6

Il épousseta sa chemise et son pantalon avant de repartir à pied vers le village jusqu’à ce qu’il trouve quelqu’un pour l’emmener. Il se savait en retard pour le travail. D’au moins une heure, d’après la position du soleil. Mais peu importait. Il s’était produit durant la nuit quelque chose de crucial. Quelque chose de mystérieux, que lui-même ne comprenait pas très bien. Il ne doutait pas, toutefois, qu’Anna Blaise avait bel et bien besoin d’aide, et que d’une certaine manière, elle l’avait choisi pour la lui apporter.

Ce sentiment brûlait en lui.

Il se fit emmener par un fermier aux os saillants jusqu’à la limite sud du village, puis marcha les cinq cents mètres restant jusqu’à la fabrique de glace. Son reflet dans le pare-brise poussiéreux du camion lui sembla celui d’un sauvage, avec ses cheveux décoiffés et parsemés de foin, sa barbe de la veille et les croissants noirs sous ses ongles. Arrivé à l’usine, il pointa et gagna, à l’arrière, le lavabo en porcelaine ébréchée où il se jeta un peu d’eau sur la figure avant de se passer les doigts dans les cheveux. Il alla ensuite prendre son balai et commença à nettoyer le bruyant abri des machines.

Elle ne doit pas rester chez les Burack, se dit-il. Cela au moins était évident. Pour une raison quelconque, elle avait toléré que Creath abuse d’elle. Mais cela allait cesser. Il ne pouvait dire qu’il connaissait ces choses, mais il savait qu’un changement s’était opéré en elle durant la nuit. Peut-être Creath s’en apercevrait-il aussi.

Il travailla tranquillement, seul. Au sifflet de midi, il s’aperçut qu’il n’avait pas apporté de repas, qu’il avait aussi raté le petit déjeuner, et que la chaleur de la journée se déversait comme du verre fondu. Il passa derrière le quai de chargement puis traversa les graviers jusqu’à la rive herbeuse de la Fresnel, où il s’assit les bras autour des genoux pour regarder couler et tourbillonner l’eau brune. Bon, se dit-il, et Nancy ? L’aimait-il ou non ? Et quelles implications cela avait-il dans ce nouveau monde mystérieux et dénaturé dans lequel il était entré ?

L’amour était insondable. Il ne le comprenait pas. Nancy concentrait en elle de bonnes et de mauvaises choses, des impulsions sauvages et des désirs dangereux. Il pensait l’avoir aimée, du moins durant ce moment déraisonnable où il s’était assouvi dans son corps. Si on pouvait appeler cela de l’amour.

Il savait seulement qu’il ressentait autre chose envers Anna Blaise, une envie indifférenciée qui semblait monter en lui comme la chaleur de l’été, qui relevait moins de la passion que d’une espèce de douleur, comme si le corps parfait de la jeune femme était ce jardin duquel le premier homme avait été chassé et dans lequel tous les humains rêvaient de revenir. C’était aussi puissant que cela. Mot simplement humain, « amour » ne convenait pas.

Il se releva et rebroussa chemin quand le sifflet retentit à nouveau. Lorsqu’il arriva à l’usine, son oncle l’attendait.

Creath portait un maillot tendu sur la peau de son ventre et la sueur luisait dans les longs poils de ses bras et de sa poitrine. La colère couvait dans son regard. Il tira de sa poche revolver un mouchoir à carreaux avec lequel il essuya son visage rougeaud.

« Tu étais en retard », constata-t-il.

Travis hocha la tête.

« Tu es sorti toute la nuit, ajouta lentement Creath. Ta tante Liza était malade d’inquiétude, ce matin. Tu te rends compte de ce que tu as fait ?

— C’était une erreur, assura Travis.

— Viens donc par là », dit Creath en désignant du pouce son bureau, une baraque en bois derrière l’appentis des machines. « Viens donc par là, qu’on parle d’erreurs. »

La baraque ne comptait qu’une seule et grossière fenêtre, qu’une vrille à poignée jaune maintenait ouverte. Il y régnait une chaleur assez intense pour qu’on y sente une odeur, une puanteur comme celle du métal surchauffé d’un engrenage mal aligné dans les machines réfrigérantes. Creath avait décoré les murs avec des calendriers de banque, de quincaillerie, de magasins d’alimentation, tous d’années antérieures. Les clés de l’usine pendaient en gros trousseau sur un clou près de la porte, au-dessus de la clé de contact de la camionnette. Creath s’écroula dans la chaise en bois placée derrière le bureau de mauvaise qualité, écrasant les ressorts qui gémirent de protestation, posant longuement le regard sur Travis. Ce dernier sentit une vague nauséeuse de claustrophobie l’envahir. Parce que je n’ai pas mangé, supposa-t-il… mais il avait l’impression d’être entré dans une boîte brûlante hermétiquement fermée.

