Frissonnant dans l’humidité, Nancy raconta du mieux qu’elle put. Elle aurait aimé pouvoir être Anna, pouvoir communiquer ces vérités avec la même franchise rassurante. Mais elle n’était qu’elle-même. Elle ne regarda pas Travis dans les yeux : on y lisait une peur et un cynisme bien trop effrayants.
Sa voix chevrotait, fluette dans le silence. Anna, dit-elle en pesant ses mots, venait d’un autre temps et d’un autre endroit, d’un autre monde, très éloigné dans un sens, mais très proche dans un autre, un monde vraiment très ancien mais depuis toujours en relation ténue avec le nôtre… et elle ferma les yeux, et les mots résonnèrent dans sa mémoire…
« Le passage entre les deux est plus facile pour nous », avait dit Anna, les yeux écarquillés, sans que son corps émacié ne bouge d’un pouce, « même si cela peut aussi fonctionner en sens inverse. De tout temps, l’homme a cherché l’illumination, la communication avec les esprits. Les Grecs à Éleusis, les Amérindiens dans la nature sauvage, les stylites sur leurs colonnes. Tous veulent la même chose. Voir, ne serait-ce qu’un instant. Entrapercevoir le Monde Précieux. » Et Nancy, en l’écoutant, avait ressenti une curieuse impression de reconnaissance, intuitive, comme si elle-même avait déjà vu cet endroit aussi, comme s’il lui avait été octroyé dans un rêve oublié depuis longtemps. De brillants antipodes. Elle le vit dans l’obscurité. Un paysage de formes parfaites.
« Faërie », dit-elle, le souffle coupé. « Le pays sous la colline.
— D’une certaine manière. Mais c’est aussi un endroit réel. Substantiel. Avec des lois naturelles différentes, je pense, mais qui s’appliquent de manière aussi implacable qu’ici. Un endroit, pas un monde d’abstractions. » Elle soupira, produisant un bruit parcheminé. « Lorsque nous traversons… car nous avons notre propre recherche de l’illumination, de la communication avec les esprits… on nous a donné d’autres noms. Démons, succubes, métamorphes…
— Mais tu n’es rien de tout ça.
— Ça dépend, répondit Anna avec un sourire de sphinx, à qui tu poses la question. »
Nancy s’efforça de donner corps à ses pensées. « Mais je veux dire… malgré tout, on ne dirait pas que… enfin, tu connais l’histoire, tu parles anglais et tu as un nom… »
Tout cela, lui apprit Anna, participait d’une sorte de camouflage. En entrant dans ce monde, elle avait revêtu une humanité comme on enfile des vêtements… mais une véritable humanité, chair, sang, psyché, impliquant un changement physique. Creath Burack l’avait trouvée sous sa nouvelle forme physique neuve de seulement quelques jours, perdue, mais avec un corps humain fonctionnel et un stock de connaissances humaines. « Toutes les voix grouillantes de l’humanité sont ici pour fouiller et emprunter…
— Tu lis dans les esprits ?
— En quelque sorte. Les esprits sous les esprits. Je ne peux pas lire tes pensées, si c’est ce que tu veux dire.
— Tu as inventé Anna Blaise.
— D’une certaine manière, je l’ai créée à partir de pièces détachées. Mais je suis Anna Blaise. Anna Blaise est une version de moi-même.
— Il y a eu Creath. Et Grant Bevis. Et Travis Fisher.
— Comprends », dit Anna. Elle toucha le front de Nancy, qui ressentit une fois encore ce frisson d’étrangeté. « Là-dedans, toi, toi tout entière, tu es beaucoup de choses à la fois. Homme et femme. Adulte et enfant. Paradoxes sur paradoxes. Au contraire de nous, qui sommes construits de manière plus simple. Considère Anna Blaise comme le pôle d’un aimant. Pense à l’effet d’un aimant sur de la limaille de fer… sans la moindre intention volontaire.
— Les aimants ont deux pôles, fit remarquer Nancy.
— Tu es très maligne », dit Anna.
Nancy prit une cigarette et en donna une à Travis, la dernière d’un paquet de Wings chèrement payé. Elle l’alluma en tremblant. L’humidité de l’air faillit étouffer la flamme. Elle s’autorisa à regarder Travis tandis qu’il inhalait à pleins poumons, retenait un instant la fumée et la relâchait comme de la vapeur dans le froid. Son visage restait impénétrable.
