4

Travis pensait souvent à Nancy Wilcox. Mais ses pensées se tournaient presque aussi fréquemment vers Anna Blaise, vers ce que Nancy appelait « le mystère ».

Un soir, Creath le laissa emprunter sa Model A (après lui avoir fait promettre de revenir avec le réservoir plein… alors que Travis le trouva aux trois quarts vide quand il prit le volant), et il alla chercher Nancy avec au Times Square. Ils s’éloignèrent à bonne distance du village, roulant pour mettre des kilomètres derrière eux tandis que Nancy regardait défiler la route avec une espèce d’enthousiasme émerveillé. « On dirait qu’on vole, confia-t-elle. J’aimerais tant qu’on puisse continuer sans jamais s’arrêter. »

Septembre avait déjà une semaine. Un vent frais et parfumé lui repoussait les cheveux. Arrivés à cinquante ou soixante kilomètres de Haute Montagne, Travis quitta la route pour s’arrêter sous un bosquet de chênes à gros fruits. On ne voyait passer personne sur la route et les étoiles semblaient briller de mille feux. Ils avaient échappé à l’atmosphère du village, et Travis se sentit moins oppressé.

« Tu as revu Anna ? » s’enquit Nancy.

Il s’attendait à la question. Elle s’intéressait désormais presque autant à Anna que lui. Elle est comme nous, avait-elle dit la semaine précédente, qu’elle le sache ou pas. Une paria. C’est comme s’il existait un lien entre nous trois.

« Pas plus que d’habitude », répondit-il.

Nancy hocha la tête. « J’aimerais la rencontrer, un jour.

— Je ne sais pas si je peux arranger ça.

— Tu ne crois pas qu’elle viendrait ? Ou tu ne veux pas lui demander ?

— Je ne pense pas que Creath la laisserait faire.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? »

Il hésita. Puis se dit : eh bien, pourquoi ne pas lui raconter ? Il en était venu à faire bien davantage confiance à Nancy qu’à Creath ou à sa tante Liza. Il estimait que s’il devait sa loyauté à quelqu’un, c’était à elle.

« C’est Creath. Il se sert d’elle. Et je pense qu’il a peur que quelqu’un le découvre. »

Il lui expliqua les visites nocturnes dans le grenier.

Nancy ouvrit de grands yeux, puis parut songeuse. Elle se mit les mains derrière la tête, qu’elle tourna vers la voûte des chênes. « La princesse dans la tour, dit-elle tout bas. Elle est prisonnière.

— Elle le laisse faire sans discuter.

— Peu importe. Il la fait peut-être chanter. Ou bien il la menace. » Elle secoua la tête. « Mon Dieu ! Ce type ne m’a jamais plu. De là à imaginer…

— On ne sait toujours pas pourquoi elle est là. Ni d’où elle vient.

— Découvre-le », dit Nancy, les traits empreints d’une détermination nouvelle. Ses yeux semblèrent luire dans le noir. « Elle est prisonnière. Nous le savons. Et… Tu sais quoi, Travis ? Peut-être qu’on peut la délivrer. »


Il rentra tard, gara soigneusement la camionnette, monta dans sa chambre où il sombra aussitôt dans un demi-sommeil hébété. D’où le tira un bruit de pas.

On était vendredi soir – ou plutôt samedi matin, à son avis –, au plus profond de l’arrière-pays séparant minuit de l’aube. Travis ne s’éveilla pas tout à fait. Il sentit la maison soupirer et remuer, le vent parler dans les conduits de cheminée. En ce début septembre, les jours étaient aussi chauds et aussi secs que jamais, mais les nuits apportaient un certain soulagement, quand des vents rafraîchis par la lune parcouraient les prés. Il serra davantage le drap sur ses épaules et inspira en frémissant une grande goulée d’air. Le sommeil ne lui échappait que d’un cheveu. Mais le bruit de pas se fit à nouveau entendre, cette fois juste derrière sa porte.

Creath, se désola-t-il intérieurement, et une angoisse insupportable l’envahit un instant. Il était tard, il faisait nuit et Travis se sentait miné, impuissant. Mais un instant, se dit-il. Le bruit de pas se poursuivit. Légers, délicats, presque inaudibles. Il ne les aurait pas entendus s’ils n’avaient pas hésité dans leur rythme juste devant sa porte.

