INTERLUDE L’Os trouve du travail

« Reste avec nous », avait dit Deacon, avant de le répéter pendant des jours et des nuits, jusqu’à ce que cela devienne une litanie, une sorte de prière. L’Os écouta, L’Os hocha la tête. Deacon et Archie l’avaient nourri et s’étaient abstenus de lui voler son manteau lorsqu’ils en avaient eu la possibilité, attentions qui méritaient sa loyauté.

Ils avaient laissé les montagnes derrière eux et se trouvaient maintenant en terrain plat, souvent aride, cuit par l’été. Le ciel était énorme et d’une présence aussi tangible que la terre, bleu ou avec une voûte de nuages ; terre et ciel se rencontraient là d’égal à égal. Le bruit du vent et des trains semblait toujours enchâssé dans une immensité de silence.

Chaque agglomération leur réservait un accueil différent. Dans un village céréalier, les vigiles les pourchassèrent sur plus de cinq cents mètres. Dans un autre, un serre-frein tenta de leur extorquer de l’argent : ils refusèrent de payer et passèrent la nuit cachés dans un wagon frigorifique. L’Os s’aperçut un matin au réveil que le train de marchandises rapide à bord duquel ils voyageaient s’était immobilisé à des kilomètres de toute habitation parce que, lui expliqua Archie, une bande de fermiers sans le sou des environs avait bloqué un pont de chemin de fer pour protester contre le prix des céréales. Par peur de la violence, tous trois quittèrent discrètement le convoi et suivirent une route de terre battue perpendiculaire à la voie de chemin de fer.

Ils se trouvaient dans une très mauvaise passe financière. Deacon leur avait procuré nourriture, café et alcool de contrebande grâce à sa petite réserve d’argent, mais il en avait dépensé l’essentiel et perdu le reste l’avant-veille dans une partie de dés entre vagabonds. « Ce n’est pas grave, lança-t-il d’un ton jovial. Je suis à l’argent ce qu’une passoire est à l’eau. Tout va bien. Il faut dominer l’argent, sinon c’est lui qui vous domine. Je suis un homme libre, nom de Dieu, libre. Comme nous tous. Deacon, Archie et L’Os. Libres. »

Archie dit très bien, mais comment allait-on trouver de quoi acheter à manger ?

« L’argent, ça se trouve toujours, répondit Deacon. Même dans les moments difficiles. Je me souviens, en 1914… »

Mais L’Os sourit d’un air vague et regarda le ciel. Deacon se « souvenait » souvent, et rarement pour une raison précise. Dans l’esprit de L’Os, son bavardage se réduisit à un bourdonnement, aussi soporifique et aussi significatif que celui des insectes. Le ciel dans cette région à damiers était bleu pastel, sans nuages et d’une profondeur insondable. L’Os marchait, les pensées éteintes. Le temps passa.

Ils avançaient désormais depuis un bon moment sur cette route et le crépuscule ne se trouvait plus qu’à quelques heures. L’Os avait horriblement faim. Il sentit l’Appel en lui, tenace et profond, mais il se savait capable de l’ignorer un certain temps. Toutes ces exigences physiques ordinaires, la faim, la douleur, l’Appel, pouvaient être refoulées. Un certain temps.

Deacon montra le silo à céréales sur l’horizon. « On va arriver dans une ville. On y trouvera peut-être à manger.

— Hum », fit Archie d’un ton découragé.

Deacon secoua la tête. « Doute, dit-il. Doute et négativisme.

— Qu’est-ce que tu crois, répliqua Archie, qu’ils vont se précipiter vers nous avec de la nourriture ? La multiplier, peut-être, comme le pain et le poisson ?

— Ne fais pas le malin. Ferme-la et suis-moi. »

Un ordre trop impérieux pour qu’on y désobéisse.

Archie suivit Deacon, et L’Os leur emboîta le pas.


C’était un village. Avec un carrefour, un grossiste en aliments pour animaux, un bureau de poste à côté d’un dépôt de charbon, deux rues transversales plantées de maisons à bardeaux et un silo qui se dressait abruptement et en silence dans les flots de soleil. La grand-rue était quasiment vide. L’Os s’en réjouit : il n’aimait pas attirer l’attention (cela avait trop souvent des conséquences sinistres) et avait appris à éviter les endroits de ce genre. Ainsi que les endroits comme celui où Deacon semblait les mener, c’est-à-dire le bureau du shérif… la prison.

Archie ralentit. « J’ai faim, reconnut-il, mais je ne suis pas sûr d’avoir faim à ce point.

