Nancy retrouva Travis au premier jour froid de l’automne.
À Haute Montagne, les saisons se conformaient toujours au calendrier. Le printemps voyait se précipiter fonte des neiges et floraison, l’été se déclarait avec audace et l’automne se dépêchait d’arriver à l’hiver, qui tombait quant à lui comme le couperet d’une guillotine. La plaine, incisant le ciel sur tous les horizons, autorisait ces saisons cliniques. Mais Nancy, pour la première fois, s’inquiétait vraiment. L’aventure n’en était plus une. Elle avait perdu Travis, et Anna ne voulait pas lui dire pourquoi. Le froid et le spectacle des chênes à gros glands perdant leurs feuilles semblaient de mauvais augure.
Elle observa un certain temps la demeure des Burack, attendit un certain temps avec Anna dans la cabane de l’aiguilleur. Travis ne se montra ni à l’une ni à l’autre.
S’il n’a pas quitté Haute Montagne, se dit-elle, il ne peut être qu’à un seul endroit.
Elle enfila un épais manteau et prit, dans le coffre du grenier renfermant les reliques de la vie de son père, un couteau de chasse qu’elle fixa à sa ceinture avant de se glisser dehors. Par ce samedi couvert, sa mère était partie à une réunion des Femmes baptistes. Des feuilles mortes la poursuivirent jusqu’à l’extérieur du village, puis il n’y eut plus que l’herbe sèche de la plaine. Elle suivit la rive sud de la Fresnel en direction du pont de chemin de fer.
Elle avait peur, même si elle essayait de se le cacher. Depuis toute petite, elle entendait des histoires sur les vagabonds des chemins de fer. Qui laissaient des marques codées sur les portes des maisons. Qui volaient des bébés. Qui vous tueraient pour la monnaie dans vos poches. Parfois, surtout ces dernières années, elle en avait vu venir chercher du travail au village. Ils lui avaient semblé moins menaçants que tristes, usés, érodés. L’impuissance semblait leur coller à la peau. De temps en temps, l’église leur donnait à manger, malgré la désapprobation de la mère de Nancy : « Cela ne fait que les encourager. Et quelle odeur ! »
Tristes. Mais Nancy ne doutait pas qu’ils pouvaient aussi se montrer dangereux. Comment un tel désespoir ne pourrait-il pas engendrer la colère ?
Des bardanes s’accrochèrent à ses jupes tandis qu’elle traversait les prés vides en direction de l’abrupt pont sur chevalets. Lorsqu’elle vit une légère fumée s’élever dans le ciel, elle fourra la main dans son manteau pour la refermer sur le rassurant manche en fanon de baleine du couteau.
Ce n’était pas un grand campement. Trop éloignée des grandes villes, peuplée d’avares, Haute Montagne ne présentait guère d’intérêt comme escale. Mais des hommes vivaient là, du moins pour un temps. Dans la pénombre sous le pont, elle vit des huttes de papier goudronné, de fer-blanc et de vieilles poutres. Un feu minuscule brûlait tant bien que mal. Quelques hommes dormaient, éparpillés comme des ordures sur le sol, les membres à divers angles. Le bruit de la rivière résonnait dans la structure en arc de cercle du pont. Elle s’avança autant qu’elle l’osait dans le demi-jour.
« Travis ? »
Elle entendit sa voix résonner aussi.
Il n’est pas là, se dit-elle.
Mais une ombre remua alors dans l’obscur recoin caillouteux où le pont rejoignait la rive, et Travis s’avança.
Elle constata avec soulagement qu’il ne ressemblait pas aux autres hommes, dont une partie venait de se lever pour poser sur elle un regard vide : il était, du moins pour le moment, plus soigné de sa personne, mieux habillé. Il n’avait pas l’air brisé, juste dans une mauvaise passe. Elle ne put concevoir qu’il ait réussi à vivre ainsi… pendant des jours, réalisa-t-elle, cela faisait presque une semaine qu’elle l’avait laissé seul à la cabane de l’aiguilleur.
« Tu n’aurais pas dû venir », dit-il.
Il avait perdu du poids. Il se tenait devant elle comme une colonne en pierre.
