15

Creath Burack prit soin de laisser sa camionnette Ford cabossée à deux pâtés de maisons de la modeste demeure de Bob Clawson sur DeVille Street. Il ne voulait pas se faire remarquer au milieu de toutes les belles automobiles garées là. Il se disait qu’il se ferait déjà bien remarquer comme cela.

Cette réunion ne l’enchantait guère.

Il souffrait d’aigreurs d’estomac, même s’il n’avait que peu dîné. Il attendit quelques instants, la respiration laborieuse et les mains agrippées au volant, tandis que le moteur de la Ford refroidissait.

Il y a des limites, songea-t-il. Il y a des limites que je ne franchirai pas. Il n’était pas stupide : il savait quel genre de peur gagnait Haute Montagne. Comment ne pas la reconnaître ? L’époque avait tourné à l’aigre. Il y avait partout des chômeurs, des familles mourant de faim, des fermes devenues poussière, des meurtres, des gangsters et d’irresponsables bruits de révolution. Et les gens comme Bob Clawson et ses copains – des hommes d’argent ou, à défaut, très attachés aux convenances – étaient les plus terrifiés de tous.

Je ne sais pas ce qu’ils me veulent, pensa-t-il. Mais il y a des limites.

Il descendit de voiture.

Liza lui avait fait enfiler son meilleur costume du dimanche, décision que Creath regrettait désormais : le col le gênait, la veste démodée le serrait un peu trop visiblement au ventre. Le costume semblait sur lui un aveu de faiblesse. Grinçant des dents, il compta les pas nécessaires pour arriver chez les Clawson.

La maîtresse de maison, une femme nerveuse et exubérante incapable de ne pas porter de gants, lui ouvrit la porte. « Creath ! Quel plaisir de vous revoir, assura Mme Clawson avant de le conduire au salon. Les hommes sont tous à l’intérieur, allez-y, entrez. »

À une époque, eut envie de lui dire Creath, vous auriez changé de trottoir pour m’éviter. Le chapeau à la main, il se contenta toutefois de murmurer : « D’accord, Evie, merci. »

« Les hommes », comme elle les avait appelés, entouraient une table de salle à manger. On avait baissé les stores et allumé les lumières. La fumée des cigares bleutait déjà l’atmosphère. À l’entrée de Creath, le bourdonnement des voix masculines se tut.

Il sentit le chatouillis de la sueur coulant sur ses côtes.

Bob Clawson s’avança. Le proviseur semblait petit et passé de mode parmi ces notaires, agents immobiliers et propriétaires de magasins. Il avait un air compassé dont il ne pouvait se débarrasser. Mais face à son sourire jovial et à sa main droite tendue, Creath se sentit bêtement reconnaissant. Il s’empressa de serrer la main de Clawson, qui remua dans la sienne, humide et vivante comme une espèce d’animal dépourvue de poils.

« Creath Burack ! Ravi que vous ayez pu venir ! Vous connaissez à peu près tout le monde, je crois ? »

Seulement de réputation, se dit Creath, mais l’accueil de Clawson l’avait sorti du feu des projecteurs et il se réjouit de constater que les visages se détournaient de lui sans curiosité et que le bourdonnement des conversations reprenait. Il aurait aimé être invisible.

« Bien sûr, dit-il en ayant du mal à respirer.

— Je suis vraiment content que vous ayez pu venir. Nous avons tenu ici nombre de discussions qui pourraient vous intéresser. Je trouve important que des gens comme nous se mettent d’accord dans des moments comme ceux-là, pas vous ?

— Si, j’imagine.

— Mais vous l’avez sûrement remarqué aussi ? Encore que ce soit d’autant plus évident pour moi, avec mon métier. Je vois les jeunes gens. Votre épouse a fait quelques remarques perspicaces à ce sujet, si je comprends bien, dans son petit discours. Je suppose que vous êtes d’accord avec elle. »

Creath n’avait pas entendu le discours, et quand Liza lui en avait parlé, il n’avait écouté que d’une oreille et sans rien y repérer de neuf. Le pays allait à vau-l’eau, certes… mais il n’arrivait pas à s’en scandaliser.

