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La municipalité de Haute Montagne se situait à l’intersection de la voie de chemin de fer et de la rivière Fresnel, son château d’eau et ses énormes silos surgissant sur la prairie comme des blocs de basalte du fond érodé d’un océan. Un jour, il n’y avait pas si longtemps de cela, le village avait brigué le statut de ville.

Il lui en restait quelques traces. La rue principale, Lawson Spur, ou plus simplement The Spur, L’Éperon, était goudronnée et bordée de trottoirs en béton d’un blanc éblouissant sous le soleil de mi-journée, ce qui mettait en valeur l’imposante quincaillerie Bingham, le grand magasin J.C. Penney et le restaurant Times Square, tous trois dotés d’une façade poussiéreuse en brique jaune ; il y avait aussi le tramway qui, sur ses rails enchâssés dans le sol, reliait la gare de triage au bout de L’Éperon aux silos plus loin au sud. Tout le monde convenait qu’il s’agissait là d’équipements dignes d’une ville. On les avait, par le passé, considérés comme annonciateurs de réalisations plus ambitieuses.

Mais Haute Montagne restait un village par son habile culture d’érables négondos et de chênes à gros glands, par ses rues transversales où le bitume ne tardait pas à céder la place aux pavés ou à la terre battue, par ses maisons à bardeaux, pignons, hautes lucarnes et grandes galeries couvertes sur le devant, galeries à l’ombre si tentante quand le plein été se répandait comme du métal liquide sur l’agglomération. C’était un village en vertu de son silence à midi et minuit, en vertu aussi des distances parcourues par les grands trains avant d’entrer en gare en sifflant. Les vastes espaces des grandes prairies avaient fait du village une île, isolée, fière de cet isolement, à l’écart du chaos qui se répandait depuis peu dans l’ensemble du pays.

Mais le village ne se trouvait pas vraiment en sécurité, pas davantage que New York, Los Angeles ou Chicago, et peut-être ce fait méconnu rendait-il son déclin d’autant plus exaspérant. Si Haute Montagne (« là où le chemin de fer retrouve les champs de blé ») avait pu autrefois vouloir devenir une ville, cette ambition avait toutefois disparu – ou du moins été mise à l’écart, comme le trousseau d’une jeune fille destinée à rester célibataire – dans la Grande Dépression arrivée comme un mauvais rhume et demeurée pour devenir encore pire, une maladie persistante voire fatale. Les grands silos avaient licencié la majeure partie des hommes du village, les trains s’arrêtaient moins souvent ; poussière et sécheresse avaient flétri trop de terres fertiles. Les silences de midi se firent plus profonds. Ceux de minuit devinrent interminables. Apparut derrière l’horizon indéfini la sensation, toujours diffuse, d’une éventualité encore plus sombre, aussi menaçante qu’une armée de criquets… et attendant son heure.

Travis Fisher le sentit plus ou moins lorsque, avec juillet comme une brume dans l’atmosphère, il descendit du train à destination de la côte Est pour poser le pied sur le quai en planches chaulées de la gare de Haute Montagne.

Il avait été tenté de rester dans le train jusqu’à son terminus – New York ou le Maine –, d’y rester assis à regarder les kilomètres défiler comme des rêves oubliés. Mais son billet ne lui donnait pas le droit d’aller plus loin et il ne lui restait plus en poche que la monnaie d’un dollar, aussi n’avait-il pas vraiment le choix. Il descendit de la voiture pullman dans un immense silence d’été et sortit de la poche de sa chemise le plan manuscrit expédié par sa tante Liza. Prendre L’Éperon vers le sud jusqu’à Lambeth, puis tourner vers l’ouest jusqu’à DeVille, numéro 120. Ce nouvel endroit l’effrayait un peu, à vrai dire, mais il avait dix-neuf ans et des responsabilités d’adulte depuis l’année de son douzième anniversaire, aussi redressa-t-il les épaules, ramassa-t-il ses affaires et se mit-il en marche. Son sac en toile contenait une photo de sa mère et quelques vêtements de rechange. Il ne pesait pas lourd.