« J’ai besoin d’aide. » Le regard de Travis fuit le sien, et elle ajouta : « Tu m’as abandonnée.
— Non, pas toi.
— Anna ? Tu veux dire Anna ?
— N’en parlons pas ici. »
Elle remonta la berge derrière lui jusqu’à l’endroit où le pont enjambait le cours d’eau. Travis s’assit sur une butée en béton, le regard posé avec lassitude sur l’horizon.
« Travis, fit-elle en s’armant de courage, je sais que quelque chose ne va pas. J’ai posé la question à Anna. Elle n’a pas voulu m’expliquer, mais elle a dit que c’était une erreur… que tu n’aurais pas dû voir ce que tu as vu. Que tu n’étais pas prêt. » Elle s’humecta les lèvres. « C’était une erreur. Reviens, Travis, s’il te plaît. »
Il mit longtemps à répondre. Nancy serra son manteau contre son corps pour se protéger du vent vif.
« Tante Liza a peut-être raison, dit-il lentement. Pour Anna. Elle n’est pas humaine. » Il la regarda pour la première fois. « Tu comprends ?
— Non ! Comment pourrait-elle ne pas être humaine ? Elle…
— Tu as été avec elle. Tu sais. »
Eh bien… De toute évidence, beaucoup de points restaient mystérieux pour Nancy. Il se passait quelque chose d’anormal, bien entendu. Les gens normaux n’avaient pas besoin qu’on les séquestre pendant des mois dans des constructions délabrées. Mais… pas humaine ? Comment cela était-il possible ?
Travis serrait les poings.
« J’y ai renoncé pour elle, dit-il. Je l’avais à portée de main. Une vie. Une vie ordinaire. Elle m’en a attiré à l’écart.
— Elle est perdue, Travis. J’en ai discuté avec elle. Elle est juste perdue, rien d’autre. Je ne sais pas d’où elle vient ni de quelle manière elle prévoit d’y retourner… mais enfin, elle est perdue. Ce village ne l’aidera pas. C’est à nous de le faire. »
Elle voulut lui prendre la main, mais il se déroba, d’un geste si instinctif et si rapide qu’elle en fut choquée. « Non, dit-il.
— Mon Dieu. C’est moi. C’est moi, n’est-ce pas ? C’est quelque chose que moi, j’ai fait. »
Travis secoua la tête pour le nier. Mais son regard resta vide.
« Je te faisais confiance ! »
Il se tourna vers le pont.
« Travis ! Travis Fisher, espèce de salaud ! Je te faisais confiance ! »
Le vent la déchira.
Debout sur le pont, il regarda Nancy s’éloigner à grands pas dans la plaine. Une partie de lui-même voulait la suivre. Lui présenter ses excuses.
Mais il ne pouvait oublier ce à quoi il avait assisté dans la cabane de l’aiguilleur. La chose qu’était devenue Anna. L’expérience défiait la compréhension. Il savait juste que c’était vrai, que la chose-Anna n’était pas humaine, et qu’elle l’avait incité à trahir l’espoir qu’il pouvait nourrir d’un avenir ici à Haute Montagne.
À l’ouest, des ouvriers dressaient un chapiteau pour une réunion évangélique itinérante. Des bruits métalliques et des voix étouffées traversaient la plaine. Les réunions évangéliques sous chapiteau passaient chaque automne par Haute Montagne, lui avait indiqué Nancy. C’était le signal de l’imminence de l’hiver, aussi indubitable que la course des nuages sombres dans le ciel.
Il ne lui restait plus qu’à continuer son chemin… à continuer son chemin à la manière de ces hommes qui l’entouraient, en grimpant à bord des fourgons et des wagons plats. À fuir la neige, à chercher du travail. Travis s’y était résigné.
Mais pas tout de suite, se dit-il, même s’il ne pouvait expliquer ni à personne, ni à lui-même l’origine de cette réaction. Pas tout de suite.
Il resterait là encore un moment.
À l’ouest, les étendards du chapiteau s’agitaient en s’élevant sur leurs haubans dans le ciel gris.
Il pensa : Tout n’est pas encore réglé ici.