PRÉLUDE L’Os en Californie

Lorsque le train s’arracha des montagnes pour pénétrer dans la vallée gorgée de brouillard, seul L’Os ne dormait pas sur le wagon plat, et c’est lui qui vit le flic de la compagnie de chemin de fer.

Il eut à peine conscience du danger. En cette fin de printemps, il faisait encore nuit noire, à l’approche du matin. L’atmosphère était glaciale et humide. Par chance, L’Os avait volé la semaine précédente un épais caban de marin qu’il serrait actuellement d’une main sur sa poitrine, ne pouvant le boutonner sur son large thorax décharné. Il portait aussi une épaisse casquette en tricot, bien enfoncée sur ses cheveux très courts afin de lui tenir chaud aux oreilles. L’Os avait de la chance. Mais en cette heure glacée proche de l’aube, il n’avait conscience que de son extrême inconfort, des convulsions qui semblaient le parcourir comme un séisme, depuis la plante des pieds jusqu’au sommet du crâne. Ce n’était pas uniquement dû au froid, qui ne l’avait jamais beaucoup gêné, il y avait autre chose… une maladie.

Il n’approfondit pas cette pensée. Il avait toujours du mal à réfléchir, et cela n’aboutissait jamais à grand-chose. L’Os était célèbre dans les camps de vagabonds pour son mutisme, ses énormes articulations et son corps squelettique. Même son nom n’était pas à lui. On le lui avait donné sur un train du même genre, longtemps auparavant (cela restait vague dans son esprit). Les vagabonds voyageant à bord des wagons de marchandises étaient rarement corpulents. Mais L’Os était plus que maigre : ses immenses côtes semblaient vouloir percer sa chair parcheminée, ses coudes paraissaient pointus comme des haches en silex, et quand il se penchait, on voyait les articulations de ses genoux, la rotule glissant comme le mécanisme bien huilé d’un chariot élévateur ou d’une ramasseuse-presse. On le surnomma L’Os, et il répondait « L’Os » quand on lui demandait son nom.

La fatigue pesait désormais comme un stupéfiant sur lui, même s’il n’arrivait pas à dormir. La fatigue ainsi que cette nouvelle et frémissante faiblesse. De l’électricité semblait lui ramper sur la peau. Cela lui rappela le jour où il avait accepté la gorgée de muscat que lui proposait un autre chemineau. L’alcool l’avait brûlé comme le feu, et il l’avait rendu un peu plus tard d’un spasme. Depuis, il prenait soin de ne boire que de l’eau.

Le train ralentit. Il imagina qu’ils approchaient d’un dépôt, mais le brouillard monté des champs agricoles alentour cachait les étoiles et l’horizon. Il se redressa : un dépôt, dans son esprit, brillait comme un feu dangereux. C’est alors que, tout à coup, il vit le flic, avec sa torche électrique dont le faisceau jaillissait de la brume pour venir effleurer L’Os et les autres silhouettes endormies sur le wagon. Sa casquette inclinée avidement dans leur direction, le jaune cria quelque chose, mais le train roulait encore assez vite : bien qu’inquiet, L’Os imagina qu’ils auraient le temps de s’enfuir.

Il réveilla les autres un par un. Il avait appris le nom de certains durant leur pénible traversée des montagnes : Benny et Joe, Deacon et Archibald, Campbell et Crawford. Certains voyageaient seuls, d’autres par deux ou en alliances temporaires de trois personnes. Tous étaient, comme lui-même, sales et vêtus de pantalons de jute informes ceinturés par une corde. L’Os réveilla les autres vagabonds en les secouant de ses grandes mains noueuses. Certains, en ouvrant les yeux sur son visage anguleux de Halloween penché sur eux, ne purent s’empêcher de tressaillir et de reculer, mais lorsqu’il leur dit, pour le jaune, ils se redressèrent, les sourcils froncés, pour adopter une discrète position accroupie.