« Je la soutiens à cent pour cent », assura-t-il en se demandant lamentablement s’il avait bien fait de venir. Il n’aimait pas ces hommes et était certain qu’ils n’avaient pas réclamé sa venue : on se contentait de le tolérer. Alors pourquoi était-il venu ? À cause de Liza, pensa-t-il… de sa ferme conviction que, d’une manière ou d’une autre, cela améliorerait leur situation. Et pour des raisons plus pragmatiques. Là, dans le coin, tenant un verre de cognac, il y avait son banquier, un nommé Crocket, détenteur de l’hypothèque sur leur maison ; assis à table, il y avait Jeff Baines, l’agent immobilier vers qui Creath devrait tôt ou tard se tourner pour vendre la fabrique de glace, et là, près de la plante verte chinoise, se tenait Jim St. Hubert, l’ordonnateur des pompes funèbres qui le conduirait un jour dans le sol glacé et envahi de mauvaises herbes de Glen Acres. Ces hommes le possédaient par bouts et fragments. Il leur était redevable.

Semblant déceler son malaise, Clawson lui versa un verre de whisky canadien. « C’est important, à une époque comme celle-ci, de rester soudés. Entre hommes. Il faut se serrer les coudes, sinon on se fera avoir les uns après les autres. Vous comprenez ? »

En vérité, il ne comprenait pas. « Oui, murmura-t-il.

— Tant mieux. Parfait. Finissez votre verre, d’accord ? Je vais faire mon petit discours sous peu. »


Il y avait des chaises pour tout le monde. Creath s’assit dans le fond, se pliant presque en deux pour passer inaperçu. La température de la pièce avait monté à un niveau insupportable et son corps, sous ces couches de tissu sombre, baignait dans la sueur. Le « petit discours » de Bob Clawson, une fois entamé, sembla vouloir se prolonger indéfiniment.

Il exprimait des opinions bien connues. Le vice et la sédition sévissaient dans toute la région, et la loi n’arrivait pas à s’en occuper. « Je ne dis pas cela pour critiquer en quoi que ce soit le travail de Tim Norbloom. On en a discuté tous les deux, pas vrai, Tim ?… et il convient qu’il faut faire davantage. Je tiens à souligner qu’il s’agit ici d’un travail secret. Sa nature l’exige. Nombre d’entre nous sont fonctionnaires, à commencer par Tim Norbloom et par moi-même, et notre emploi pourrait se retrouver compromis si cela s’ébruitait. Mais nous sommes prêts à prendre ce risque. Nous le prenons car nous savons ce dont tout citoyen raisonnable de Haute Montagne doit au moins se douter : à époque difficile, mesures difficiles. »

Creath termina la tasse de whisky canadien servie par Clawson et ferma les yeux pour mieux sentir l’effet de l’alcool. Il n’aimait pas trop la jolie rhétorique du proviseur. On ne baratinait pas un baratineur. Je sais ce que tu masques avec ce parfum agréable, nom d’un chien, pensa-t-il.

Et sans le vouloir un seul instant, il pensa à Greg Morrow. Je sais où elle est.

Était-ce possible ? Qu’Anna Blaise soit toujours là, toujours à Haute Montagne… était-ce possible ?

Il ferma à nouveau les yeux. Il voyait son visage dans son obscurité intérieure.

« Nous savons tous, poursuivait Clawson, que des chômeurs et des chemineaux se rassemblent aux limites de l’agglomération. Le problème n’avait rien d’urgent, même si certains d’entre nous s’inquiétaient pour la sécurité de nos épouses, et je pense que nous avons tous davantage veillé à verrouiller nos portes, ces derniers temps. Moi, en tout cas, je l’ai fait, pas vous ? »

Des têtes s’inclinèrent. Creath se força à ouvrir les yeux qu’il garda fixés sur le bout éraflé de ses chaussures.

« Mais nous pourrions avoir sous-estimé la gravité du problème. Je fais allusion à la séduction pure et simple de nos filles. Je fais allusion aux visites qu’effectuent clandestinement des jeunes filles au bidonville près du pont de chemin de fer. Je fais allusion à ce qui ne peut être qu’une menace terrible et très réelle contre la vie et la moralité de nos enfants. »

Clawson marqua un temps d’arrêt, et il y eut un pesant silence d’attention absolue.

« Par chance, reprit-il, l’un de nos jeunes gens a eu le courage de venir en parler. Le problème reste localisé, mais pourrait se généraliser. Voilà pourquoi nous devons agir ensemble. »

Creath se leva. Sans en avoir l’intention. Un instinct l’y avait poussé, ou peut-être l’alcool. « Que voulez-vous dire ? Qui est venu vous en parler ? »

Les têtes se tournèrent. Mon Dieu, pensa-t-il, qu’ai-je fait ?