« On t’a fait venir à Haute Montagne », attaqua Creath.

Travis hocha la tête, les yeux plissés.

« On t’a payé le voyage. Ce n’est pas vrai ? Réponds-moi.

— Oui m’sieur.

— On t’a recueilli.

— Oui m’sieur.

— Nourri.

— Oui m’sieur.

— Je t’ai donné un travail ici, à la fabrique de glace. Ce n’est pas vrai, Travis ?

— Si.

— Et maintenant ? Qu’est-ce que tu as fait ? »

Travis ferma les yeux. « Je suis arrivé en retard.

Arrivé en retard ? Pas seulement, je crois.

— Pardon ? »

L’autre soupira. « Ne me raconte pas de conneries, Travis. Je ne l’accepterai pas. On t’a recueilli, nourri, et je t’ai donné un emploi… et tu es sorti la nuit dernière, corrige-moi si je me trompe, courir après notre autre pensionnaire. »

Travis ne dit rien.

« Quelle impression crois-tu que cela me fait, Travis ? Quand tu agis de cette manière ? Quand tu as un comportement obscène alors que tu vis sous mon toit ? »

Espèce d’hypocrite, pensa Travis. Espèce d’ignoble hypocrite.

Creath eut un geste apaisant. « Bon, je comprends ce que tu as dû ressentir. Tu n’as pas eu un foyer normal. Ta mère…

— Ma mère n’a rien à voir avec cette histoire. »

C’était une erreur, il s’en rendit compte tout de suite. Mais il n’arrivait pas à se tenir tranquille. Pas dans cette boîte.

Creath afficha un sourire patient. « Ne me parle pas sur ce ton. J’ai connu ta mère, espèce de petit cul-terreux. »

Reste tranquille, s’intima désespérément Travis. Il se concentra sur un calendrier de 1929, avec la photo d’une petite fille en robe vichy au milieu d’un champ de pâquerettes. Sur cette photo, le ciel était d’un bleu Kodak d’une profondeur impossible, presque turquoise.

« Travis ? » Creath sourit jusqu’aux oreilles. « C’était une pute, Travis. »

Tant de pâquerettes.

« Tu comprends ce que je te dis ? Elle baisait pour de l’argent, Travis. »

On pouvait se perdre dans tout ce bleu.

« Elle baisait avec des inconnus pour de l’argent, Travis, et je le sais, Liza le sait, les Femmes baptistes le savent, et je suppose qu’à cette heure tout le village le sait, jusqu’au dernier des crétins. Tu m’entends, Travis ? Elle…

— La ferme. » Il n’avait pas pu s’en empêcher. La tête lui tournait.

Creath se leva, et son sourire s’élargit encore en quelque chose de vraiment affreux, une grimace de triomphe digne d’un monstre de Halloween. « Non, pauvre petit fils de pute sans cervelle, c’est toi qui vas la fermer, tu ne crois pas ? »

Levant le pied, Travis frappa le vieux bureau en pin qui recula en raclant le sol.

Creath tomba en avant dans une pile de factures jaunes. Travis observa un instant son oncle se débattre en jurant, puis il se retourna, réprimant une rage qui courait en lui comme du sang, pour ouvrir tout grand la porte. Sa main reposa un instant sur le porte-clés le plus bas, celui qui servait à Creath pour la camionnette.

Eh bien, pourquoi pas ? Il avait perdu son travail, ainsi sans doute que son logement chez les Burack… Il avait perdu tout ce qu’il y avait à perdre dans ce village.

Son poing se referma autour du porte-clés.

Il sortit, laissant son oncle grogner dans la chaleur.


Dès qu’elle vit Travis franchir la porte, Nancy Wilcox comprit que quelque chose n’allait pas du tout. C’était l’après-midi, déjà, l’accalmie entre le déjeuner et le dîner, quand on laissait le gril refroidir et qu’au moins un peu de vent brassait l’air tiède du restaurant. Travis aurait dû être au travail, et non au volant de la Ford noire de son oncle, garée n’importe comment dehors. Et comme si cela ne suffisait pas, elle sentait les ennuis rien qu’à l’apparence du jeune homme : les cheveux sales et emmêlés, les yeux bien fermés comme pour ne pas voir un spectacle insupportable.

