INTERLUDE L’Os perd la foi

Leur chance tourna dans une petite ville ferroviaire du nom de Buckton.

La liasse de billets dans la poche droite du caban marin de L’Os avait nettement épaissi. À deux reprises au cours de cet été brûlant, dans des villes dont ils ignoraient le nom, ils s’étaient livrés à de fructueux vols à main armée. « Rien de gros, dit Deacon. Rien d’ambitieux. Juste un peu d’argent du tiroir-caisse. Juste une espèce d’impôt sur le revenu. Un peu d’allocations pour Archie, Deacon et L’Os. » Ils repéraient une station-service ou une épicerie générale, pas trop loin de la voie de chemin de fer ni trop près de l’agglomération, et en approchaient au crépuscule ; Deacon, brandissant un pistolet pris dans la ferme des Darcy, vidait le tiroir-caisse. Le propriétaire ou l’employé pouvait pleurer, maudire, observer en silence, ce n’était jamais Deacon ni Archie qu’il regardait, mais L’Os, énorme, pâle et l’air déconcerté, L’Os avec ses poignets blêmes saillant des manches de son caban et ses yeux blancs qui ne cillaient pas dans leurs orbites caverneuses.

Cela aurait dû se passer de la même manière. Ils étaient venus à pied d’un campement de vagabonds jusqu’à ce bâtiment blanchi à la chaux avec une porte à moustiquaire déchirée surmontée de la mention « Articles divers ». Ils restèrent dehors dans le soleil couchant, évaluant l’isolement du commerce et les risques que quelqu’un passe. « C’est très exposé, ici, dit Archie avec nervosité. N’importe qui pourrait nous voir. » Mais Deacon ne lui accorda qu’un ricanement méprisant. « Paroles de lâche », décréta-t-il avant de plonger la main sous son manteau pour en sortir son grand pistolet. « Pour l’amour du ciel… » commença Archie, mais Deacon avait déjà poussé la porte aux gonds rouillés.

L’Os se précipita à sa suite.

Ils se retrouvèrent dans une étroite pièce bien rangée, avec un sol garni de planches et des sacs de farine sur des rayonnages en pin. L’Os fut plongé dans le capiteux parfum du grain et de la cire à bois, dans l’impitoyable lumière jaune d’une ampoule fixée au plafond. Le propriétaire, un homme au torse bombé, n’avait pas encore remarqué l’arme de Deacon ; il ne quittait pas L’Os des yeux. Ce dernier sentit sa méfiance, une méfiance qui ne s’était pas encore cristallisée en peur. « Puis-je vous aider, messieurs ? » demanda le propriétaire avec un chat dans la gorge, avant de pâlir lorsque Deacon s’avança en souriant jusqu’aux oreilles.

Archie surveillait la porte. C’était son travail, dont il s’acquittait à la perfection. Mal à l’aise dans cet espace confiné, L’Os se tenait au comptoir avec Deacon, celui-ci armé du pistolet. « Nous voulons juste le contenu du tiroir-caisse, précisa Deacon d’un ton calme. Faites-le-nous passer, lentement.

— Une voiture approche », annonça Archie de la porte.

Deacon ne se retourna pas. « Préviens-moi si elle s’arrête. » Il était détendu, méthodique. Deacon ne craignait ni l’homme derrière le comptoir, ni la prison, ni de commettre un acte violent. Il a changé, comprit L’Os, depuis chez les Darcy. Peut-être ne voulait-il pas tuer le commerçant, mais il n’hésiterait pas à le faire si l’occasion se présentait, une partie de lui ferait peut-être même bon accueil à cette violence, au bref plaisir farouche consistant à manifester sa puissance par une pression sur la détente. L’Os percevait tout cela sans avoir besoin de mots. L’immanence de la mort flottait comme un nuage noir autour de Deacon. L’Os en sentait la puanteur.

Le marchand s’était figé. Il regarda Deacon, L’Os, puis à nouveau Deacon. Des gouttes de sueur apparurent sur son large front.

« Le tiroir-caisse, jeta Deacon. Videz-moi ce foutu tiroir-caisse !

— La voiture est partie », informa Archie.