— On ne sait jamais, répondit Deacon. Des fois, dans des endroits comme celui-là, on vous chasse. D’autres, on vous offre le gîte. Voire le couvert. J’ai été aussi souvent nourri que battu en prison. Il est peu probable qu’un village aussi tranquille nous accuse de vagabondage… Pas si on promet de partir au matin. »

L’Os se contenta de hausser les épaules. Les disputes entre Archie et Deacon le rendaient nerveux : les conflits étaient difficiles à comprendre et la colère flottait comme un poison dans l’air immobile. L’Os avait, lui aussi, été battu en prison : les prisons l’effrayaient. Mais, tout comme Archie, il acquiesça : quand Deacon s’était mis une idée en tête, il ne se montrait pas moins implacable qu’une force de la nature.

Ils pénétrèrent dans le bâtiment de bois où Deacon s’adressa au flic de service, un petit homme en uniforme marron triste. « On veut juste passer la nuit », précisa-t-il. Il le dit deux fois, d’une voix bizarrement obséquieuse et servile. Le petit homme les regarda un moment avant de hocher la tête d’un air las et de les conduire dans une cellule. Une cellule minuscule et vide, que meublaient deux couchettes superposées et un banc en bois. La fenêtre de la taille d’un timbre-poste montrait le ciel de plus en plus sombre. L’Os entra avec réticence, craignant le confinement. C’est pire qu’un fourgon, pensa-t-il, c’est comme utiliser le compartiment à glace vide d’un wagon réfrigérant, quand on dort sur le treillis métallique du plancher en priant pour que la trappe d’accès ne vous piège pas en retombant toute seule. Le flic referma la porte de la cellule et se retourna pour partir. La claustrophobie donna le vertige à L’Os. De sa voix servile, Deacon demanda s’il était possible d’avoir à manger, mais le flic se contenta de le regarder, de hausser les épaules et de s’éloigner.

« Eh bien, conclut Deacon, au moins on a un endroit où dormir. »

L’Os passa la nuit à frissonner par terre. Les eaux profondes du sommeil lui échappaient. Il erra dans les hauts-fonds pendant ce qui lui sembla un temps infini, ramené vers la conscience par sa faim ou par les impératifs moins spécifiques de l’Appel. Il somnola jusqu’à ce que le raclement de la porte de la cellule le réveille en plein. Il ouvrit alors les yeux en tournant la tête pour échapper à une colonne de soleil matinal.

Le flic se tenait dans la cellule près d’un grand type au teint hâlé et fronçait les sourcils d’impatience pendant que Deacon et Archie remuaient sur leurs matelas. L’inconnu restait impassible. Les paupières lourdes, L’Os s’assit avec méfiance en attendant que Deacon dise quelque chose, mais c’est le policier qui prit le premier la parole.

« Voici Paul Darcy, dit-il. Il a une ferme dans le coin. Si vous acceptez de travailler pour lui, il vous logera et vous nourrira. Sinon, vous pouvez dégager tout de suite. »

Deacon cligna des yeux sur la couchette supérieure. « Eh bien, cela me semble parfait. » Il dévoila ses dents jaunies. « Vous ne trouvez pas, Archie, L’Os ? »

Archie répondit penser que oui. L’Os hocha très légèrement la tête.

Paul Darcy hocha lui aussi la tête, mais sans sourire.


Darcy les conduisit dans son pick-up bringuebalant à la ferme, constituée d’une maison, d’une grange et d’un silo, avec un jardin et un ensemble de dépendances assiégées par les champs de blé. Ils descendirent de la camionnette et Darcy les mena jusqu’à une longue construction basse constituée d’une charpente et de bois de récupération, dans laquelle ils trouvèrent assez de couchettes et de matelas pour dix hommes.

« Vous dormirez là, leur annonça le fermier (et sa voix parut sèche à L’Os, comme le bruissement du blé en plus fort), si ça vous convient. On ne peut pas vous payer, mais on peut vous nourrir.

— Parfait, assura Deacon.

— Je vais vous apporter quelque chose, alors. »

L’Os sentit en ce Darcy un homme taciturne, mais pas vraiment hostile, et plutôt content de leur venue. Deacon et Archie testèrent les matelas, qu’ils déclarèrent préférer à ceux de la prison. C’était un bon endroit, d’après Deacon, « un sacrément bon endroit ».

Darcy et son épouse apportèrent de la nourriture : des bols fumants de ragoût de bœuf, avec du pain chaud pour absorber la sauce. L’Os mangea à la hâte sur ses genoux tout en observant Mme Darcy. Elle ressemblait à son mari, silencieuse et bienveillante, de taille plutôt modeste, mais endurcie par le travail. Elle considérait le trio d’un air songeur.