Deacon Kenny et Bill Archibald vinrent se placer près de lui. Ces deux-là voyageaient ensemble, sous la direction de Deacon, homme d’un certain âge qui affirmait avoir été grossiste en viande à Chicago. Court, ramassé, tatoué, Deacon détenait une énorme collection de mégots : il accumulait et rationnait ces bouts de cigarette non fumés comme s’il s’agissait d’un trésor personnel. Archibald, son compagnon dégingandé, parlait avec un lent et laconique accent sudiste. Il portait la poêle de Deacon et lui tenait tous les matins un fragment de miroir devant le visage pour lui permettre de se raser avec un éclat de verre. Deacon était un maniaque du rasage, contrairement à Archibald qui arborait une inégale barbe de clochard dont il refusait de se débarrasser, même si Deacon tirait dessus et la dénigrait.

L’Os ne s’était jamais rasé, mais n’avait pas de barbe : il se supposait de ceux chez qui elle ne poussait pas.

« Le train va passer sans s’arrêter, décréta Deacon en hochant la tête tout seul. Le flic ne peut pas monter et on ne peut pas descendre. On ne risque rien.

— T’es sûr ? demanda Archie. Regarde par là. »

L’Os tourna la tête vers l’endroit que désignait Archie. On y voyait monter et descendre la lueur de la torche : le flic les poursuivait, sans cesser de crier, et voilà que le train ralentissait avec force grincements, s’apprêtant à stopper. « Oh ! merde », fit Deacon.

Au bruit des freins, tous les chemineaux bondirent hors du wagon, d’une manière qui évoqua à L’Os un homme brûlant les poux de ses vêtements avec une cigarette allumée. Il sauta aussi et atterrit accroupi dans le gravier cendreux près des rails. Le jaune était tout près, il criait, et voilà que – L’Os les vit émerger du brouillard – les vigiles couraient se joindre à lui. Des hommes adipeux et hostiles en salopettes grises miteuses.

« L’Os ! cria Deacon. Par ici ! L’Os ! Cours, nom de Dieu ! »

Les vagabonds dévalaient le talus en ordre dispersé avant de traverser un marécage d’eau écumeuse pour se fondre dans le brouillard et la nuit baignant les champs de laitue. L’Os se lançait à leur suite quand la crise survint, l’expédiant tremblant sur le sol glacé. On aurait dit un grelottement s’emparant de tout son corps. Sa conscience se réduisit à une sorte de tache, de point noir dans un néant rouge. Il se rendit à peine compte que le flic de la compagnie ferroviaire le relevait par les aisselles et que les vigiles, après quelques commentaires dégoûtés sur son corps difforme, se mettaient à le frapper de leurs poings et de leurs pieds.

Les coups plurent dru. L’Os considéra ses agresseurs sans curiosité. Il avait pris du recul par rapport à la douleur. Frustré par son absence de réaction, ils le frappèrent encore plus fort. Puis, peut-être gênés par les excès qu’il leur avait inspirés, ils s’éloignèrent un à un, et le jaune, sa casquette bleue désormais de travers, marmonna quelques mots que L’Os ne comprit pas avant de le pousser du pied à bas de la pente caillouteuse.

L’Os se retrouva avec de l’eau froide et stagnante jusqu’à la taille, la tête nichée dans les scories et les cailloux, l’haleine s’élevant comme de la vapeur vers le ciel.

Il écouta un moment les crissements métalliques des wagons qu’on accouplait et découplait dans l’obscurité matinale.

Il cligna des yeux, les ferma, et le temps s’arrêta.


Il aurait pu mourir. Il avait déjà frôlé la mort, une douzaine de fois auparavant, à une douzaine d’endroits différents. Mais cette fois-là comme les précédentes, un noyau de résolution durcit en lui. En s’éveillant, il le sentit comme une chanson dans son corps. Une chanson diffuse, sans rien de précis, à laquelle il ne pouvait attribuer de paroles. Mais il savait ce qu’elle signifiait. Elle signifiait qu’il survivrait, qu’il guérirait, qu’il poursuivrait son chemin. Il lui semblait qu’il n’avait, toute sa vie, cessé de poursuivre son chemin.