« Perdue, reprit-il. Tu dis qu’elle est perdue ? »
Et Nancy ressentit une bouffée d’espoir.
Deux d’entre eux avaient effectué le voyage ensemble.
D’après Anna, ce voyage n’en était pas un aux sens que Nancy reconnaîtrait, mais si elle le désirait, elle pouvait se l’imaginer de cette manière, comme un voyage transocéanique, par exemple. Il y avait eu une tempête, et ils s’étaient retrouvés naufragés. Perdus et séparés dans un pays immense et très différent. Ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre : séparés, ils étaient désarmés, coincés dans leurs déguisements, davantage humains que non humains. Seule, elle ne pouvait même pas essayer de repartir. Ils pourraient y arriver ensemble… sauf qu’ils s’étaient perdus l’un l’autre. Ils étaient des naufragés.
Anna avait eu besoin d’un endroit où se cacher. La féminité essentielle de son personnage l’y aida : Creath l’avait cloîtrée dans la pension de famille comme un trésor enfoui. Cela n’avait pas été agréable, mais nécessaire, l’environnement dans lequel elle se retrouvait, avec ses saisons et ses habitants, étant furieusement hostile. Et, en la touchant, Nancy se surprit à l’imaginer : Anna-faite-humaine perdue et désorientée dans l’obscurité de la plaine, Creath Burack lui drapant une couverture sur les épaules, la tirant dans la voiture, dans les miasmes brûlants de sa masculinité, la puanteur de ses cigares ; Liza Burack la fixant avec une désapprobation qui évoluerait en une espèce de haine glaciale et impuissante. Avec, au milieu de tout cela, sa terrible solitude.
« Mais cet Autre, demanda Nancy, il te cherche ? »
Elle hocha la tête.
« … depuis que tu as emménagé chez les Burack ?
— Oui.
— Il est comme toi ? »
Elle se renfrogna un instant. « Non.
— Un homme.
— Dans son avatar humain, oui. Écoute, Nancy : pour nous, homme et femme ont une tout autre signification. Séparés, nous sommes presque deux espèces différentes. L’Os n’est pas comme moi.
— C’est son nom ? L’Os ?
— Le nom qu’on lui a donné. Son déguisement est plus pauvre, sa nature plus simple. Il me cherche, oui, mais nous venons juste de prendre contact. C’est plus facile, précisa-t-elle d’une voix éteinte, quand le besoin devient plus intense. »
Un clochard, attiré par la fumée de cigarette, dévisagea Nancy et Travis. Elle avait pris l’habitude d’emporter le couteau en os de baleine, duquel elle approcha la main. Le clochard au visage indéchiffrable, avec ses yeux aux paupières lourdes et son absence d’expression, gardait les poings au fond des poches.
« Viens », dit Travis.
La pluie avait diminué, même si les épais nuages gris continuaient à se mêler au-dessus de leurs têtes. La plaine était voilée et sentait l’humidité, l’horizon restait caché. Ils allèrent plus loin le long des rails, la démarche traînante de Travis soulevant le gravier entre les traverses. Elle se demanda ce qui se passait dans sa tête. S’il l’avait crue… mais il le faut, se dit-elle : ce n’est pas plus extravagant que sa propre intuition ; après tout, c’est lui qui a soutenu qu’Anna n’était pas humaine. « L’Os, lança-t-il tout à coup, qu’est-ce que c’est que ce nom de merde ?
— Il n’est pas comme elle.
— Elle a besoin de lui ?
— Elle est malade.
— Malade comment ?
— Malade de leur séparation. Il n’avait jamais été question qu’elle dure aussi longtemps. Leur temps touche à sa fin, et ça la blesse. »
Nous ne pouvons pas continuer ainsi, avait-elle dit : nous ne pouvons pas continuer notre humanité. Ni continuer à exister si nous la perdons. Il faut que les changements se produisent…
« Ce… L’Os, il est malade aussi ?
— Oui, mais pas de la même manière. Le besoin est intense pour tous les deux. L’Os est différent : il ne parle pas beaucoup, il a du mal avec les idées, il ne sait peut-être même pas ce qu’il est ni d’où il vient. Il sait juste qu’il essaye de la retrouver. Comme un animal qui suit son instinct. Il est grand, très fort, mais il ne lui reste plus beaucoup de temps non plus. Sauf qu’il sait où la trouver, dans quelle direction aller : elle pense qu’il va arriver. Bientôt.