La nourriture était bonne et rassasia même L’Os un certain temps. Mme Darcy emporta les bols en leur promettant « un bon petit déjeuner le matin, avant le travail ». L’Os se délecta de son sentiment de satiété. Deacon et Archie avaient raison, bien entendu : c’était bel et bien un bon endroit. Il se dit néanmoins qu’il ne pouvait pas rester.

Je suis là. Trouve-moi.

L’Os souleva cette objection dans la soirée, leur première chez les Darcy. Deacon et Archie jouaient aux cartes à la lueur d’une lampe à huile. Tous deux avaient pris place sur une balle de foin, de chaque côté d’une caisse en bois ; L’Os se tenait sur une couchette, les genoux contre la poitrine. « Je ne peux pas rester ici », finit-il par avouer d’une voix rauque et maladroite.

Deacon abattit une main perdante, poussa un juron et se tourna vers L’Os.

« Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?

— Je ne peux pas, Deacon. Ça recommence. La maladie.

— Quelle maladie ? »

L’Os haussa les épaules d’un air malheureux.

« T’es malade dans ta tête, lui dit Deacon. T’es malade si tu pars d’ici. On n’a jamais eu un aussi bon couchage. » Il garda le silence un moment. Des insectes descendirent en piqué autour de la lampe. « Confortable, dit-il. Avec des possibilités. »

Archie battit et mélangea les cartes.

« Ne parle plus de partir, conclut Deacon. On va rester là encore un moment. »

L’Os battit en retraite au fond de la couchette. Il ne savait pas trop combien de temps il arriverait à rester. Peut-être encore un peu. Si Deacon le voulait. Gêné par la lueur de la lampe, il ferma les yeux, écoutant le bruit des cartes semblable à des papillons qui voltigeaient. Au fond de lui, la voix avait gagné en intensité.


On était en juillet, et il fallait moissonner.

L’Os n’avait jamais vu de blé d’aussi près. C’était pour lui quelque chose de nouveau, d’étrange par son immensité. Au cours de cette longue et épuisante première semaine, il se retrouva à un moment avec Paul Darcy à regarder le blé qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Le blé, lui dit celui-ci, était comme un enfant : neuf mois pour grandir et un travail épouvantable à la naissance. « Ça vous épuise », conclut-il.

Le blé arrivait à la taille de L’Os. Ses tiges se dressaient de manière étrange, les épis écaillés dodelinant à leur sommet comme des carapaces d’insectes. Aussi doré que s’il avait absorbé une partie du soleil, il chuchotait tout seul en murmures étouffés. Tout comme Deacon et Archie, L’Os avait vite pris le rythme de la moisson. Ils se levaient avant l’aube pour manger, Mme Darcy leur servant d’énormes portions d’œufs et de galettes épaisses. Puis le travail commençait pour de bon. La ferme avait connu la prospérité, par le passé, aussi Darcy possédait-il deux moissonneuses-lieuses à essence, machines arachnéennes à rayures bleues et ivoire sous leur peau d’huile et de poussière. Elles coupaient le blé au niveau du sol et assemblaient les tiges en gerbes, qu’un tapis roulant hissait jusqu’à une nacelle en toile où elles se voyaient liées en ballots. Par temps sec, les deux machines fonctionnaient à la perfection, mais lorsque les champs étaient mouillés, de la paille humide se glissait dans le mécanisme, si bien que les moteurs à essence finissaient par pousser des hurlements de protestation. Plusieurs voisins des Darcy étaient venus prêter main-forte pour la moisson et L’Os, lors des pauses avec ces autres hommes, aimait regarder les lieuses effectuer leur danse lente et gracile entre la grange et le terrain en jachère.

Les ballots terminés étaient disposés dans la grange en piles hautes comme le toit, à côté de la batteuse, que Darcy appelait « la marmotte » : une longue machine horriblement bruyante beaucoup moins agréable que les moissonneuses-lieuses. Elle servait à séparer le blé de la paille, ce qu’elle accomplissait quelque part dans son assemblage grinçant de courroies et de poulies : L’Os ignorait comment. Toujours était-il qu’il fallait nourrir la marmotte, jeter les balles de foin dans la batteuse. Tâche gargantuesque qu’on ne pouvait remettre à plus tard, et cette année-là, il n’y avait pas les journaliers habituels, les Darcy ne pouvant se permettre de les embaucher. L’Os, Deacon et Archie se chargeaient de ce travail, avec l’aide occasionnelle d’un voisin, alimentant chaque jour le jabot de la batteuse qui mugissait et crachait des nuages bleus de fumée nocive.