L’Os observa les mains grasses du commerçant plonger dans le tiroir-caisse. Elles empilèrent l’argent au fur et à mesure qu’elles le sortaient puis firent glisser les billets verts usagés de l’autre côté du comptoir. « Ce n’est pas énorme, dit l’homme d’une voix fêlée, mais je n’ai que ça… regardez… vous voyez ?

— D’accord, d’accord. » Deacon se servit de son pistolet pour pousser l’argent vers L’Os, qui le prit et le fourra sans le compter dans son caban.

« Archie ?

— La voie est libre… non, attendez, bon Dieu, une autre voiture ! »

Deacon tenait fermement son arme. Une horloge murale Pepsi-Cola égrenait les secondes. On entendait la respiration sifflante et oppressée du commerçant.

« Elle est passée ? demanda Deacon d’une voix tendue.

— Elle… » Archie s’interrompit un instant. « Deacon, elle ralentit.

— Merde », dit Deacon en se détournant un tout petit peu.

L’Os vit le commerçant plonger derrière le comptoir et se relever un instant après avec un fusil de chasse. Deacon se tourna vers lui, mais ne comprit pas tout de suite. L’Os sentit la secousse sismique : la confusion et la peur de Deacon, l’éclosion du sentiment de triomphe du commerçant.

Le fusil ne se trouvait qu’à quelques centimètres de la poitrine de Deacon. Le marchand posa le doigt sur l’épaisse détente en acier.

L’Os tendit son énorme main vers l’arme, qu’il dévia brusquement vers le haut. Le doigt du commerçant se crispa d’un coup et les deux canons se déchargèrent dans le plafond.

« Oh mon Dieu », fit l’homme. L’Os lui arracha le fusil qu’il jeta dans un coin occupé par de grands sacs de coton remplis d’aliments pour animaux. « Oh doux Jésus. » Deacon tendit le bras tenant le pistolet.

« Deacon, dit doucement L’Os. Deacon, non. »

Mais il était trop tard. Enfiévré par la haine, Deacon fit feu.

Du sang sur sa poitrine trouée, le commerçant recula en titubant dans un mur de médicaments en vente libre. Une grêle de flacons bruns de tonique au fer se déversa sur lui.

Il était mort. C’était aussi simple que cela.

À nouveau la mort, pensa tristement L’Os.

« Ce connard a essayé de me tuer, dit Deacon tout tremblant. Tu l’as vu ! Tu ne peux pas dire le contraire ! Il a essayé de me tuer ! »

Et L’Os, en regardant Deacon, en regardant ce petit homme effrayé aux prises avec les conséquences de sa violence, se dit : je ne lui dois rien.

Idée nouvelle, surprenante et absolue.

L’Os venait de sauver la vie de Deacon. De rembourser sa dette.

Des volutes de fumée blanche sortaient du canon du pistolet.

« Il a essayé de me tuer ! Tu l’as vu !

— La voiture est passée », annonça mollement Archie.


Ils voyageaient en général dans un wagon de marchandises vide. S’il ne l’était pas lorsqu’ils montaient à bord, les personnes présentes descendaient à l’arrêt suivant. La réputation de L’Os avait grandi parmi les vagabonds.

« Qu’ils aillent se faire foutre », dit joyeusement Deacon. Ils étaient assis dans un wagon – vide – avec la nuit de la plaine qui défilait à l’extérieur. Ce n’était plus l’été. L’Os serra son caban sur son corps pour se protéger du vent glacial. L’Appel se montrait évasif, ce soir-là.

Deacon avait acheté une bouteille de muscat. Il but sans se modérer ni partager avec Archie. Au bout d’un moment, apaisé, il parla par bribes de sa vie à Chicago, de la Grande Guerre, de l’enfant qu’il avait abandonné. Puis, avec une violente irrévocabilité, il tomba ivre mort.

L’Os et Archie restèrent dans l’obscurité bringuebalante, quasiment invisibles. La porte à peine entrouverte permettait à L’Os de regarder glisser le paysage. Une pleine lune pendait sur l’horizon.

« Il recommencera », dit Archie.

Peut-être qu’il parle tout seul, se dit L’Os.

« Je devrais partir, continua Archie. Partir, laisser tomber tout ça. Je devrais… »

L’Os le regarda d’un air interrogateur.