Ce n’était pas Creath. Anna, donc. Et les pas descendaient les escaliers.

Il se redressa lentement. Le drap tomba.

De longues secondes s’écoulèrent. Puis il entendit le loquet de l’entrée grincer, la contre-porte s’écarter et revenir.

Sa chambre était plongée dans l’obscurité. Il alla nu à la fenêtre, dont il souleva le châssis de deux ou trois centimètres.

Anna Blaise apparut sur l’allée.

Elle portait un chemisier d’été et une jupe. La première pensée de Travis fut : elle doit avoir froid. Le vent lui ébouriffait les cheveux. Ses yeux, dans l’ombre, semblaient refléter l’obscurité du ciel nocturne. Elle hésita un instant sur le trottoir, la tête pivotant dans les deux sens avec une fluidité irréelle, comme celle d’un chien de chasse à la recherche d’une piste, se dit Travis. Elle leva brièvement la tête vers la fenêtre. Son regard resta un instant posé dessus, même si elle ne pouvait pas avoir vu Travis. Celui-ci retint sa respiration. Puis, lentement, très lentement, elle se mit en marche vers l’ouest, dans l’ombre noire des érables de DeVille.

Il n’hésita pas longtemps. Il se précipita dans son pantalon, laça ses chaussures, boutonna une chemise de travail en coton écru. Il descendit les marches avec autant de discrétion que possible, mais dans sa hâte, étant plus lourd et plus maladroit qu’Anna, il ne put éviter de faire du bruit. Il se cogna le genou contre un pilastre sur le palier obscur et réprima un juron.

« Travis ? »

La voix de Liza Burack déchira le silence.

« Travis, c’est toi ? »

Il se figea.

Il n’avait pas réussi à dépasser la chambre de sa tante.


Elle l’emmena en bas dans le salon. Il y faisait noir, mais elle ne se soucia pas des interrupteurs. Dans sa chemise de nuit et sa robe de chambre, elle parut à Travis une espèce d’amphibien, grossièrement recouvert d’étoffe, surpris au milieu d’une transformation innommable. Son double menton se déversait sur un col en dentelle, ses dents étaient restées dans un verre à l’étage, son visage n’exprimait rien. Dieu du ciel, pensa Travis, il faut que je parte d’ici… Anna !

Mais sa tante lui dit : « Elle n’est pas pour toi, Travis, tu sais », avec une telle sérénité et un tel calme qu’il se demanda si elle lisait dans ses pensées.

« Non, continua-t-elle avant qu’il puisse répondre. Inutile d’expliquer. Je sais ce qui se passe dans l’esprit d’un homme au sujet de cette femme. » Elle soupira. Elle s’était installée dans le fauteuil de Creath, la tête penchée en une attitude de cynisme insondable et glacé. Liza observa son neveu pendant quelques secondes égrenées par la pendule. « Tu n’es pas le seul. Tu le savais ? Ah oui. Il y a eu ce Grant Bevis. Un homme marié, respectable, propriétaire de cette quincaillerie sur Beaumont. Il venait fouiner par ici, fricoter avec Anna. Sa femme est partie. Avec les enfants. Mais il a continué à venir. » Elle eut un sourire pincé. « Il a quitté Haute Montagne quand je l’ai menacé de le dénoncer devant toute l’église. Mais il continue à lui écrire. Ses lettres sont chaque fois oblitérées à un endroit différent. Et elles se ressemblent toutes. Elles parlent de l’“amour éternel” qu’il lui voue. L’amour ! Comme si c’était une histoire d’amour ! » Son sourire s’évanouit. « Et il y a Creath, bien sûr. J’imagine que tu le sais. Ne secoue pas la tête ! La maison est petite. On ne peut pas vraiment se dissimuler nos secrets les uns aux autres. Creath croit peut-être que si. Il s’est peut-être persuadé que si. Pourtant, c’est impossible. J’ai le sommeil léger, Travis. Je sais quand il va la retrouver. Je le sais…