L’Os travaillait du petit déjeuner au crépuscule, ne s’arrêtant que pour l’énorme déjeuner de poulet frit qu’apportait sur une table à tréteaux en pin une Mme Darcy lasse, aussi fatiguée par ses travaux que les hommes par les leurs. Deacon et Archie ne rechignaient pas non plus à la tâche, mais L’Os, travaillant à son rythme, maniant en silence la grande fourche jusqu’à en avoir les mains en sang et les poignets tremblant d’épuisement, accomplissait, au dire de Paul Darcy, le travail d’au moins deux hommes. Darcy en fut si reconnaissant qu’il invita un soir les trois chemineaux à dîner à la table familiale, dans la cuisine de la ferme : ce soir-là, il y eut du gâteau au chocolat après le poulet frit.

Au café, Darcy leur demanda à chacun comment ils en étaient venus à vagabonder dans la campagne.

Deacon parla du travail qu’il avait accompli au parc à bestiaux de Chicago, raconta qu’il avait été marié et père d’un enfant – « mais ça s’est terminé avant le Krach » – et que voyager dans les wagons de marchandises n’était pas nouveau pour lui. Il l’avait fait pour la première fois en revenant de guerre, et recommencé à l’occasion. « Maintenant, bien entendu, tout le monde le fait. » Il s’exprima longuement et avec entrain, mais la manière dont il observait la cuisine des Darcy, ses yeux s’attardant songeusement sur les étagères en bois, le ventre noir du poêle à charbon et le fusil pendu à des crochets ornés fixés au mur n’échappa pas à L’Os.

Ce fut ensuite au tour d’Archie. Il raconta avec hésitation son enfance en Louisiane et l’échec de la migration familiale à New York. Avant la misère, il avait travaillé comme livreur, taxi, vendeur, « enfin, tout ce qui pouvait rapporter un peu d’argent. Je n’ai jamais été marié ni rien. Personne d’autre que moi dont me préoccuper ».

Darcy se tourna alors vers L’Os. Mis en nage par le regard des époux Darcy, il confia d’un ton hésitant se tenir à l’écart, s’être à peu près toujours tenu à l’écart et voyager dans les trains de marchandises depuis aussi longtemps qu’il s’en souvenait.

« Mais, dit Mme Darcy, il y a forcément eu un avant ? Je veux dire, personne ne naît vagabond, si ? »

Paul Darcy se hâta de faire taire sa femme. « Meg, cela ne nous regarde pas. L’Os nous a aidés à sauver la moisson. C’est tout ce qui compte.

— Mais si, protesta L’Os. Je suis né comme ça. Si. »


Il y réfléchit cette nuit-là, n’arrivant pas à dormir sur la couchette trop courte pour ses jambes tendues et trop étroite pour lui, s’il ne s’allongeait pas sur le flanc. D’où venait-il donc ? Chaque chose a une origine. Il avait appris cela. Les oiseaux provenaient des œufs, les feuilles des arbres, le blé du blé, et cela remontait en spirale jusqu’à une infinité inimaginable. Lui-même semblait représenter la seule exception à cette loi universelle. Les oiseaux proviennent des œufs, se dit-il, les feuilles des arbres, et L’Os de… de quoi ?

Glissant dans l’inconscience, il rêva d’un endroit différent de tous ceux qu’il avait vus, avec des couleurs brillantes et des formes n’ayant de sens qu’en rêve, des créatures d’une intégrité et d’une pureté insupportables évoluant dans un paysage orné de joyaux. Un endroit qui n’existait pas, bien entendu, mais en rêver le remplit d’une tristesse inexplicable et lui donna envie de pleurer, sans qu’il y parvienne.

Il s’éveilla en se sentant souillé, laid, inadapté. Il pensa : je ne suis pas la moitié de ce que je devrais être et ressentit l’Appel, cette douce voix aiguë en lui, aussi douloureusement irrésistible que le cri nocturne d’un sifflet de train, désormais plus insistant mais aussi plus discret, désormais facile à enfouir sous les bruits quotidiens des machines, des animaux de la ferme, du vent brûlant qui partait au loin.


À la fin de la semaine, ils avaient achevé le battage, le grain était prêt à être camionné au silo en ville et vendu pour ce que Darcy le fermier appela « des prix de forclusion » : vingt-quatre cents le boisseau. La charge de travail s’étant allégée, Deacon et Archie passèrent davantage de temps ensemble, jouant aux cartes à la lueur de la lanterne après la tombée de la nuit, la voix de Deacon aussi incessante et aussi étrangement réconfortante que le tic-tac d’une horloge. Deacon parlait plus souvent des Darcy. Et Archie, souvent, gardait un silence maussade.