Assis côte à côte sur les bancs publics installés en face de la gare, des hommes d’âges divers observèrent Travis avec une indiscrétion révélatrice. Ses pas sur la chaussée résonnaient avec force à ses oreilles. Au coin de L’Éperon et de Lambeth, il aurait tourné vers l’ouest si, voyant le restaurant Times Square et ses larges fenêtres, il ne s’était soudain aperçu avoir l’estomac dans les talons. Il passa au kiosque à journaux, où il consacra dix cents à l’achat d’un magazine de western imprimé sur mauvais papier, avant d’entrer dans le petit restaurant, retrouvant l’ombre avec soulagement. Trois hommes entouraient une petite table, mais personne n’occupait le long bar en Formica.

Il commanda un hamburger et un Coca. Le hamburger s’avéra un pavé de bœuf grillé et la boisson gazeuse lui fut apportée dans un grand verre rempli à la fontaine et dont les parois semblaient recouvertes de rosée par la condensation. La serveuse, une jeune fille brune à la poitrine modeste sous son uniforme, le regarda plusieurs fois à la dérobée. « Tu dois être Travis Fisher, lui dit-elle en lui apportant ses frites.

— Trav, corrigea-t-il par réflexe avant de s’étonner qu’elle connaisse son nom. Mais comment… ?

— Du calme. » Elle s’accouda au comptoir. « Je m’appelle Nancy. Nancy Wilcox. Maman connaît ta tante Liza par l’intermédiaire des Femmes baptistes. » Elle roula des yeux pour exprimer son opinion sur cette organisation. « À mon avis, à peu près tout le monde savait que tu arrivais aujourd’hui. »

Il n’était pas sûr d’apprécier. Mais il trouvait Nancy Wilcox mignonne, aussi la remercia-t-il quand même en ajoutant qu’il espérait la croiser à nouveau un jour.

« Ça arrivera sans doute, répondit-elle. Maman et Liza Burack ne sont pas vraiment intimes, mais elles évoluent dans les mêmes milieux. Ceux à principes, tu comprends : comités paroissiaux, ligues antialcooliques. Tous ceux qui se mêlent des affaires des autres, quoi. » Elle lui adressa un clin d’œil et se retourna en écartant une longue mèche brune de son visage. Travis l’observa quelques instants avant de reporter son attention sur son magazine et sa nourriture.

La viande était correcte, le magazine moins. Il aimait lire, mais ce jour-là, les héros semblaient trop enfermés dans un rôle et la violence, paradoxalement, trop impressionnante. Les six-coups crachaient du plomb, le sang coulait, la justice triomphait (sauf dans l’histoire à suivre). Travis ne put toutefois s’empêcher de penser à sa mère, à sa mort affreuse, à la rage impuissante que cette dernière lui avait inspirée, aussi, au bout d’un moment, il posa trente cents sur le Formica brillant et partit.


Sa mère lui avait dit ce que signifiait Haute Montagne en français, mais les lieux devaient avoir été baptisés par un Français ivre ou aveugle. La maison de sa tante, 120 DeVille, se situait à l’emplacement le plus élevé du village, un endroit où la plaine prenait dix à douze mètres d’altitude en une sorte de gonflement avant de redescendre jusqu’aux rives de la Fresnel et à la voie de chemin de fer. Quant à la maison, ancienne mais à la beauté passée, elle comptait deux niveaux plus une modeste mansarde avec de petits œils-de-bœuf donnant sur le village. Son revêtement en bois portait la trace de coups de pinceau et le climat avait détérioré les lucarnes. Des rideaux jaunes occultaient les fenêtres, en protection du soleil.

Travis y revenait pour la première fois depuis l’âge de six ans.

Il frappa trois fois sur l’encadrement de la porte à moustiquaire. Tante Liza vint ouvrir.

Âgée d’environ cinquante-cinq ans, la sœur aînée de sa mère, vêtue d’une respectable robe sac imprimée, observa Travis avec un mélange de méfiance et de compassion qu’il reconnut aussitôt malgré l’abîme des ans. Elle avait vieilli. Des rides couraient sur son large front pâle et elle portait des lunettes à double foyer et monture d’argent. Elle avait une silhouette imprécise, ronde. Mais c’était Liza Burack, sans erreur possible. « Eh bien, Travis, dit-elle, entre donc. »

Le jeune homme ressentit une réticence d’une force surprenante à franchir le seuil. Il emporta néanmoins son sac de l’autre côté de la porte, dans le silence tictaquant.