— Si tu sais, murmura Travis, alors pourquoi ?…

— Pourquoi rester avec lui ? Pourquoi rester ici dans cette maison ? » Elle rit soudain, un hennissement strident, Travis craignit qu’il réveille et fasse descendre Creath. « M’accrocher à mes droits, comme la femme de Bevis ? Cela ne l’a menée nulle part, tu sais. Elle s’est retrouvée toute seule avec des enfants à élever dans un monde peu accueillant pour les bouches affamées. On fait vœu d’amour, d’honneur et d’obéissance. L’amour disparaît peut-être. L’honneur peut-être même aussi. Mais il y a cette troisième promesse. Je peux sauver cela de mon mariage. Je peux obéir. »

Elle sera partie, maintenant, se dit Travis. Partie je ne sais où.

« Elle voit en lui, continuait Liza. Elle croit arriver à me le cacher, mais je le sais. Je le sais. Il y a quelque chose en Creath qui est attiré par elle. Un reste de son enfance. Quelque chose de stupide et d’imprudent en lui. » Elle ajouta dans un murmure : « Je connais cette partie de sa personnalité. À une époque, il me regardait de cette manière-là. De la manière dont il la regarde. Mais c’était il y a longtemps. Il y a bien des années, Travis. Des années révolues. Elle n’a pas le droit.

— Qui est-elle, tante Liza ?

— Je n’en sais rien. » Ce souvenir la fit soupirer à nouveau, comme si elle n’était pas vraiment réveillée. Sa voix prit de la distance. « C’est Creath. Bizarrement. Il ne s’arrête jamais pour les auto-stoppeurs ou les clochards. On revenait de chez ta mère… notre dernière visite, quand il est devenu évident que nous ne pourrions plus jamais aller la voir. Il était tard, minuit passé, et nous roulions vers Haute Montagne, il n’y avait personne sur la route, et Creath était fatigué de conduire. Tout à coup, on a vu cette femme. Debout sur le sable au bord de la route. Juste debout. Sans lever le pouce. Sans rien faire. Debout. Et… Travis, elle n’avait pas le moindre vêtement sur elle. Incroyable, non ? Une femme nue au bord de la route, aussi blanche qu’une statue au clair de lune ? » Elle gloussa. « Je me suis dit qu’il avait dû y avoir un accident. J’allais insister pour que Creath s’arrête… mais il avait déjà ralenti, il a stoppé avant que je puisse le lui demander. “Prends une couverture, qu’il m’a dit. Il y en a une dans le coffre.” J’ai obéi. J’ai mis la couverture sur les épaules de la fille. Creath la regardait juste, on aurait dit un homme ayant soudain perdu la vue… et elle le regardait, lui. Je lui ai mis sur les épaules cette vieille couverture en laine et je l’ai guidée jusqu’à la voiture. Nous… nous l’avons ramenée à la maison. »

Elle inspira et expira, ce qui fit un bruit de papier. Travis avait – presque – oublié qu’il voulait suivre Anna. Il ne quittait désormais plus Liza des yeux, regardait son visage rond et pâle dans la vague lumière qui filtrait de la rue par les rideaux en dentelle.

« Je ne sais pas ce que c’est ! chuchota-t-elle. Vraiment pas ! Son apparence, peut-être. Quelque chose dans son regard. Quelque chose dans son odeur naturelle. Elle fait quelque chose aux hommes… elle les prive de leurs défenses. Ils vont la voir. Et elle… elle…

— Tante Liza, dit Travis d’un ton apaisant.

— Non ! » Sa voix était redevenue stridente. « Ne me console pas, Travis Fisher ! Ne te crois pas supérieur à moi… ou à Creath ! » Elle remonta ses lunettes sur son nez, ce qui sembla lui grossir soudain les yeux. « Ne me fais pas croire que tu ne descendais pas pour la suivre, pour la suivre là où elle va par ces nuits au clair de lune ! À un endroit déplaisant. Toi et la petite Wilcox vous entendez bien, pas vrai ? N’empêche que tu es là. À courir après cette vilaine créature. »

Travis trouva l’accusation injuste, mais ne put néanmoins s’empêcher de ressentir une culpabilité passagère. Ses joues le brûlèrent.