Elle se surprit à penser : Voilà, ça commence. Dès leur rencontre en juillet, elle avait senti en Travis un frisson d’énergie folle, contenue, aussi instable qu’un détonateur. Et peut-être était-ce cette violence qu’elle avait trouvée attirante. Il ressemblait à un train de marchandises l’emportant sur une voie dangereuse, toujours plus loin de son enfance. Voilà, ça commence.

Elle dénoua son tablier, les doigts tremblants. « Travis ?

— Viens, répondit-il. J’ai besoin de parler à quelqu’un. »

Elle hocha la tête en posant le tablier sur un tabouret. Le seul client, un employé de banque au chômage qui remuait mécaniquement un bol de soupe Campbell, la regarda en silence sans comprendre.

« Je reviens pour le dîner, M. O’Neill ! » lança-t-elle avant de partir sans laisser le temps à O’Neill, le propriétaire, de s’extraire de la cuisine. Elle perdrait peut-être son travail. Sans doute. Mais cela en faisait partie. Elle se dépouillerait de tout ceci : travail, village, mère, respectabilité. Elle deviendrait quelque chose de nouveau. La sonnette tinta dans son dos lorsqu’elle referma la porte.

Ils descendirent L’Éperon en camionnette, roulant en direction des rails.

« Je l’ai suivie, la nuit dernière », lui apprit Travis. Arrivé sur la route de terre battue, il s’arrêta. Graisseux et brillants, les rails cuisaient dans la chaleur de l’été indien. Travis parlait d’une voix rauque. « J’ai suivi Anna jusqu’ici. »

Nancy hocha la tête. « Qu’est-ce qui s’est passé ?

Je n’en sais rien. » Il fronça les sourcils en secouant la tête comme s’il n’arrivait pas à se débarrasser d’un rêve. « Elle a regardé passer un train. Je me suis endormi. J’imagine qu’en fait, il ne s’est rien passé d’autre. Mais on aurait dit que… » Il la regarda d’un air implorant. « … qu’elle me parlait. Pour me dire qu’il allait bientôt se passer quelque chose d’important, quelque chose dont elle était le centre et pour lequel elle avait besoin d’aide. Et d’une certaine manière, c’était comme si je disais oui, que je lui promettais de l’aider. Ah, mon Dieu. Je ne sais pas comment expliquer…

— Je comprends. » Ne l’avait-elle pas ressenti aussi ? Ou peut-être deviné, la première fois qu’elle avait vu Anna Blaise debout les yeux écarquillés sur le seuil de la maison aux volets fermés des Burack ? Rien de spécifique, rien d’aussi intense que ce qu’avait vécu Travis, mais cette impression de vulnérabilité, indéniablement, d’une pelote de mystères attendant qu’on la dévide. « Je le dis depuis le début.

— J’ai perdu mon boulot à la fabrique. Je me suis battu avec Creath. Je risque de me faire virer de chez lui aussi. » Il la regarda. « Je devrais aller la voir tant que je peux encore. »

Elle ne pouvait pas ne pas comprendre ce que cela impliquait.

« Tu l’aimes ?

— Nancy… Je n’en sais rien.

— Tu m’aimes ? »

Il regarda briller la balafre des rails coupant l’horizon.

Même cela se révélait moins douloureux qu’elle ne s’y attendait. Elle croyait à l’amour libre, c’est vrai, à l’amour donné librement et repris peut-être tout aussi librement. Mais il ne s’agissait pas de ceci : il se trouvait qu’en fait, curieusement, elle comprenait vraiment… comprenait, au moins, que ce qui avait attiré Travis vers Anna Blaise n’était ni sexuel ni sentimental au sens ordinaire, mais quelque chose avec lequel elle ne pouvait espérer rivaliser.

Elle aimait Travis. Elle se l’était avoué des semaines auparavant. Mais il était davantage que cela : Travis est mon train de marchandises, se dit-elle fermement, le véhicule de mon destin. Il n’y avait pas vraiment en lui de plaisir ou de bonheur, elle s’en était aperçue. Mais pour le meilleur ou pour le pire, elle était liée à lui. Elle devait s’accrocher.

« Et donc, on l’aide comment ? »

Il eut l’air éperdu de gratitude.