« Ah, non, dit Archie en prenant ce qu’il restait du muscat de Deacon. Non. J’imagine que je suis avec lui depuis trop longtemps. Tu ne comprends peut-être pas. Ce n’est pas que je sois pédé. Ne te fais pas de fausses idées. Juste que je lui dois certaines choses. »

L’Os hocha la tête.

« Je n’ai jamais su me débrouiller tout seul. Je suis sacrément trop bête. Deacon lui, il réfléchit. Il est intelligent. Aussi malin qu’un singe ! Mais c’est comme ça qu’il s’attire des ennuis. Envisager tout le temps les divers angles, y a de quoi vous rendre cinglé. Je ne cherche pas à semer la pagaille, mais écoute, L’Os, écoute-moi : pour Deacon, tu n’es qu’un angle de plus… tu comprends ce que je veux dire ? »

Il n’y avait plus la moindre peur en Archie, rien qu’une tristesse, une mélancolie, comme l’odeur de pluie dans l’air. « Je sais, répondit L’Os.

— Ça s’est passé comme sur des roulettes, pour lui, jusqu’ici. Mon Dieu, il pourrait faire n’importe quoi ! Il avait raison. Il avait raison. Ce n’est pas Deacon qu’ils voient, c’est L’Os, le type bizarre… toi. Deacon a la partie belle. » Frissonnant dans l’air froid, il saisit la bouteille et but convulsivement. « Mais toi, L’Os, tu n’es pas à l’abri, tu sais ? Pas à l’abri du tout. Quand on pendra quelqu’un, ce ne sera pas Deacon. Et très bientôt, il voudra se débarrasser de toi. Eh oui. T’es connu, maintenant. Les chemineaux te connaissent, les flics… Tout le monde. Tu vas devenir encombrant. De mauvaise compagnie. Tu ne lui sers plus à grand-chose. »

C’est assez vrai, pensa L’Os. Mais il se dit que cela n’avait plus guère d’importance. Il avait remboursé sa dette à Deacon. Cela fonctionnait dans les deux sens : la compagnie de Deacon n’était pas meilleure pour lui.

Mais cela l’inquiétait de se retrouver seul, d’être reconnu… surtout maintenant qu’il était tout près.

L’Appel était faible, mais très proche. Ces derniers jours, l’esprit de L’Os lui avait semblé devenir plus rapide, s’emplir d’une nouvelle lucidité. Il comprenait tant de choses.

« Je vais rester avec lui, disait Archie. Je me fiche de ce qu’il a fait. Je sais qu’il a tué ces gens. Bon Dieu, on les a enterrés, non ? Mais il a besoin de moi. » Archie posa sur L’Os un regard implorant. « Il a besoin de moi, hein ? Non ?

— J’imagine, oui », répondit L’Os.


Ils passèrent la nuit suivante à l’extérieur d’un dépôt de marchandises, campant tous les trois, pelotonnés au-dessus de quelques maigres flammes dans le vent qui irriguait la plaine. « Donne-moi l’argent », intima Deacon, à nouveau ivre.

Frissonnant, L’Os sortit la liasse de sa poche.

Deacon compta deux fois les billets. La somme approchait les trois cents dollars.

Deacon serra bien les doigts sur les billets palpitant comme si le vent allait les emporter. « On pourrait aller loin avec ça, affirma-t-il. Loin. Dans un endroit chaud. La Floride, par exemple. Qu’est-ce que t’en dit, Archie ? On passe l’hiver en Floride. On vit comme des rois. Bon sang, on pourrait peut-être même s’acheter un endroit à nous.

— On ne peut rien acheter en Floride avec trois cents dollars, rappela Archie avec morosité.

— Alors on en obtiendra davantage », conclut Deacon.