Bob Clawson le regarda avec inquiétude. « Un ancien élève du lycée, se dépêcha-t-il de préciser, à qui j’ai pris la liberté de demander de venir ce soir pour que nous puissions tous faire sa connaissance et entendre ce qu’il a à dire. » Clawson ouvrit les portes du salon derrière lui. « Entre donc, mon garçon. »

Greg Morrow s’avança, le sourire aux lèvres.

Creath ne garda qu’un vague souvenir, un fouillis d’impressions, du reste de la réunion. Greg décrivit les rendez-vous clandestins dont il avait été témoin, ou affirmait avoir été témoin, près du pont sur chevalets. Clawson ajouta quelque chose sur « l’obligation, non, le devoir que nous ressentons d’agir tant que nous le pouvons », puis le murmure croissant des voix. Creath se tenait dans un coin, affichant un sourire faux quand il arrivait à s’y forcer, puisant de l’énergie dans la rassurante confluence des deux murs.

Puis, une éternité plus tard, alors que tous ces hommes de ressources et d’autorité bien habillés partaient l’un après l’autre, Bob Clawson s’approcha de lui, la main une nouvelle fois tendue.

« Creath, je sais que cela vous inquiète autant que le reste d’entre nous. Pour votre bien et pour celui de Liza. Et je tiens à ce que vous sachiez que vous pouvez nous être d’une grande aide. »

Non, pensa Creath. Laissez-moi en dehors de tout ça. Je ne veux pas y participer. Certes, il avait voulu régler ses comptes avec Anna Blaise, désiré pouvoir l’exclure complètement de sa vie (parce qu’en vérité, il ressentait toujours au fond de lui une énorme envie d’elle : Dieu du ciel, pensa-t-il, je la veux même maintenant, même maintenant), mais il n’y avait pas de rédemption dans ce que voulaient ces hommes, rien qu’un répugnant acte de violence suscité par leur peur et leur ennui.

Je ne suis pas un saint, pensa Creath. Sa vie comptait un certain nombre d’actions dont il n’était pas fier. Il avait fait souffrir des gens. Il aurait volontiers tué Travis Fisher… le tuerait peut-être même encore volontiers. Mais pas ça.

Il pensa : elle est peut-être dans les environs.

Je sais où elle est.

« D’une grande aide », reprenait Bob Clawson, la main sur l’épaule de Creath. « Un costaud comme vous. Et ne vous imaginez pas que cela passera inaperçu. Nous sommes tous des amis, nous tous qui nous trouvions là ce soir pour œuvrer au bien de la communauté. Et les amis se rendent des services entre eux. Vous devez comprendre cela, je pense. »

Non, pensa Creath. Les dettes effacées, les ménagements consentis : tentant, mais insuffisant. Non, pensa-t-il, pas même pour ça. Je ne le…

Il vit alors Greg Morrow le regarder derrière la table en chêne avec ce vague sourire insolent aux lèvres. Il comprit alors que Greg Morrow était plus malin qu’il ne l’avait pensé. Greg Morrow comprenait le flot de richesse et de pouvoir à Haute Montagne, la manière de l’utiliser et de le manipuler : malgré sa condition modeste, Greg Morrow s’était immiscé dans la structure sociale byzantine des forces motrices du village… avait très consciemment fait cette chose terrible. Croisant son regard, Greg sourit, oh, très doucement. Et Creath comprit. Le message était clair. Rampe, disait le sourire. Rampe comme tu m’as fait ramper. Rampe devant les riches, ou tu peux dire adieu à ton usine de merde, à ta chaise pivotante et à tes cigares bon marché. Parce que ces hommes te briseront.

Creath s’obligea à détourner le regard.

Bob Clawson fronça les sourcils. « Nous pouvons compter sur vous, n’est-ce pas, Creath ? Cela a beaucoup d’importance pour nous. Après ce merveilleux discours de votre épouse, je ne voudrais pas imaginer que vous nous avez fait faux bond. »

Creath sentit sa lèvre inférieure trembler. Il craignit de se mettre à pleurer. Le papier peint à texture de fleur de lis menaça de le cerner. Il fallait qu’il sorte de là.

« Ouais, répondit-il d’une voix faible. Vous pouvez compter sur moi. »

Le sourire de Greg s’élargit, et Creath se dirigea tant bien que mal vers la porte.


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