Des tapis de Perse. Des pendules.

Un ventilateur électrique qui ronronnait dans la cuisine blanchie à la chaux.

« Creath, avertit Liza, Travis est là. »

Creath Burack était l’homme épousé par Liza (« un homme sérieux », disait-elle toujours à la mère de Travis : il dirigeait la fabrique de glace de Haute Montagne) : immobile dans un fauteuil, son gros ventre recouvert d’une salopette, le cheveu rare, il ne se leva que le temps de serrer la main de Travis. D’une poigne énorme, douloureuse.

« Tu commences à travailler demain », annonça Creath Burack.

Travis hocha la tête. « Eh bien, tu aimerais sans doute voir ta chambre », dit Liza.

Elle le conduisit à l’étage, par un escalier recouvert de moquette, jusqu’à une chambre au plancher nu et aux murs chaulés, sans autre mobilier qu’un étroit lit en cuivre et une commode en pin. Travis souleva une guillotine jaunissante et vit un méandre de la rivière, le pont de chemin de fer, et l’horizon comme une ligne tracée sur le ciel.

Quelque chose bougea, légèrement, dans le grenier au-dessus de sa tête.

Il regarda Liza, qui détourna les yeux. « On a une autre pensionnaire là-haut, expliqua-t-elle, mais tu ne pouvais pas le savoir. Tu feras sa connaissance au dîner, j’imagine.

— Oui m’dame. »

Elle s’arrêta sur le seuil et son regard se durcit.

« Travis, je veux que tu saches qu’il n’a jamais été question de ne pas t’accueillir ici.

— Non m’dame.

— Oh, Creath a pu élever une objection. Mais c’est juste qu’il tient à sa tranquillité. Non, les liens du sang sont plus forts, je lui ai dit. Dès que j’ai appris le malheur arrivé à ta maman, j’ai dit, eh bien, on va recueillir Trav, et tu pourrais peut-être lui trouver une place à la fabrique de glace. Ce qui est arrivé à Mary-Jane n’est pas de ta faute, j’imagine… plutôt de la sienne… » Le regard que Travis lui décocha alors la poussa à préciser : « … enfin, si tant est qu’il y ait faute. Mais je tenais à ce que tu le saches : ce n’est pas le genre de maison auquel tu es peut-être habitué. Nous avons des codes de conduite. Et Creath n’aime pas beaucoup le bruit. Mieux vaut rester discret quand il est dans le voisinage, Travis, d’accord ? Et ne pose pas trop de questions. »

Une ancienne douleur assombrissait le visage de la quinquagénaire.

« Oui m’dame », promit Travis.

Elle referma la porte, le laissant contempler les murs crème.


Le crépuscule vint, et il n’avait pas allumé l’unique lampe au plafond lorsque Liza Burack l’appela en bas pour le repas.

La table du dîner croulait sous la nourriture. Il se rappela aussi cela, sur sa tante Liza, qu’elle se donnait beaucoup de mal pour cuisiner pour les autres, moins par générosité que par compensation, comme si elle pensait pouvoir masquer une faiblesse secrète par la seule abondance de la nourriture. Poids neutre et massif, Creath était déjà installé à table, sur laquelle Liza posait une saucière pleine à ras bord ainsi qu’un bol en porcelaine blanche rempli de purée de pommes de terre.

« Ça a l’air délicieux, dit Travis. Maman a toujours beaucoup admiré tes talents de cuisinière, tante Liza.

— Assieds-toi donc, répliqua Liza avec nervosité. C’est en mangeant que tu me le prouveras, Travis. »

Il se fit l’impression d’avoir toujours six ans.

« Il a fallu beaucoup de travail pour dresser cette table », proféra Creath et Travis se dit : oui, de son travail à elle, mais de toute évidence, l’homme parlait de la fabrique de glace. « Beaucoup de temps et beaucoup de travail. J’espère que tu en as conscience.

— Oui m’sieur.

— On n’a rien sans rien. » Creath avait les yeux dans le vague et Travis devina qu’il répétait souvent tout cela. « Dans la vie, on n’obtient rien sans se donner de la peine, tu comprends, Travis ?

— Oui.

