« Que feront-ils d’elle ? »

« Ils la garderont en détention dans le port jusqu’au prochain bateau pour les Hespérides. » Il rit. « Le prochain, ce sera le vôtre. Donc c’est sur le vôtre qu’elle rembarquera. Quand vous descendrez à terre, vous les verrez qui la feront monter à bord ! »

Moi je ne trouvais pas ça drôle du tout. « Et il n’y aura rien à faire ? Il faudra qu’elle reparte ? »

« Il y a bien un moyen. »

« Dites ! »

Il se pencha vers moi, me glissa : « Si vous l’épousez, vous pouvez voyager tous les deux avec le même passeport. »


C’est maintenant la mi-juillet 1964. Encore quelques semaines et je fêterai mon dix-neuvième anniversaire. Si, pour changer, le Seigneur est avec moi, je le fêterai en Afrique. Et je le fêterai avec Takinaktu – ma femme.

Évidemment, je ne peux pas en être sûr. Elle a pu se débrouiller pour passer la douane et dans ce cas elle aura sans doute disparu à l’intérieur des terres. Mais j’espère bien qu’on l’aura gardée en détention, que c’est là que je vais la retrouver, furieuse contre le monde entier, s’attendant à un rapatriement imminent. Et je lui enseignerai le seul moyen d’éviter qu’on la réexpédie aux Hespérides. Alors on verra ce qui arrivera.

Pour le moment, je suis sur un bateau, ou quelque chose qui y ressemble. Un rafiot branlant qui se traîne vers l’Est à grand-peine. Cela fait deux semaines que nous sommes en mer, et le voyage durera encore longtemps. Je suis le seul passager. Je ne cherche pas la compagnie de l’équipage. Je n’engage pas non plus la conversation avec la cargaison de porcs, dans la cale.

Alors je rédige ce récit. Je l’ai commencé pour passer le temps qui me semblait si long, dans ce port où j’attendais mon départ. Je continue à gribouiller chaque jour vingt ou trente pages. C’est maintenant un épais manuscrit. Si j’y parle de moi, si je raconte qui je suis, où je suis allé, c’est dans l’espoir de me connaître moi-même un peu mieux.

En supposant que je retrouve Takinaktu, je lui ferai lire ces feuillets afin qu’elle me connaisse un peu mieux elle aussi. De plus, elle est bon juge en littérature. Si elle pense que le récit plutôt désordonné de mes aventures pourrait intéresser d’autres lecteurs, j’essaierai de le faire publier. Mais pour le moment, tout cela est bien loin.

Il n’est guère satisfaisant de terminer un ouvrage de ce genre alors que le héros en est encore à chercher l’héroïne sans avoir l’assurance qu’il la trouvera jamais. Pourtant il faut bien que cela finisse ainsi, puisque je ne sais toujours rien du dénouement. Quoiqu’il soit téméraire de se prononcer sur ce qui appartient encore à l’avenir, je crois fermement que je retrouverai Takinaktu, qu’elle me pardonnera d’être resté à me battre, que je lui pardonnerai sa fuite. Et ainsi tout sera bien.

En attendant, j’évoque mon vieil ami Quéquex et lui emprunte une fois encore sa précieuse idée de la Porte des Mondes. Je ferme les yeux, je me tiens sur le seuil. Au-delà du rayonnement doré je vois les autres mondes possibles. Je vois un monde dans lequel Takinaktu et moi nous ne nous sommes pas disputés mais avons pris ensemble le bateau pour l’Afrique. Je vois un monde dans lequel Topiltzin a survécu et a gagné le royaume qu’il convoitait. Je vois un monde où chaque homme est son propre maître, où il n’y a plus ni vaincus ni conquérants. Derrière la Porte, il y a encore bien d’autres mondes. Il y en a un dans lequel Takinaktu et moi vivons heureux ensemble, tout le reste de nos jours.

Peut-être. Le vieux bateau avance lentement vers l’Est.

Vers l’Afrique. Vers Takinaktu. Et une vie nouvelle.

Vers l’Afrique !


FIN
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