« Travis, écoute-moi. J’ai grandi avec ta mère. Pour moi, elle a toujours été Mary-Jane, ma petite sœur. Je vivais avec elle, je l’ai vue mal tourner. Pas aussi mal qu’elle a fini. Mais mauvaise à l’intérieur. Pourrie jusqu’à la moelle, comme disait maman. Mauvaise comme une dent gâtée. Elle ne faisait pas ce qu’on lui disait. Prenait plaisir à vous contrarier. Et de sa propre et vicieuse effronterie. Nous l’avons mise en garde contre cet homme qui est devenu ton père, oh que oui. Il n’a ni racines ni sincérité, maman lui a dit. Mary-Jane, on lui a dit, ne gâche pas ta vie avec lui. Mais elle l’a fait. Elle s’est enfuie dans l’ouest. Et il l’a quittée. L’a laissée avec des dents en moins rapport à toutes les fois où il avait trop bu… l’a abandonnée avec toi à nourrir. Elle aurait pu revenir à la maison n’importe quand. Elle aurait pu ! Mais le voulait-elle ? Non ! Pas Mary-Jane. Tout plutôt qu’admettre la défaite. »

Travis se tortilla sur le canapé.

« Tu as cet héritage », dit tante Liza, le regard flamboyant. « Il faut que tu en aies conscience, Travis. Sache-le, ou tu en souffriras. Tu as la colère aveugle de ton père et les passions stupides de ta mère. Laisse cette femme tranquille ! Elle n’est rien que tu connaisses ou comprennes. Tu n’as pas besoin d’elle… quoi que puisse te dire ton corps. » Il répondit d’une voix éteinte : « Tante Liza, je…

— Remonte, maintenant. » Elle s’affaissa contre le dossier du fauteuil, comme si elle avait épuisé les réserves d’énergie qui la soutenaient. « Va dormir et ne parle pas à Creath de notre discussion. »

La piste était froide, Anna, partie. Il remonta, abasourdi.

Il s’endormit presque aussitôt… et il dormait encore dans l’heure précédant l’aube, quand Anna Blaise rentra sans bruit dans la maison, un feu bleu et froid courant comme un éclair diffus sur son corps.


Le vendredi suivant, il conduisit à nouveau Nancy dans le bosquet de chênes à l’extérieur de Haute Montagne. La prairie s’étalait autour d’eux, champs de céréales attendant en chuchotant une maigre récolte. Une fois le moteur de la vieille camionnette Ford coupé, entourés du crissement des sauterelles, ils auraient pu se croire à des milliers de kilomètres de chez eux.

Ce n’était pas une soirée comme les autres, dans l’esprit de Travis. Il sentait Nancy empreinte d’une extravagance particulière. Elle lui jetait un coup d’œil, puis détournait la tête avant de le regarder à nouveau. Et quand il croisait son regard, il voyait des yeux très bleus et très grands ouverts.

Travis se sentait quant à lui victime d’une excitation sans but. La chaleur de Nancy à côté de lui sur la banquette bosselée de la Ford provoquait chez lui une érection persistante et douloureuse. Il la désirait tellement que ses jointures blanchissaient sur le volant.

Il supposait que cela s’expliquait. Il avait trouvé son rythme à la fabrique de glace, et les jours passaient assez vite – plus vite que les nuits. Mais souvent, il s’interrompait dans sa tâche, secouait la tête comme quelqu’un qui sort d’un rêve, et une profonde panique l’envahissait. Il s’imaginait vieillir à Haute Montagne, engraisser et devenir peu à peu cruel, prendre les formes de Creath Burack comme du caoutchouc déversé dans un moule d’acier. À ces moments-là, il avait le sentiment de devoir repousser les barrières qui le confinaient… les repousser, ou devenir fou.

Il présumait que Nancy se sentait aussi comme cela. Elle repoussait les barrières depuis longtemps. Cela les liait.

Il arrêta la Model A et ils montèrent s’installer sur le plateau de la camionnette, se servant de sacs en toile vides comme oreillers. Travis toucha doucement la jeune fille. Elle aussi est inquiète, se dit-il. Elle veut toucher. Repousser les murs. Mais elle alluma une cigarette d’une main tremblante et secoua l’allumette dans le noir. Ses lèvres tremblaient lorsqu’elle souffla la fumée. « Parle-moi d’Anna. »

Il lui raconta ce qu’il y avait à raconter. Cela lui changea même les idées un moment, le souvenir de Liza et de la promenade nocturne d’Anna remontant en lui comme un courant marin glacé.