— C’était peut-être le problème avec ta mère. Elle attendait trop de la vie sans vouloir travailler pour l’obtenir. Eh bien, j’imagine qu’on sait tous où cela mène. »

Je suis un invité, ici, songea Travis, les dents serrées. Je ne peux pas dire ce que je pense. Cela ne l’empêcha pas de considérer Creath Burack avec un mépris à peine dissimulé.

« Creath, dit Liza d’un ton de légère réprimande.

— Je dis juste ce qu’il faut que le gamin comprenne. Mieux vaut qu’il le sache maintenant plutôt que ça lui cause des ennuis plus tard. »

Liza posa en silence sur la table un rôti à la cocotte fumant dont la chaleur et l’humidité remplirent la salle à manger : Travis sentit une goutte de sueur lui dévaler la poitrine. Son estomac lui paraissait s’être recroquevillé.

« Parce que, poursuivit Creath, et je le dis en toute honnêteté, je n’accepterai pas que tu te donnes moins qu’à fond, à l’usine. Certains pourraient dire que c’est du favoritisme, si je t’ai engagé. Mais moi, je ne crois pas. Je ne trouve pas antichrétien d’aider un membre de la famille dans le besoin. Au contraire. Mais ne confondons pas charité et indulgence. C’est tout ce que j’essaye de faire comprendre. Il va falloir bosser. Les choses ont peut-être été faciles pour toi jusqu’ici. Mais la triste vérité, c’est qu’elles ne vont pas l’être à partir de maintenant. »

Travis répondit tranquillement : « Quand maman était malade, j’ai engagé les hommes pour la moisson. J’ai conduit un tracteur, et un attelage de chevaux quand on a vendu le tracteur. Et quand on ne pouvait plus engager d’aide, je me suis chargé autant que possible de la moisson tout seul.

— Eh bien, dit Creath, on sait ce que cela a donné, n’est-ce pas ?

— Creath, se hâta d’intervenir Liza, tu veux bien dire les grâces ? »

Son mari marmonna un rendons-grâce-à-Dieu et tendait la main vers les petits pois à l’eau lorsque l’autre pensionnaire des Burack descendit les rejoindre.

Elle n’avait fait aucun bruit sur la moquette des escaliers, aussi Travis sursauta-t-il en apercevant sa silhouette. Il avait oublié le grenier. Il se leva de table, geste de politesse enseigné par sa mère à l’arrivée d’une femme.

Il y eut un bref silence tendu.

« Travis Fisher, Anna Blaise », présenta Liza d’un ton distant.

Il regarda longuement la nouvelle arrivante avant de se souvenir de lui tendre la main. « Ravi », prononça-t-il maladroitement, et elle lui fit une espèce de révérence.

Il avait conscience de se montrer impoli, mais elle était d’une beauté impressionnante. Elle est jeune, pensa Travis, peut-être de mon âge, mais plus il la regardait, moins il avait de certitudes à ce sujet. Malgré sa beauté radieuse et sa peau lisse, ses yeux ouvraient sur des profondeurs qu’il n’associait pas à la jeunesse. Elle avait le visage rond, des cheveux blonds sommairement coupés et noués derrière la tête avec une séduisante insouciance. Elle fixait le sol comme sans trop savoir ce qu’elle devait dire ou faire, mais sous cette timidité perçait une grande assurance, une économie de mouvements face à laquelle Travis se sentit maladroit.

« Pourquoi ne pas tous nous asseoir ? proposa Liza d’une voix impassible.

— D’accord », répondit Anna, dont la voix correspondait à l’apparence : calme et modulée, comme une flûte jouant dans le lointain. Elle s’assit face à Liza Burack, apportant la symétrie à la tablée.

Durant un temps, personne ne dit rien et le cliquetis des couverts résonna dans le silence.

Travis observa à la dérobée la jeune fille manger. Elle gardait les yeux baissés, ingérait de petites portions, se servait avec délicatesse de son couteau et de sa fourchette. Il lui vint à l’idée de s’étonner que les Burack aient pris un autre pensionnaire. Il se souvenait de sa tante et son oncle comme de gens extrêmement attachés à leur vie privée. À leur vie de famille. L’époque est mauvaise, pensa-t-il : ils ont sans doute besoin d’argent. Mais d’où venait-elle ?