« Ils n’ont pas d’enfants, disait Deacon, et comme la moisson est terminée, il n’y a plus personne à des kilomètres à la ronde. C’est l’occasion idéale.

— Non, répliqua Archie. Ce que tu envisages revient à s’exposer aux pires dangers.

— Quand les temps sont durs, proféra Deacon avec gravité, prendre des risques est le seul moyen de réussir. Tu veux rester clodo jusqu’à la fin de tes jours ? Passer le reste de ta vie dans un bidonville en carton-pâte ? Mon Dieu. Quel autre moyen y a-t-il de devenir riche à part prendre leur argent aux gens ? C’est cruel… évidemment que c’est cruel… mais le monde fonctionne de cette manière, tu ne peux rien contre, autant discuter avec des cailloux et de l’eau.

— Mais si on prend leur argent… » commença Archie sans grand espoir. Deacon l’interrompit.

« Ils ont des terres. Ils ont cette ferme. On ne leur fait pas autant de mal en leur prenant leur argent que nous nous en faisons en ne le prenant pas. Darcy n’aurait pas pu faire cette moisson sans nous… tu l’as entendu, il l’a dit lui-même. On a travaillé et cela mérite salaire. En un sens, c’est notre argent. »

L’Os écoutait avec tristesse et incompréhension. Il ne comprenait pas l’argent. D’une manière ou d’une autre, l’argent provenait du blé, qui appartenait à Darcy, non ? Il se dit que Deacon devait savoir de quoi il parlait… mais on aurait dit qu’un mauvais pressentiment flottait dans l’air, l’odeur métallique de la peur d’Archie et des besoins impérieux de Deacon.

« Des gens nous ont vus, rappela Archie. Ils savent à quoi on ressemble. On se fera choper.

— Ah oui ? répondit Deacon. Vraiment ?

— Le shérif, détailla Archie, les gars venus aider Darcy pour la moisson…

— Regarde-toi. Et regarde-moi ! Réfléchis-y. On pourrait être n’importe qui. N’importe quel chemineau, il y a cinquante types avec exactement la même gueule que nous.

— Mais L’Os…

— Ils voient L’Os, justement ! Il y avait qui, à la ferme ? Eh bien, ces deux types, des vagabonds, et un troisième bizarre. S’ils recherchent quelqu’un, ce ne sera pas nous. »

L’Os comprit que Deacon préparait un vol et que les Darcy en seraient les victimes. Cette perspective le mit mal à l’aise, mais il se tourna sur le côté et ferma les yeux. Cette action imminente ne pouvait être empêchée. Il avait attribué sa loyauté, il ne pouvait plus la reprendre.

« Mais les Darcy, argumenta Archie d’un ton patient, ils sauront que ce n’est pas L’Os qui a pris l’argent.

— Ça, répondit doucement Deacon, c’est un autre problème. »


Archie le prit à part le lendemain soir, au crépuscule d’une journée caniculaire où le vent soulevait la poussière dans les champs moissonnés. La terre dénudée semblait du tissu cicatriciel. Les moissonneuses-lieuses n’avaient plus rien à faire, L’Os le savait, car Darcy les avait nettoyées et graissées avant de les entreposer sous des bâches, dissimulant leurs angles luisants jusqu’à la saison prochaine.

« Il faut que tu comprennes Deacon, dit Archie. Que tu comprennes le genre de type que c’est. »

L’Os appréciait Archie. Sa petite barbe le fascinait, ainsi que la manière dont il tenait le miroir de Deacon. Mais Archie fronçait les sourcils et L’Os sentit la peur qui s’accrochait à lui depuis quelques jours. Ils se tenaient appuyés à une clôture en demi-rondins, et Archie tournait vers lui son petit visage au regard fuyant.

« Je suis avec lui depuis longtemps, dit-il. C’est un type bien. Sans lui, j’aurais sauté beaucoup de repas. Il déborde toujours de plans et de projets. Tu le sais. »

L’Os garda le silence.

« Mais il est ambitieux, reprit Archie. J’ai déjà assisté à ça. C’est comme avec les jeux de dés. Pareil. Une fois lancé, il ne sait pas s’arrêter. »

Les mains d’Archie tremblaient. L’Os perçut la peur emmagasinée dans le petit homme. La peur est contagieuse, pensa L’Os, elle est doucereuse et collante, comme le brouillard.

« Ce qu’il projette me fait peur, avoua Archie. Je ne suis pas idiot. Ça ne s’arrêtera pas là. Je le sais. S’il commence, Dieu sait jusqu’où ça va aller. Tu comprends ? »

Mais les mots se succédaient à un rythme trop rapide. L’Os regarda Archie d’un air absent. Le soleil était passé derrière la ferme, les ombres s’allongeaient et s’épaississaient.