Il y eut des doigts, légers, sur son cou, sa poitrine, ses pieds.

Il ouvrit les yeux.

La lumière mordante du soleil le brûla. Il avait mal dans tout le corps. Il accommoda sur les visages de Deacon et d’Archie au-dessus de lui. Deacon caressait le revers rigide du bon caban bleu de L’Os.

Deacon sourit. « L’Os est réveillé. Tu vois, Archie ? Il va se remettre. »

L’Os se redressa.

« On t’aurait pris ton manteau si t’étais mort, tu sais, avoua le grand et anguleux Archie. Et tes chaussures. On se disait que t’étais peut-être mort.

— Mais il n’est pas mort », dit Deacon d’un ton irrité, de sa voix rauque et plate du Midwest. « L’Os n’est pas mort, hein, L’Os ? L’Os, écoute, il y a un petit campement un peu plus loin. Tu veux venir… L’Os ? Tu peux marcher ? Marcher avec ces bons vieux Deacon et Archie ? »

L’Os savait qu’ils avaient essayé de lui voler ses vêtements et que c’était la manière de Deacon de s’en excuser. Il ne ressentait aucune animosité à leur égard, mais n’était pas sûr d’arriver à tenir debout. Les vigiles n’y étaient pas allés de main morte. Mais il fallait qu’il essaye. Il se hissa sur ses pieds. On aurait dit l’érection d’un portique. Il mesurait 1,96 m – un vagabond l’avait mesuré un jour, juste pour avoir le chiffre exact –, et lorsqu’il se releva, il oscilla comme un arbre. Il se tâta le creux du dos, siège d’une terrible douleur. « Les reins, dit Deacon d’un air entendu. Ils frappent là. Toujours. Tu vas pisser du sang pendant un jour ou deux, L’Os. »

L’Os se dit que Deacon devait avoir raison.

Ils entreprirent de longer les rails. À la lueur du jour, il reconnut un minuscule dépôt agricole, perdu dans un océan de salades, avec, au loin, des pieds de vigne. Le soleil avait dissipé la brume et le jour était chaud, de plus en plus chaud. La chaleur montait comme si elle poussait sur le fond sec et craquelé de l’emprise du chemin de fer. Il vit le camp à quelque distance, comme l’avait annoncé Deacon, petite série de huttes et d’abris de fortune près d’un bosquet de cornouillers poussiéreux, là où une rivière coupait la large vallée plate.

L’Os n’était encore jamais venu à cet endroit, même s’il en avait vu beaucoup comme celui-là. Il ne se savait guère malin, mais quelque chose en lui, un instinct, l’empêchait d’emprunter deux fois le même chemin. Il se demandait parfois ce qu’il ferait s’il se retrouvait à court de voies ferrées, mais cela ne s’était jamais produit ; peut-être, se dit-il, est-ce impossible, peut-être y aura-t-il toujours d’autres voies ferrées, d’autres endroits comme celui-ci. Cela semblait en tout cas ne jamais devoir finir.

Il se demanda aussi ce qu’il cherchait, quel impératif sinistre bien que vaguement ressenti le poussait ainsi à avancer. Ce n’était pas juste l’habitude ou la faim, mais quelque chose qu’il ne partageait pas avec ces autres hommes. Quelque chose pour lequel il n’avait pu découvrir de nom.

« Un jour, racontait Deacon tandis que la fine semelle de ses chaussures claquait sur la terre battue, j’ai vu un type boire du muscat et sortir d’un wagon en mouvement. Je le jure, je l’ai vu le faire. Vit-il encore ? Je n’en sais rien. Ce n’est pas impossible, après tout. Vous seriez surpris de voir à quoi les gens survivent. Comme L’Os ici présent. Une telle correction tuerait un homme normal. Les vigiles l’abandonnent dans le fossé jusqu’à ce que quelqu’un le trouve. La municipalité l’enterre… ou le jette dans la rivière pour qu’elle l’emporte à l’océan. Il y a davantage de chemineaux morts en train de flotter dans l’océan que sur les voies ferrées, c’est sûr. À certains endroits, l’eau grouille de vagabonds. Comme du poisson. La marée les ramène tous ensemble. C’est ce qu’on dit.