« Je suis de l’Oklahoma, s’aventura-t-il. Près de Beaumont. »

Elle leva très brièvement les yeux vers lui.

« Oui, dit-elle. Les Burack m’ont avertie de votre arrivée.

— Vous êtes d’ici ?

— Des environs.

— Vous travaillez au village ?

— Non, ici, répondit-elle. Dans la maison. Je fais de la couture, du…

— Pour l’amour du ciel, coupa Creath, laisse-la tranquille. »

Travis en fut mortifié. « Désolé », s’excusa-t-il.

Anna Blaise sourit et haussa les épaules.

Il y a quelque chose qui ne va pas, pensa Travis. Quelque chose de bizarre qui ne va pas. Il continua néanmoins à manger.

« Vous avez à peine entamé le rôti », soupira Liza quand ils en eurent fini. Elle se leva avec un petit gémissement et souleva le grand plat en porcelaine. Anna se dressa de son propre chef pour prendre son assiette puis celle de Travis et de Creath.

Il y eut dans la cuisine un bruit de vaisselle et de robinet.

Creath produisit un long cigare de Virginie qu’il alluma avec beaucoup de cérémonie. Il regarda un moment Travis par-dessus le bout rougeoyant.

« Ne crois pas que je ne sais pas ce qui est en train de se passer, dit-il.

— Pardon ?

— Ne hausse pas la voix. » Il souffla une volute de fumée. « Tu crois que je ne sais pas. Mais je sais. La chaleur, l’été… et tu la regardes… tu as des sentiments. Sauf que rien de la sorte ne se produira sous ce toit. Ne me réponds pas ! Ce n’est pas une conversation. Ce sont les règles. Elle est beaucoup trop bien pour toi, Travis Fisher. »

Stupéfait, le jeune homme chercha une réponse. Mais avant qu’il en trouve une, Liza rapporta de la cuisine des assiettes en porcelaine garnies de parts sirupeuses de tarte aux mûres.

« Eh bien, s’exclama Creath, quel festin ! »


Il était environ minuit quand Nancy Wilcox passa devant la maison des Burack sur DeVille.

Elle venait du champ ouvert, de l’endroit où la voie ferrée enjambe la Fresnel et où Greg Morrow l’avait abandonnée quand elle avait refusé de lui laisser mettre la main sous sa jupe.

Fils aîné d’un employé des silos, Greg était d’un caractère plutôt rugueux. Il possédait une Ford T, vieille de dix ans et dont l’un des cylindres était abîmé, dans laquelle il paradait avec toutes les filles qu’il arrivait à persuader d’y monter. Il chiquait et parlait ce que les Femmes baptistes appelaient « un langage de caniveau ». C’était précisément le genre de garçon avec lequel sa mère n’aurait pas voulu la voir sortir… ce qui pouvait justement expliquer pourquoi Nancy avait accepté de l’accompagner. Sa grossièreté était assez fascinante.

Mais en fin de compte, Greg n’était pas la personne avec qui Nancy voulait le faire. Si elle avait eu le moindre doute à ce sujet, ce qui s’était passé au pont l’avait dissipé. Elle n’était pas prude, elle avait lu des choses sur l’amour libre dans un livre de H.G. Wells avant que sa mère la surprenne avec (et fasse disparaître le mince volume de la bibliothèque municipale) ; elle l’avait même fait deux fois avec un garçon nommé Marcus dont la famille avait depuis déménagé dans l’Ouest.

Mais pas avec Greg. Greg semblait considérer cela comme son dû, comme son droit, et Nancy ne s’était pas sentie obligée de le conforter dans ses illusions. Aussi l’avait-il chassée de la Ford près du pont, ce qui l’avait rendue un peu nerveuse, des vagabonds s’y rassemblant depuis quelque temps : elle avait vu leurs feux scintiller dans l’obscurité anguleuse sous le pont de chemin de fer. Mais elle s’était mise en marche d’un pas régulier, sans s’affoler, et n’avait guère tardé à retrouver les réverbères et les érables négondos. Bien entendu, rentrer si tard lui vaudrait une engueulade indignée, mais dans un sens, elle était contente. Elle aimait ce moment de la nuit, elle aimait écouter le village tictaquer et rafraîchir après la fournaise subie par ce jour de juillet. La brise de minuit lui semblait apaisante sur son visage ; les arbres murmuraient entre eux dans ce qu’elle aimait imaginer être un langage secret.