« En un sens, poursuivit Archie, je crois que tout a commencé en Californie, pendant l’attaque du campement, quand tu as tué ces fermiers, quand tu as assommé ce jaune comme, je ne sais pas, une espèce de cinglé, en balançant tes foutus gros poings… tu n’as pas vu ses yeux, L’Os, tu n’as pas vu son regard s’illuminer comme si, pour la première fois de sa vie, il voyait un type avec une matraque ou un uniforme se faire mettre K.-O. Pour la première fois, tu comprends, ce n’était pas lui qui allait au tapis, mais l’autre, et ça a dû le rendre un peu fou, fou de désir de voir ça se reproduire… » Marquant un temps d’arrêt, Archie essuya du dos de la main son front en sueur. « Chaque fois qu’il te regarde, c’est ce qu’il voit.

— Ce n’est pas de ma faute, parvint à dire L’Os. C’est en lui.

— Tout au fond de lui. Tu l’en as fait sortir.

— Regarde-moi, dit L’Os. Qu’est-ce que tu vois ? »

Archie l’observa. L’Os sentit la confusion du petit homme.

« Il n’y a pas de mal en toi », reconnut Archie, qui semblait désormais retenir ses larmes. « Je n’ai jamais dit qu’il y en avait ! Mais écoute, L’Os, il faut qu’on l’en empêche ! Sinon ces gens, les Darcy, ne vont pas juste se faire voler, il pourrait leur arriver pire, ils pourraient être blessés… tués, peut-être. Je veux dire, j’ai vu de quelle manière il les regarde, de quelle manière il regarde cette ferme, et il s’évertue à les haïr, à les haïr pour ce qu’ils ont, accumulant en lui de la jalousie comme de la bile amère… »

Mais ces paroles échappaient à la compréhension. L’Os ne percevait que la peur s’accrochant à Archie comme une mauvaise odeur. Il souhaita pouvoir faire quelque chose. Mais il ne pouvait contrôler Deacon.

Quand Deacon me regarde, pensa-t-il, il se voit lui-même : Deacon tuant ce jaune, Deacon serrant ses gros poings.

Et quand Archie me regarde, pensa-t-il encore, il voit Archie : Archie qui tremble, qui veut réagir et ne peut rien faire.

L’Os aurait pu parler, essayer d’expliquer… mais la peur du petit homme déferla sur lui comme une vague, si bien que les mots devinrent flous, lui échappèrent.

Effrayé, il se retourna et fuit dans la grange.

Cette nuit-là, sur sa couchette, il rêva à nouveau du Monde Précieux et de ses paysages ornés de joyaux, et s’éveilla avant le chant du coq en frissonnant dans le noir. L’Appel résonnait plaintivement en lui, mêlé, d’une manière ou d’une autre, au mugissement lointain d’un train. Si proche, maintenant. Si proche…

… que L’Os ne pouvait plus attendre.

Au matin, il alla se savonner à l’abreuvoir en bois à côté de Deacon. Il se lava maladroitement. Son corps nu était énorme et bizarre, avec ces tendons et articulations étrangement reliés, seulement à peu près humain. Deacon et Archie avaient depuis longtemps cessé de commenter ses particularités, dont il avait toutefois douloureusement conscience ce matin-là. Il lui tardait de savoir ce qu’il signifiait, ce qu’il était… et il savait que seul l’Appel pouvait lui apporter une réponse.

« Ce soir, dit-il à Deacon. Je pars ce soir. Je ne peux pas rester plus longtemps. »

Deacon cessa de s’essuyer le visage et regarda longuement L’Os d’un air songeur.

« D’accord, dit-il. Très bien. Ce soir, donc. »

L’aube blêmissait le ciel.


À la mi-journée, le temps s’était couvert. Les nuages gris s’accrochèrent d’un horizon à l’autre jusqu’à la fin de la journée, s’effilochant sans jamais se déchirer, et à leur plus noir, une pluie épaisse tomba, consignant Deacon, Archie et L’Os dans les quartiers des journaliers. Il faisait si sombre que leur lanterne peinait à éclairer.

L’Os avait conscience du silence entre Archie et Deacon, de la manière dont ils se tournaient autour comme des chats nerveux. Il n’y eut ce soir-là ni poker ni discussion. Rien que le bruit de la pluie martelant le toit en pisé.

Archie se leva impulsivement peu avant que l’obscurité s’installe pour la nuit. Il s’étira, jeta un coup d’œil à Deacon et dit : « Quel putain d’endroit ! » avant de se baisser pour franchir la porte en direction des toilettes.