Archie regarda L’Os, puis à nouveau Deacon. « Si tu veux dire que… hé, Deacon, je ne pense pas qu’on devrait…

— Une dernière fois, dit Deacon. Dans un endroit un peu plus chic, peut-être. Un endroit avec plus d’argent dans le tiroir-caisse. Un endroit…

— Non ! » Si incroyable que cela paraisse, Archie avait sauté sur ses pieds. « Deacon, c’est de la folie ! Ils le repéreront à un kilomètre ! On se fera tous tuer, tous ! »

Deacon ne répondit pas, se contentant de s’adosser à son sac en regardant Archie. Sa colère ne mit qu’un instant à s’évanouir. L’air ridicule, ainsi silhouetté devant les étoiles dans le vent nocturne qui tirait sur son manteau en loques, il se rassit.

« Juste une dernière fois », décida Deacon d’une voix placide, apaisante. « Je sais qu’on ne peut pas continuer comme ça. Je veux juste un petit extra. Tu comprends. Un petit quelque chose pour se garder au chaud. Quelque chose pour tenir le froid à l’écart. Tu comprends, Archie. »

Mais Archie grelottait en se serrant les bras sur la poitrine, et L’Os eut l’impression qu’il ne pourrait plus jamais avoir chaud.


Quand il s’éveilla au milieu de la nuit, le feu s’était éteint.

Les braises étaient froides, le sol sous son corps aussi. L’Os s’assit en serrant son caban sur lui.

Une lumière ambre issue du dépôt de marchandises se répandait sur la plaine. Derrière une clôture en grillage, une torche à acétylène déversait des cascades d’étincelles. Des odeurs métalliques flottaient dans l’air nocturne, et au-dessus de sa tête, les étoiles paraissaient étranges et glacées.

L’Appel chanta en lui.


Je suis là, trouve-moi.

Maintenant, avant qu’il soit trop tard.

Trouve-moi, L’Os, ici, tout de suite.


L’insistance ne pouvait pas lui échapper. Il sentait qu’un processus irréversible s’était mis en branle, qu’il lui fallait jouer son rôle. Son corps lui paraissait énorme et bizarre. La maladie était réapparue durant la semaine, convulsions qui le cambraient des talons au sommet du crâne comme s’il allait déchirer ce cocon disgracieux et en émerger transfiguré. Il était temps de reprendre la route. Si proche, maintenant. Il n’avait pas besoin de mots pour le savoir.

S’éloignant du feu de camp éteint, des corps allongés de Deacon et d’Archie, il s’enfonça dans les ténèbres. Au pied d’un réservoir de pétrole mangé de rouille, il se redressa de toute sa hauteur pour parcourir du regard l’horizon à l’est.

Elle était une lumière là-bas.

Il y pensa de cette manière pour la première fois : « Elle. »

Elle était un halo bleu qui s’élevait et luisait comme un phare devant les étoiles. L’Os sut d’instinct qu’elle resterait invisible à Deacon et Archie. C’était un signe à lui seul destiné, une espèce de balise. Je suis là. La proximité le fit frissonner.

La lumière le pétrifia, absorba toute son attention pendant une période hors du temps, si bien qu’il sursauta quand Archie lui tapota l’épaule.


Le petit homme tremblait, le havresac à la main. Il leva vers L’Os des yeux larmoyants.

« On l’abandonne ici, chuchota-t-il. Écoute-moi. Sans nous, il ne peut pas se faire de mal. Il s’en sortira. On l’abandonne ici, pas vrai, L’Os ? Sans nous, ils ne peuvent rien lui faire. Il s’en sortira… »

Et L’Os, en regardant Archie, fut bouleversé par une autre découverte.

Il n’était pas comme Archie et Deacon. Je ne suis pas humain. Une pensée si vertigineuse qu’un instant, il craignit d’être pris de convulsions. À la lueur de cette lumière bleue, il s’était entrevu, avait baigné un instant dans l’illumination secrète du Monde Précieux.

L’Os ne comprenait pas ce que cela signifiait, mais il comprit, au moins, qu’il n’était pas comme Archie. Il y avait entre eux un gouffre énorme, énorme…

« Archie, non. » Sa voix sembla sonore dans le noir. « Il faut que j’aille… » il désigna l’horizon d’un geste impuissant « … là-bas. »

Archie regarda par-dessus son épaule sans écouter, aveugle à la lumière de l’Appel. « Il a changé depuis qu’on t’a rencontré. Mais ce n’est pas vrai non plus. Ce n’est pas à cause de quelque chose que tu as fait. Juste de quelque chose qu’il a vu en toi. Je ne sais pas. Tu étais comme le spectre de toutes les raclées qu’il a prises. Sans être brisé. Toute sa vieille colère est ressortie. »

Il y eut un mouvement dans l’obscurité derrière les réservoirs de pétrole. Distrait, L’Os détourna les yeux.