— Tout ça, c’est de la blague, décréta Archie.

— Tu ne connais rien à rien », affirma Deacon avec calme.

L’Os avait vu des océans, des montagnes, des déserts si secs qu’ils vous volaient votre humidité et vous laissaient comme un crabe cuit, tout en chitine sèche et dure, sans viande. Et froid et brûlant. Il avait vu des vallées fluviales aussi luxuriantes que des forêts tropicales, des villes industrielles noires de charbon et percluses de bruit comme de pauvreté. Tout cela était pareil pour lui. Il y avait quelque chose qu’il voulait, et qu’il n’avait pas trouvé. Quelque chose de doux, pensait-il, comme de la musique. En son for intérieur, il croyait l’histoire de Deacon sur les vagabonds morts, et il se demanda si lui-même finirait ainsi : L’Os flottant anonymement avec les autres, L’Os incorporé à un immense varech humain.

Deacon le conduisit à un cercle de pierres noircies et à une poêle tout aussi noircie au pied d’un arbre. « On a de quoi manger un peu, annonça Deacon. Ça te dirait ? Ouais ? Un peu de nourriture ? »

L’Os hocha la tête. Il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours.

« À manger », dit Deacon, satisfait.

Archibald soupira d’un air malheureux et mit à chauffer quelques parcimonieuses tranches de poitrine de porc. Il y avait aussi une boîte de concentré de soupe.

Deacon s’assit et L’Os, grimaçant de douleur, s’accroupit près de lui. Deacon plongea la main dans les profondeurs de sa chemise de coton passée et en sortit un de ses mégots – « un mégot d’église du dimanche », comme il appelait ceux-là. Il avait expliqué dans le wagon que les meilleurs et les plus longs étaient ceux que jetaient les pratiquants juste avant la messe du dimanche matin. L’Os ne fumait pas : il secoua la tête, exprimant sa gratitude d’un sourire. Il se dit que Deacon devait vraiment regretter d’avoir essayé de lui voler son caban. Deacon rempocha avec soin son mégot. « Tu es le type le plus laid que j’aie jamais rencontré, dit-il, mais tu me plais. L’Os, Deacon t’aime bien. »

L’Os hocha la tête en souriant avec application.

« Ce soir, reprit Deacon, on quitte cette ville de merde. Y a pas de travail ici. Même pas la peine de chercher. Repartir, c’est ce qu’on a de mieux à faire.

— C’est un mauvais endroit pour camper, ajouta Archie.

— Avec de sales flics, dit Deacon. C’est ça, ici. Tu comprends, L’Os ? Ce soir.

— Oui, Deacon », dit L’Os à haute voix. Mais il remarqua que le soleil commençait déjà à descendre et que les deux hommes n’avaient pas l’air de rassembler leurs affaires pour autant. Continuer, pensa-t-il, oui, ce serait bien.

En lui s’agitaient d’étranges émotions.


Cette nuit-là, pour la première fois, la sensation se fit si forte en lui qu’il se demanda si elle n’allait pas le rendre fou.

Il s’éveilla après que Deacon, Archie et le reste des vagabonds du modeste campement s’étaient endormis. Plus aucun feu ne brûlait et les poêles pendaient aux cornouillers comme des décorations de Noël. Il faisait noir, et le froid était revenu.

L’Os s’assit en frissonnant. Il ne savait pas trop ce qui l’avait tiré du sommeil. Il contempla les constellations anonymes et inconnues. Cette sensation, pensa-t-il. Mais peut-être s’agissait-il juste de la faim. L’Os était grand, et la nourriture offerte par Deacon et Archie n’avait fait qu’éveiller son énorme appétit.