Assis sur sa couchette, Deacon suivit son départ des yeux. Dès que la pluie dissimula Archie, il se leva.

« Je sors un peu, dit-il à L’Os. Reste ici. Tu m’entends ? Ne bouge pas.

— Deacon…

— Ferme-la. »

La puissance contenue dans la voix de Deacon fit reculer L’Os.

« Ferme-la, chuchota farouchement Deacon, et ne bouge pas, c’est tout ce que je te demande. »

L’Os ne fit pas un mouvement.

Tout comme Archie un peu plus tôt, Deacon sortit sous la pluie, mais prit une direction différente, celle de la ferme.

L’Os attendait toujours, les yeux sur la pluie, les genoux relevés, se balançant au rythme de l’Appel en lui, lorsque Archie revint. « Le fils de pute », dit-il après un coup d’œil à la couchette vide de Deacon, en se tournant les larmes aux yeux vers L’Os. « Où est-il ? Oh mon Dieu ! Il est sorti ? Il est allé là-bas ? »

L’Os montra la ferme, silhouette sombre dans la pluie tombant devant la porte.

Archie tituba comme si on venait de lui décocher un coup de poing. Il eut soudain l’air tout petit, aux yeux de L’Os. Petit et vieux. Son chagrin semblait une aura ténébreuse. « Oh, mon Dieu, L’Os, viens, viens avec moi, il faut qu’on l’arrête, qu’on l’arrête avant qu’il soit trop tard ! »

C’était demandé avec une telle sincérité que L’Os n’hésita pas et suivit Archie en courant sous la pluie. Il se retrouva aussitôt frigorifié et trempé, l’eau glissant dans ses cheveux très courts, s’insinuant dans le col de son caban pour passer sous sa chemise à carreaux déchirée et descendre le long des protubérances de sa colonne vertébrale. Ils atteignirent la ferme, où L’Os se pressa contre une fenêtre de la cuisine. Il ne put voir à travers la vitre opaque de condensation, mais le verre humide lui renvoya son propre reflet, yeux caves, pâle, énorme. Il faisait noir dans la cuisine. Archie cria : « L’Os ! L’Os, la porte est verrouillée ! Enfonce-la, pour l’amour du ciel, il est dedans, L’Os… »

Mais à l’intérieur, deux éclairs lumineux déchirèrent alors les ténèbres, et leur bruit résonna douloureusement dans les tympans de L’Os. Le grand fusil de chasse de Darcy, devina-t-il. Celui accroché au mur. Et dans le silence sinistre qui suivit, il n’y eut que le tambourinage de la pluie, le fracas d’une bouilloire en cuivre tombant dans la cuisine et les sanglots d’Archie.


En creusant le trou, L’Os pensa à la mort.

Il régnait une obscurité totale, bien que la pluie se fut réduite à un crachin. Il travailla avec méthode, se battant avec la grande pelle des Darcy contre le sol mouillé et le paillis qui jonchait le champ de blé, retournant la riche terre brune. Il tremblait à cause du vent nocturne sur ses vêtements trempés, aussi grinçait-il des dents en enfonçant brutalement la pelle dans la terre rebelle. Il sentait l’odeur de son travail.

La mort n’est pas une si mauvaise chose, se dit-il. Il lui était arrivé de se demander si l’Appel ne provenait pas en fait de la mort, si cette douceur évasive ne serait pas celle accompagnant la libération de son corps difforme. Cela pouvait être le cas, d’une certaine manière… mais la mort l’avait approché à de nombreuses reprises et il ne l’avait jamais acceptée. Le corps résistait. Il lui manquait quelque chose.

Il l’avait également assez souvent vu frapper parmi les vagabonds, et il ne lui trouvait rien d’attirant. Une fois mort, pensa L’Os, un corps humain a quelque chose de honteux, comme une poupée coûteuse jetée avec trop de désinvolture par un enfant. Pour L’Os, les morts semblaient toujours insultés : sujets aux outrages, et passivement maussades.

L’Os avait creusé un trou large mais peu profond, ressemblant moins à une tombe qu’à une espèce de cratère, plus ou moins concave, qui se remplissait désormais d’eau noire. Il estima que cela suffirait, et lorsqu’il se leva pour se tourner vers la ferme, il vit le halo de la lanterne d’Archie avancer dans sa direction sur le champ de blé dénudé. Archie avait cessé de pleurer, mais son visage se crispait en un rictus de chagrin, avec des yeux aux paupières lourdes et à l’apparence contusionnée.