« J’ai dû changer aussi, continua Archie. Je n’ai jamais rien voulu d’autre que l’aider. Tu vois ce que je veux dire, j’imagine. Mais je ne peux plus le faire en restant avec lui. C’est ce qu’il y a de difficile. » Ses yeux se posèrent sur L’Os. Il y avait en lui de l’angoisse, mais aussi une espèce de force. L’Os sentit l’ombre de la douleur du petit homme, de cette paix durement gagnée à laquelle il était parvenu, d’une manière ou d’une autre, au cœur de la nuit. « Il faut qu’on le quitte. Il n’y a pas d’autre moyen de l’aider. Mon Dieu, j’ai peur d’être seul ! C’est l’unique chose dont j’ai jamais vraiment eu peur. Mais si on ne le quitte pas, L’Os, il va se tuer. Il se drogue à cette vengeance folle, il a perdu la tête. » Ce mouvement à nouveau, le rapide passage d’un denim, un soupir comme une inspiration. Les cheveux de L’Os se hérissèrent sur sa nuque. Il se tourna vers le petit homme près de lui. « Archie… »

Une explosion illumina alors la nuit. L’Os en fut aveuglé un instant, et lorsqu’il recouvra la vue, il vit Archie à genoux, cherchant son souffle, puis Archie mollement affalé dans une mare de son propre sang foncé, mort.

Le pistolet à la main, Deacon sortit de derrière les réservoirs de pétrole et pivota sur les talons pour braquer son arme sur L’Os.


L’immensité de cette trahison choqua ce dernier. Deacon avait tiré sur Archie. Archie, qui lui tenait son miroir quand il se rasait. Archie, qui l’aimait.

« Il est mort », balbutia L’Os.

Deacon hocha la tête, yeux grands ouverts, pupilles dilatées. « Bien sûr qu’il est mort. Je l’ai pris sur le fait. Le fils de pute ! M’abandonner, hein ? M’abandonner, moi, Deacon ?

— Il avait peur pour toi. » Pantois, L’Os secoua la tête. « Il avait peur que tu te fasses prendre.

— Ne bouge pas ! » Deacon redressa son pistolet. « Je vous ai entendus parler, tous les deux ! Il faut partir, qu’il disait, abandonner Deacon, qu’il disait, voilà ce que vous faisiez dans le noir…

— Le coup de feu, parvint à dire L’Os. Les types du dépôt. Ils ne vont pas tarder. »

Sur l’horizon, la lumière bleue de l’Appel vacillait et frémissait.

« Il attendait juste sa chance, dit Deacon. Se tirer en douce en laissant Deacon en plan… Le fils de pute ! J’aurais dû m’en douter.

— Il t’aimait.

— C’est complètement faux. » Deacon tendit son pistolet vers L’Os. Des voix s’élevaient désormais du côté du dépôt. « Donne-moi l’argent », intima-t-il, le visage dur.

Mais il dégageait une odeur de mort, une puanteur de charogne que L’Os ne pouvait ignorer. Il avait vu le Monde Précieux, beau et brillant, et ne put que reculer horrifié devant la chose affreuse qu’était devenu Deacon.

Deacon, comprit-il, avait l’intention de le tuer.

« Tout de suite », dit celui-ci.

L’Os lança sa grande main en direction du pistolet. Il ne parvint pas à l’attraper, juste à le faire tomber. L’arme vola dans l’air glacé tandis que Deacon jurait en se précipitant pour la ramasser. « Je te tuerai, haleta-t-il. Je te tuerai, espèce de monstre, de salaud ! »

L’Os recula en chancelant. La portée de cette perspective défiait à elle seule la compréhension. Deacon avait tué Archie – son cadavre fumant le prouvait –, et voilà qu’il avait l’intention de tuer L’Os.