« En lui parlant, dit-il. On va lui parler. »

Voilà, pensa Nancy. Voilà, ça commence.

Il fit démarrer la camionnette.


« Travis ! s’exclama tante Liza. Dieu merci, tu n’as rien ! »

Vêtue d’une vieille robe d’intérieur, les cheveux relevés, elle époussetait le salon mal éclairé. Travis la regarda avec un mélange de méfiance et de compassion.

« On monte voir Anna, tante Liza. » Il sentit Nancy se cramponner à sa main.

« Travis ? » Elle fronça les sourcils. « Pourquoi n’es-tu pas au travail ? Tu es malade ?

— On en discutera plus tard, tante Liza. »

L’expression de Liza Burack se durcit. « C’est cette chose là-haut, n’est-ce pas ? Cette chose-femme. » Elle cligna des yeux. « Ne t’approche pas d’elle.

— Plus tard, tante Liza. » Ils passèrent devant elle pour grimper l’escalier, et Travis se demanda un instant s’il n’avait pas perdu l’esprit… s’il n’avait pas laissé une hallucination le pousser à cette extrémité. Il serra la main de Nancy dans la sienne et poussa la porte du grenier.

Il le crut tout d’abord vide. Le lit en cuivre à une place était fait avec soin, le couvre-lit à motif de roses replié au pied. Les stores étaient baissés et des grains de poussière dansaient dans la lumière jaune. Anna, s’aperçut-il alors, se tenait sagement assise dans un coin, sur une chaise en rotin à dossier droit, les mains croisées sur les genoux. Le visage vide, elle leva les yeux vers Travis puis vers Nancy. « Fermez la porte », leur lança-t-elle d’une voix sèche et précise.

Travis obtempéra sans un mot.

Anna inspira profondément et soupira.

« Aidez-moi, dit-elle. J’ai besoin de votre aide. » Elle tourna les yeux vers Nancy : « À tous les deux. »

Nancy fit un pas en avant – un pas courageux, estima Travis, même si, bien entendu, il ne pouvait y avoir de motif d’inquiétude.

« Vous êtes malade, affirma Nancy. Je me trompe ?

— On peut le voir de cette manière. Mais ce n’est pas tout à fait exact. » Anna pencha la tête. « Je ne peux pas tout expliquer pour le moment, désolée. »

Travis hocha la tête. La perfection de la jeune femme le pétrifiait à nouveau. Elle avait la peau terriblement pâle mais presque lumineuse… polie comme du jade, d’une blancheur d’albâtre. Ses moindres mouvements étaient fluides et mesurés. Elle ne semblait pas du tout à sa place dans cette pièce désolée, avec la machine à coudre Singer noire recroquevillée comme un insecte sur les lattes du plancher.

Il s’en voulut de le penser, mais comparée à elle, Nancy semblait fruste, simple, bêtement ordinaire.

« Tout ce dont j’ai besoin, continua Anna Blaise, c’est de temps. Je ne sais pas trop combien. Quelques semaines… un mois, peut-être. J’ai besoin de temps et de secret. Ce n’est pas vraiment une maladie, mais je serai sans défense. Et je vais changer. Je m’excuse de ne pas pouvoir me montrer plus précise. » Elle se leva. « Si je reste ici, je pourrais me retrouver en danger. Vous comprenez ? Voilà pourquoi j’ai besoin de votre aide. Les Burack…

— Je sais », répondit Travis.

Il lui raconta sa dispute avec Creath et la perte de son emploi.

« Alors nous avons très peu de temps, dit Anna. Connaissez-vous un endroit où je peux aller ?

— La cabane, dit Nancy. La vieille cabane de l’aiguilleur, près de la voie de chemin de fer. On pourrait la retaper pour elle, Travis, non ? Si c’est juste pour quelques semaines, tant qu’il ne fait pas froid, je veux dire.

— C’est isolé ? demanda Anna.

— Tout à fait.

— Alors cela conviendra. Travis, vous pouvez m’y emmener ?

— Maintenant ?

— Ce serait mieux. Tant que je suis toujours maîtresse de moi. »

Ce qu’impliquait cette phrase dérangea Travis, mais elle semblait tout à fait sûre d’elle, aussi répondit-il d’accord, la camionnette est juste devant, mais la porte d’entrée claqua à ce moment-là, éveillant des échos d’un bout à l’autre de la vieille demeure. Creath était rentré.

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