« Bizarre, chuchota Nancy.

— Extrêmement bizarre, convint Travis.

— De toute évidence, elle a plus que jamais besoin de notre aide.

— Elle ne l’a pas demandée. »

Elle le regarda, le nez derrière le bout rougeoyant de sa cigarette. « Tu penses que je me mêle de ce qui ne me regarde pas.

— Non, je…

— Mais si. Admets-le.

— Non. Mais tu vas peut-être trop vite. Souviens-toi, Nance, on ne sait toujours rien sur cette fille. Creath l’a trouvée toute nue sur la route et l’a emmenée. C’était peut-être ce qu’elle voulait. Peut-être la situation actuelle lui convient-elle. »

Nancy remua dans l’ombre à l’arrière de la camionnette, puisant dans sa mémoire d’un air songeur.

« Avant que je décroche ce boulot au restaurant, dit-elle, j’allais lui apporter de la couture. C’est maman qui m’envoyait. J’ai vu cette fille, Travis. Je l’ai vue de près. Je l’ai regardée dans les yeux. »

Il hocha la tête. « Moi aussi.

— Vraiment ? Et tu peux me dire là comme ça que si ça se trouve, elle aime ce qu’elle fait ? »

Eh bien, non, il ne pouvait pas, pas en restant sincère. Le désespoir couvait comme un feu en Anna Blaise, on ne pouvait s’y tromper. Mais il dit : « On ne sait pas tout.

— Évidemment. C’est pour ça qu’il faut qu’on découvre le reste.

— Comment ?

— Parle-lui. Suis-la. » Elle souffla un nuage de fumée, jeta son mégot sur la chaussée, petit arc de cercle cométaire. « Vois où elle va. »

Elle avait forcément compris que Travis se sentait attiré par Anna. Travis mentait très mal. Et pourtant, se dit-il, elle est capable d’une suggestion pareille.

C’est peut-être sa manière de me tester, pensa-t-il. Ou de se tester elle-même.

Il pensa à ce qu’elle avait dit le mois dernier au milieu des fraises des bois : je pense qu’on peut aimer plus d’une personne à la fois…

« Les nuits se font fraîches », dit-elle soudain. Le train roulant vers l’ouest gémit dans le lointain. Travis se pressa contre Nancy, l’entoura d’un bras protecteur. Sa robe de coton semblait de la soie sous sa grande main. Elle se tourna vers lui, ils s’embrassèrent, et l’insistance qu’il sentit dans ce baiser lui fit comprendre que ce soir-là, elle avait décidé d’aller jusqu’au bout avec lui.

Il caressa ses petits seins parfaits. Au bout d’un moment, sa main remonta sous la robe. Il était presque fébrile de désir, et lorsqu’elle s’allongea sur les sacs en toile et qu’il entra en elle, le plaisir fut comme une décharge électrique. Il ne tarda pas à jouir. Nancy frissonna sous lui et il réalisa, avec une stupéfaction distante, qu’elle avait dû arriver à une satisfaction équivalente. À bout de souffle, il lui dit qu’il l’aimait.

Il l’aimait peut-être. Ce n’était pas un mensonge : elle s’en serait aperçue. Mais il en était beaucoup moins certain qu’il l’avait semblé en le disant.

Le doute s’était insinué en lui alors même qu’il lui faisait l’amour. Il l’aimait, tout au moins, pour ce qu’ils avaient fait ensemble, mais même ceci se retrouvait compromis : cela avait été trop facile, selon lui, elle s’était offerte trop facilement. Les femmes ne devraient pas faire cela. Il détourna le regard tandis qu’elle rajustait ses vêtements. Ce qui le dérangeait, ce qu’il avait du mal à admettre, y compris en lui-même, était que le visage apparu soudain dans son esprit au moment de l’orgasme n’était pas celui de Nancy, mais celui d’Anna : sa pâle peau de porcelaine, ses énormes yeux sombres, bafoués mais distants, sa pureté étrangement irréfutable brûlant comme un feu en lui.

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