— Dieu du ciel. » Il secoua la tête. « Nancy…
— Tu en as vu une partie, pas vrai ? Tu as vu son Changement.
— Je ne veux plus jamais voir ça. »
L’après-midi touchait à sa fin. Le soleil baissait.
Nancy avait froid, faim, sommeil. Ses chaussures plates étaient toutes éraflées et des bardanes s’accrochaient à son manteau de tissu.
« Je n’ai pas confiance en elle », confia Travis, immobile, en regardant Haute Montagne dans la plaine, avec les tours des silos tranchant sur le ciel. Comme cela a l’air petit, vu d’ici, se dit Nancy. « Elle pourrait être n’importe quoi, continua-t-il, tu y as déjà pensé ? On ne sait ni ce qu’elle est, ni ce que ce L’Os est. Seulement ce qu’elle nous raconte. Et il lui est déjà arrivé de mentir.
— Je la crois, affirma Nancy.
— Elle nous a peut-être choisis parce qu’on la croirait. Pas comme Creath, tante Liza ou n’importe qui d’autre au village.
— Parce qu’on la comprendrait. » Oh, Travis, se dit-elle, je l’ai touchée, je sais… mais comment t’expliquer ? « Cette nuit-là, près de la voie ferrée, elle a vu quelque chose en toi, une bonté…
— Ou une crédulité.
— Qu’est-ce qu’il y a, Travis ? Pourquoi te fait-elle peur à ce point ? »
Il mit longtemps à répondre. La réponse avait surgi en lui, mais il n’avait aucun moyen de l’exprimer : à cause de ce qu’était maman, pensa-t-il, à cause de la manière dont elle est morte, à cause de ce qu’il avait fait avec Nancy et de ce qu’il avait voulu faire avec Anna Blaise. Toute cette histoire compliquée et nauséabonde. Il se sentait déchiré : une blessure s’était ouverte en lui. Au fond, il n’avait pas confiance dans la féminité de la chose-Anna : comme toutes les féminités, elle dissimulait trop de choses.
« Il faut que ce soit nous, disait Nancy. Elle a pris un risque, tu sais, en nous racontant. Mais elle a besoin d’aide. Elle ne peut pas passer ces deux semaines sans quelqu’un pour lui apporter de la nourriture, pour l’aider pendant les Changements… sans quelqu’un qui saura et le fera quand même. Tu connais quelqu’un d’autre pour le faire ? Quelqu’un d’autre dans le coin ?
— Ce n’est qu’un village, dit Travis.
— Ils nous détestent. »
Il la regarda, maigre, l’air épuisé, les cheveux emmêlés. « Tu continues à y croire ? Que tu es trop bonne pour eux ? »
Elle se redressa d’un air de défi, les yeux luisant de larmes. « Ce village, dit-elle, ce foutu village… je suis trop grande pour lui ! »
Et un air de surprise envahit son visage.
« C’est pour cette raison qu’elle nous a choisis, dit doucement Travis. Nous sommes seuls. Isolés.
— Comme elle.
— Peut-être. » Il ajouta : « Quand les loups poursuivent un mouton, ils commencent par l’isoler du troupeau.
— C’est complètement idiot ! Elle est si faible !
— Et L’Os ? Que se passera-t-il s’ils se retrouvent tous les deux ? » Il pensa à sa vision d’Anna Blaise… aux ailes humides se dépliant dans son dos. « Ils n’ont rien à fiche de nous.
— Viens demain, dit Nancy. Viens lui parler. » Elle ajouta avec davantage d’insistance : « Je t’ai dit ce que tu voulais savoir !
— Je n’ai rien promis.
— Merde, Travis, les seuls loups de la région sont ceux qui habitent Haute Montagne, et ils sont en train de nous encercler, ils m’ont isolée, moi, et toi avec, et peut-être que tu peux sauter dans un train pour fuir tout ça, Travis, mais, bon sang, moi, non, et ils vont avoir ma peau ! »
Il pensa à Anna Blaise dans sa cabane humide, à sa peau pâle et tendue et à ses énormes yeux brûlants, il pensa à L’Os, à peine humain, qui la cherchait dans la nuit. Il ferma les yeux. Le Monde Précieux. Il trembla en pensant à ce qu’elle avait été et à ce qu’elle pourrait devenir. Et à ce que lui-même avait à perdre ou à gagner dans cette histoire.
« Demain, dit Nancy.
— Peut-être, répondit-il doucement. Peut-être. »