« Ça ira », convint Archie. Il regarda L’Os. « Viens m’aider. »

Ils revinrent dans l’obscurité à la ferme des Darcy. Une seule lanterne brûlait dans la cuisine, où L’Os se déplaça entre les ombres. « Là », fit Archie d’une voix blanche. Il passa les mains sous les aisselles de Paul Darcy. L’Os écarta les jambes du corps jusqu’à pouvoir attraper celui-ci sous les genoux. C’était bien la mort. Avec encore, pensa-t-il, cette moue de poupée de chiffon, comme si le fermier retenait sa respiration pour protester contre l’injustice de la situation. L’Os regarda avec curiosité la grande tache rouge sur le ventre de Darcy. Ils soulevèrent le cadavre qu’ils emportèrent dans le champ de blé, dans le trou qu’y avait creusé L’Os.

Le corps les regarda du fond du trou. Haletant, Archie versa une pelletée de terre sur le visage de Darcy, comme s’il ne pouvait supporter ce reproche muet. Son geste reflétait une certaine pudibonderie et Archie se redressa rapidement en secouant la tête. « Encore un », dit-il.

Ce second cadavre s’avéra encore plus difficile pour L’Os. Mme Darcy gisait à l’autre bout de la cuisine, les bras et les jambes en croix près du poêle en fonte, et même si elle avait la même blessure que son mari, son visage semblait encore plus réprobateur. Peut-être était-il encore plus indigne avec un corps de femme, ce sale boulot de transport et d’inhumation. Archie pleurait à nouveau en arrivant à la tombe, sanglots sans larmes qui semblaient provenir du plus profond de sa poitrine. Mme Darcy fut déposée au fond du trou dans sa robe imprimée jaune, et L’Os vit que la pluie lui avait donné une expression perplexe, comme si cela la surprenait de se retrouver là à fixer ainsi du regard la nuit au-dessus d’elle. L’Os réprima une envie de s’excuser.

« Enterre-les, dit Archie en s’essuyant les mains sur son pantalon. Enterre-les aussi vite que tu peux. »

L’Os enfonça sa pelle dans le tas de terre : chof. C’était plus facile que de creuser.


Le dortoir débordait maintenant de lumière. Deacon s’y trouvait, emplissant sa musette et celle d’Archie d’objets pris chez les Darcy : fourchettes, cuillères, boîtes de conserve. L’Os ne lui trouva pas vraiment l’air joyeux, mais il y avait un rouge fiévreux sur ses joues et de la sauvagerie sur son visage.

« Une soirée de travail, disait-il. Tout ça en une soirée. Pas vrai, Archie ? Tout ça en une soirée de travail, pas vrai ?

— Pour l’amour du ciel, le supplia Archie, cesse d’en parler. »

L’Os attendait sur le seuil.

« On s’en va ce soir, dit Deacon. Trouve-nous un train. On bouge, L’Os ! Trouve-nous un train pour partir. »

L’Os hocha la tête. Il n’avait jamais rien voulu d’autre. En regardant Deacon soulever son sac, il se demanda pour la première fois si ces hommes étaient vraiment ses amis, si l’assassinat des Darcy était, comme l’avait assuré Deacon, « nécessaire ». Deacon le nourrissant en Californie, lui proposant une cigarette… à ce Deacon-là qu’il sentait fiable, L’Os avait accordé sa confiance.

Mais ce nouveau Deacon, tremblant littéralement d’énergie nerveuse et le regard fou dans la lueur de la lanterne, il ne le sentait pas du tout de la même manière. L’homme évoquait la cordite et la vengeance. Il avait tué. Il avait tué avec préméditation et sans pitié. Il pourrait recommencer.

Deacon fit signe à L’Os et tous deux sortirent un instant. « Juste entre nous… dit Deacon en attrapant l’épaule abaissée de L’Os. Non que je ne fasse pas confiance à Archie, comprends-moi bien. C’est mon pote. Mais il est un peu agité en ce moment… tu comprends ? J’ai récupéré quelque chose que je veux que tu me gardes, si possible sans qu’Archie soit au courant. D’accord ? »

L’Os haussa les épaules.

« Bien, se dépêcha de dire Deacon. Génial. » Et il enfonça quelque chose dans la grande poche du caban bleu de L’Os.

« Archie ! cria Deacon. C’est le moment d’y aller ! On veut faire la route avant que le soleil se lève ! »


Se laissant distancer sur la route mouillée qui les éloignait de la ferme, L’Os attendit un peu de la lumière de l’aube pour plonger la main dans sa poche et en sortir ce que Deacon y avait glissé. C’était une liasse humide de billets, toute banale dans sa grande main pleine de cals.

Il remit l’argent dans sa poche.

L’Appel avait gagné en force, et L’Os s’efforça attentivement d’entendre le bruit d’un train.

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