Je n’ai personne, se dit L’Os avec amertume, je n’ai rien ni personne à qui me fier. Seulement l’Appel. Seulement la lumière et sa chanson. Rien d’humain. Il n’était pas humain, et il n’y avait rien pour lui dans le monde humain.

Rien que le danger.

Deacon cherchait son pistolet à tâtons quand L’Os fit demi-tour pour partir en courant.

Les jaunes lui tendirent une embuscade au campement de vagabonds.

Ils vinrent à lui avec des torches électriques et des armes à feu. Il était piégé, soudain encerclé, aveuglé. Son pied heurta une traverse et il tomba gauchement dans le gravier et les escarbilles. Il y avait quatre torches électriques, lueurs brillantes et mobiles qui dissimulaient les visages derrière elles, mais davantage d’hommes que cela, peut-être davantage d’armes. Il se releva lentement en écoutant la crainte s’insinuer dans leurs voix au fur et à mesure qu’ils l’encerclaient.

« Costaud, le gaillard, hein ?

— C’est bien lui, oui…

— Sans aucun doute.

— … celui dont parlaient les journaux…

— Bon Dieu, mais regardez-moi ça ! »

Ils le repoussèrent contre la tôle ondulée d’un wagon frigorifique.

« Il n’a rien sur lui. » Un homme s’avança, et L’Os vit son visage dans le reflet des lumières. Un visage épais, grisonnant. Sans l’uniforme, on aurait pu le prendre pour un des vagabonds. L’Os ressentit à nouveau ce même gouffre, une révulsion, l’éclosion d’une haine. Des hommes de ce genre l’avaient trop souvent tabassé par le passé. Mais il ne fallait pas que cela arrive maintenant, non, pas maintenant : il était trop près.

Le jaune braqua le faisceau de sa torche dans les yeux de L’Os et les autres se pressèrent derrière lui. Leur chaleur et leur odeur lui parurent intolérables. « On a entendu un pistolet tirer, dit l’homme. Celui qui a tué tous ces paysans, peut-être, hein ? Tu vas nous dire où il est ? »

Il n’y avait pas de mots pour répondre. L’Os secoua la tête.

Le jaune sourit et lui lança son genou entre les jambes.

L’Os se plia en deux de douleur.

« Réfléchis, dit l’homme. Oh, on te remettra bien assez tôt aux flics. Ils te boucleront quelque part, longtemps, très longtemps, à moins qu’ils choisissent de te pendre. Mais on t’a eu d’abord. Et personne ne dira rien si on s’amuse un peu avec toi. »

L’Appel fut soudain puissant en lui, plus puissant qu’il ne l’avait jamais été, non plus une chanson mais un fleuve de besoin, un torrent. L’Os sentit venir une convulsion. Il débordait de cette énergie sauvage. Mais il ne convulsa pas.

La suite se déroula très vite. L’Os se raidit, la douleur, la trahison et la haine en lui parvenant à un zénith terrifiant. Il hurla, d’une voix aiguë de fausset. Et il lança le poing.

Cela n’aurait dû être qu’un geste vain. Cela ne le fut pas. L’actinique lumière bleue de l’Appel brillait maintenant en lui. C’était électrique, une aura, et L’Os lut dans leurs yeux qu’ils la voyaient. Il lança un crochet, les toucha, empli d’une violente énergie, et là où il les touchait, la lumière bleue jaillissait du bout de son bras et les hommes qu’il touchait ainsi disparaissaient – mouraient, supposa-t-il, mais davantage que cela, disparaissaient tout à fait littéralement, expédiés (il ignorait comment il le savait) dans le néant entre les mondes.

Sa perception du temps s’évanouit. Il supposa que cela ne prenait qu’un moment. Lorsqu’il eut fini, il ne restait plus personne autour de lui. Dans le noir, il entendit Deacon l’appeler. « L’Os ! »

Il se précipita vers un wagon de marchandises en mouvement. Il était fatigué, embrouillé, enivré par l’Appel. Des bétaillères défilèrent près de lui, gagnant de la vitesse, barres de lumière clignotant dans la brume du matin. L’Os trébucha et tomba en avant, se releva comme il put. Tous ces fourgons étaient fermés et verrouillés.