Il se leva, enjamba avec précaution Deacon recroquevillé dans une couverture mangée aux mites, puis repartit rapidement et en silence le long de la voie ferrée. Il y avait un croissant de lune et L’Os jouissait d’une excellente vision nocturne. Les rangées de laitues pommées s’étiraient pour converger à perte de vue, formant un horizon plein de nourriture. Il escalada une clôture en barbelés, s’abîmant la paume des mains, et retomba de l’autre côté. Les salades étaient toutes des jeunes pousses, mais L’Os s’en fichait : il se remplit la bouche de végétaux, recommença encore et encore jusqu’à ce que sa fringale cède enfin du terrain.

Il s’assit par terre, la salive à la bouche.

Il n’avait plus faim. Et pourtant l’autre sensation subsistait.

Elle ressemblait à celle qui le poussait à toujours voyager, mais en plus intense, comme si la maladie qui provoquait ses frissons en était devenue une partie, tout comme sa faim et sa douleur. Et elle ne le laissait jamais tranquille.

Ses yeux se braquèrent sous ses épaisses arcades sourcilières. Qu’est-ce que c’est ?

Une démangeaison qu’accompagnait un vague sentiment d’urgence.

C’est alors qu’il entendit les chiens.

Leurs aboiements rompirent d’un coup le silence. D’instinct, L’Os s’accroupit et retint sa respiration. Mais il ne se trouvait pas en danger immédiat : le bruit venait du sud, du camp des vagabonds.

Un raid.

Il en avait déjà vu par le passé. Il savait ce que cela donnait quand les gens entraient dans un camp de chemineaux avec leurs tuyaux et leurs fusils de chasse. Un jour, il avait failli mourir au cours d’une de ces opérations. Son instinct le poussa à s’enfuir, à trouver une route ou un train pour s’éloigner le plus possible de la violence. Mais il pensa à Deacon et Archie, endormis là-bas sans défense, et se retrouva tout soudain debout en train de courir. Son pouls battait dans ses oreilles, l’air cinglait douloureusement ses mains ensanglantées et il craignit de vomir tout ce qu’il venait de manger. Mais il fallait qu’il retourne au camp.


Venus par le sud, les assaillants étaient des hommes imposants, sans doute des fermiers, en chemises à carreaux rouges et vestes de chasse. Un feu s’était déclaré dans une des huttes en carton des vagabonds et des braises volaient, donnant à la violence une apparence lente et cinématographique. Enragés par la fumée et la puanteur du camp, les chiens plongeaient comme des furets dans les abris dont ils ressortaient en traînant des hommes hurlants. Les fermiers se servirent de leurs tuyaux métalliques sur quiconque s’attardait ou résistait. L’assaut avait été si rapide que les chemineaux installés en limite du camp, comme Deacon et Archie, commençaient tout juste à s’éveiller.

L’Os les tira par les bras, essayant désespérément de communiquer un sentiment d’urgence malgré la barrière de leur fatigue. Il se souvint que Deacon se vantait qu’un vrai vagabond pouvait dormir n’importe où et quoi qu’il arrive… mais le problème consistait maintenant à se réveiller. Dans l’excitation, L’Os avait oublié tous ses mots.

Archie comprit rapidement la situation et parvint à partir en courant avec quelques pas d’avance. Deacon se leva enfin – les fermiers se trouvaient désormais affreusement près – et son visage se tordit en une grimace mécontente, comme s’il croyait rêver encore. L’Os le tira en avançant, mais ce fut une erreur : Deacon poussa un cri et tomba, les pieds emmêlés dans sa couverture.

L’Os le releva. Trop tard. Un fermier en veste de chasse orange décocha un puissant coup de tuyau sur le bras de Deacon, qui glapit et tomba en arrière. Le fermier releva son tuyau et L’Os sentit que son prochain coup tuerait Deacon. Pour l’empêcher, il prit le bras droit de l’agresseur au moment où il se tendit et le tordit jusqu’à ce qu’il casse net – ce dont L’Os ne se serait jamais cru capable. Blême de confusion et de surprise, le fermier jeta un très bref coup d’œil à L’Os, puis recula en trébuchant et en hurlant.

Deacon pleurait de douleur, mais parvint à déguerpir en tenant son havresac de sa main valide. Archie l’aida à se relever et lui dit, stupéfait : « Deacon, Deacon, tu as vu ce que L’Os a fait ? Mon Dieu !