Elle leva les yeux vers la demeure des Burack, silhouette grise sur fond d’étoiles.

Dans le noir, la maison ressemblait exactement à ce pour quoi, de toute évidence, Mme Burack la prenait : une solide clef de voûte dans la structure sociale de Haute Montagne. On ne voyait pas la peinture écaillée ni les gouttières encombrées de débris végétaux. Nancy sourit toute seule en pensant à ce que sa mère disait toujours des Burack : ils avaient quelque chose de bizarre, de vraiment bizarre, et cette fille dans le grenier !… À peine plus bavarde qu’une sourde-muette, et beaucoup moins saine d’apparence.

En levant la tête vers la mansarde, Nancy y vit luire une vague lumière, comme une espèce d’étrange phosphorescence derrière les jalousies jaune soleil.

« Curieux », se dit-elle…

Et maintenant, il y avait aussi ce garçon, Fisher, celui qui avait mangé au restaurant dans l’après-midi.

Des bruits avaient couru sur lui : une famille sans père, une mère qui ne tenait pas en place, des allusions à une vérité plus sombre. Mais peut-être, songea Nancy, s’agit-il encore du moulin à rumeurs des Femmes baptistes, meulant une minuscule graine de vérité. Il avait semblé sympathique. Quoique distrait. Il avait oublié son magazine au restaurant. Nancy en avait longuement observé la couverture : des chevaux, des pistolets, une chaîne de montagnes violettes. Il vient de loin.

Elle laissa la brise nocturne lui rejeter les cheveux en arrière. Elle se faisait parfois l’impression d’une ombre, à errer ainsi de nuit dans les rues. Le temps l’emportait comme un bouchon de liège sur une vague – elle avait déjà dix-huit ans – et depuis peu, elle se demandait désespérément il l’emportait. Elle rêvait parfois de montagnes (comme celles sur le magazine bon marché de Travis), de grandes villes, d’océans. Elle frissonna, les yeux toujours levés vers la vieille maison des Burack.

Elle se demanda quel genre de personne était Travis Fisher, et à quoi il rêvait.

Dans le grenier, la lueur brilla plus fort.


Allongé dans son lit, épuisé mais absolument incapable de trouver le sommeil, Travis sentait une désagréable excitation nerveuse le parcourir comme une rivière. Il lui fallait s’habituer à la pression du matelas sous lui. Il avait recouvert son corps nu d’un unique drap, parce qu’on était en été et que toute la chaleur présente dans la maison montait pour s’accumuler dans les chambres étroites à l’étage. Le grenier, pensa-t-il, doit être brûlant.

Elle ne fait pas beaucoup de bruit.

Anna Blaise, se dit-il, en savourant le nom : Anna Blaise, Anna Blaise.

Il avait entendu, durant la longue soirée, le bruit impatient de sa machine à coudre à pédale, sa radio branchée quelque temps. Puis le silence. Plus tard, la rapide compression des ressorts de son sommier.

La maison produisait ses propres bruits, soupirs et gémissements. Travis avait entrouvert la fenêtre avec une moustiquaire amovible, et de temps en temps, une brise venait soulever le coin du drap. Dormir, pensa-t-il, et c’était désormais une prière : dormir, oh, dormir.

Peu après minuit, il entendit des pas dans l’escalier, de l’autre côté de sa porte.

Des pas lents et lourds qui montaient. Tante Liza n’était pas aussi corpulente… il ne pouvait s’agir que de Creath.

À cette heure de la nuit ! s’étonna Travis.

Les pas marquèrent un temps d’arrêt devant sa porte avant de reprendre leur ascension.

Étrange, pensa Travis.

Il les entendit ensuite au-dessus de sa tête. Creath, à coup sûr.

Le bref murmure d’une conversation. La voix d’Anna comme une musique lointaine, celle de Creath comme le grondement d’une vieille machine rouillée.

La complainte répétitive des ressorts du sommier.

Jésus tout-puissant, songea Travis, la pauvre fille ! Et il enfouit la tête sous son oreiller.

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