« L’Os ! Rends-le-moi, espèce de salopard ! »

L’argent, pensa L’Os. Il l’avait toujours dans la poche. Était-ce tout ce que voulait Deacon, l’argent ? S’il l’avait, laisserait-il L’Os partir ?

Il hésita et se retourna. Deacon était une ombre qui courait le long du rapide. Il avait toujours le pistolet à la main. « Deacon… » commença L’Os.

Et Deacon pressa la détente.

La balle atteignit L’Os en haut de la cuisse. Il rugit, se tordit, tomba. La douleur était immense. Elle se répandait en lui comme une traînée de poudre, et il n’arrivait pas à l’ignorer. La rage naquit en lui comme une bile amère. Une deuxième balle arracha des étincelles aux cailloux près de sa tête, et L’Os leva frénétiquement son énorme main.

Celle-ci accrocha le châssis du train qui accélérait. Ce fut comme si un courant de retour l’emportait. Il fut traîné en avant, tandis que Deacon criait de manière incohérente et que les traverses s’enfonçaient douloureusement en lui. Il se souleva avec l’énergie du désespoir, cherchant où poser le pied.

Deacon pressa à nouveau la détente. La balle traça une route sanglante dans la cage thoracique proéminente de L’Os, brisant deux côtes sur le coup. Un feu blanc lui agrippa le cœur.

Il se hissa en hurlant. C’était un wagon frigorifique. Qui ne lui servirait à rien, sauf si le compartiment à glace était vide. Il progressa centimètre par centimètre vers l’arrière, s’accrochant comme un insecte de ses longs bras. Son bon caban bleu était trempé de sang.

« L’Os, espèce de… » Mais la voix de Deacon s’éteignait. Le train accéléra encore.

L’Os s’introduisit avec force grognements dans le compartiment à glace. Il respirait avec peine et se sentait au bord d’une grande obscurité. Au prix d’un dernier effort, il fixa le couvercle pour qu’il ne se verrouille pas et retomba durement sur le métal ajouré. Il perdit aussitôt conscience.


L’Os rêva.

Dans ses rêves, la lumière de l’Appel luisait faiblement, clignotait, illuminant un horizon qu’il ne voyait pas. Il y avait un visage inconnu, celui d’une femme. Ses lèvres bougeaient, articulaient des mots. L’Os. Si proche, maintenant.

Il vit aussi le visage de Deacon, transformé et vulpin, de la bave entre ses mâchoires béantes. Il fut aussitôt pris d’un mépris et d’une haine si immenses que son esprit conscient déclara forfait. La douleur et la haine fusionnèrent, immense et unique incendie, sans lumière mais plein de chaleur.

Le train se pencha dans un virage. Le corps démesuré de L’Os bougea et la douleur fleurit. Le froid l’avait engourdi, mais ses blessures étaient profondes. Il se tourna sur le côté, la respiration superficielle. La mort peuplait ses rêves.

Un temps indéfini plus tard, l’Appel l’éveilla à un moment où le train ralentissait.


Il tomba du wagon frigorifique dans l’aveuglement et la douleur.

Le train soupira et gémit en ralentissant. Il faisait noir, à cet endroit. Il ignorait combien de temps avait passé. Il cligna des yeux sans bouger, la douleur lancinant dans sa jambe et sa poitrine. Il faisait noir, à cet endroit-là, pour toute perception humaine, mais la lumière de l’Appel chatoyait dans le ciel (si proche), illuminant de manière sinistre les hautes herbes sèches et le pont à chevalets au loin.

L’Os rampa dans une légère dépression où l’herbe de la plaine le dissimula.

Si proche, maintenant, pensa L’Os. Si proche. Si proche. Il posa sa main gauche sur la blessure de sa poitrine. Le sang imbibant son caban marin bleu (désormais déchiré, fichu) avait commencé à coaguler. Il fut pris d’un accès de faiblesse.

J’y vais, se dit-il. Pas loin. Il se releva. Les étoiles l’observaient. Le vent le mordit et le transperça.

L’Os avança tant bien que mal d’un pas, puis d’un autre… la douleur jaillit toutefois à nouveau, désormais invincible, et il bascula en avant dans l’herbe sauvage ; la plaine l’avala ; L’Os ferma les yeux, les étoiles s’éteignirent.

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