— Partons ! sanglota Deacon. Pour l’amour du ciel, partons ! »

Deux autres fermiers se présentèrent à la suite du premier, et avant que L’Os puisse s’enfuir en courant, il dut balancer ses longs bras, les poings comme des masses, pour que ces deux-là tombent aussi, l’un inconscient, l’autre presque certainement mort. Une espèce de gémissement collectif monta parmi les assaillants.

Cette fois, L’Os n’eut pas besoin qu’on le presse. Il courut, restant au niveau de ses amis. Les flammes rugirent derrière lui.

« Fourgon ! cria Deacon. Là ! »

Un long et pesant convoi de marchandises sortait tout juste du dépôt. Les vigiles et les flics du chemin de fer s’étaient tous rassemblés près du camp des vagabonds, la porte du wagon béait comme une dent cassée. Ils y coururent tous trois, Deacon tenant son épaule blessée. Mais avant qu’ils atteignent le train, un jaune sortit de l’ombre du fossé, un fusil à la main.

Deacon et Archie tombèrent à genoux. L’Os n’y pensa pas une seconde. Délibérément, il laissa son inertie le porter en avant tandis que le flic levait son arme : il fut plus rapide que celui-ci et put plonger sous la ligne de mire avant que les gros canons jumeaux entrent en éruption dans la nuit. Puis sa large main osseuse se posa sur le visage du flic qu’elle tordit en arrière, brisant les vertèbres, et le jaune tomba à la renverse dans l’eau écumeuse, mort avant que l’idée de la mort ne puisse pénétrer son esprit.

Deacon aida L’Os à grimper à bord. Il y avait un peu de paille dans les coins, ainsi qu’une odeur de bétail. L’Os pensa avec tristesse qu’ils auraient à nouveau froid cette nuit-là, ce qui n’avait toutefois pas vraiment d’importance pour l’instant.

Tandis que le train prenait de la vitesse, Deacon se retourna pour regarder le corps du jaune.

« Il est clamsé, s’émerveilla-t-il. Nom d’un petit Jésus, Archie, tu avais raison. »

Sans rien dire, Archie regarda L’Os de ses yeux caverneux.

Ils firent glisser la portière en position fermée tandis que le train accélérait dans la nuit.

Soutenant toujours son bras gauche, Deacon donna une claque dans le dos de L’Os.

« Reste avec nous, gamin, dit-il. Reste avec ces bons vieux Deacon et Archie. »


Le lendemain, ils retrouvèrent les montagnes, et la neige la nuit suivante. L’Os se blottit dans son caban, désormais déchiré, pour écouter Deacon et Archie échanger des histoires sur ce qu’ils avaient vécu à Bakersfield, Terre Haute, Klamath Falls, sur ce que cela faisait de retraverser les Rocheuses. Deacon sortit une bouteille de muscat et tous deux burent jusqu’à ce que leur conversation se brouille et que L’Os n’arrive plus à les comprendre. Ils lui lancèrent de petits regards obliques et interrogateurs, l’appelant « mon pote » et « ce bon vieux L’Os », prenant soin de lui offrir ce qu’ils avaient, et plus généreusement encore quand ils comprirent qu’il n’accepterait pas. Ils finirent par s’endormir.

L’Os resta assis au seuil de la portière ouverte, tiraillé par le vent froid. Il y avait une pulsation en lui, bien plus puissante qu’avant. Il la sentait.

Pour la première fois, cela forma des mots en lui… des fantômes de mots.

Je suis là, trouve-moi. Trouve-moi, je suis là.

Le train dévala la pente orientale des Rocheuses, et L’Os sentit la même force inconnue monter en lui, la force qui lui avait permis de tuer tous ces hommes au camp. Il était concentré, maintenant. Braqué sur quelque chose. Pour la première fois, il sut où il allait.

Je suis là. Trouve-moi.

La chanson, précise, sonore, ne pouvait pas ne pas être reconnue. Il comprit enfin.

L’Os arrivait.

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