Alors qu’il se préparait pour la réunion évangélique, Creath Burack se regarda dans le miroir de la salle de bains en pensant : elle est partie.
Le miroir était fêlé à l’endroit heurté par Travis Fisher durant leur bagarre. Cela remontait à plusieurs semaines, mais Creath n’avait pu trouver l’énergie de procéder aux réparations. Un éclat de verre en forme de stylet était tombé au dos du miroir, si bien qu’il lui renvoyait son reflet divisé par une fissure noire.
Elle était partie. Il ne pouvait chasser de son esprit cette simple et terrible pensée.
Cela ne devrait pas avoir d’importance. Il se l’était dit. La situation s’était même améliorée. Liza s’affairait dans la chambre en fredonnant tout bas… et depuis combien de temps ne l’avait-il pas entendue chanter ? Un an, deux, trois ? Il savait aussi – comment l’ignorer ? – que la joie de vivre retrouvée de son épouse s’expliquait par l’absence d’Anna. Et c’était très bien… non ?
Il pensa néanmoins : elle est partie.
Pris de sueur, il agita son blaireau dans la tasse et se recouvrit avec application le menton de mousse à raser.
Eh bien, se dit-il avec fermeté, ça n’a pas d’importance. Rien n’en avait dans cette histoire. Ni Anna Blaise, ni sa propre humiliation par Travis Fisher. Ainsi est la chair, pensa-t-il : c’est une femme, elle est partie. Cela arrive.
Mais, bizarrement, d’une certaine manière, ce n’était pas sur le plan sexuel qu’elle lui manquait. Il marqua un temps d’arrêt, se regardant dans les yeux par l’intermédiaire du miroir brisé, et s’autorisa à se souvenir.
Avec elle, tout avait été différent.
Elle a en elle une douceur, se dit Creath en se remémorant le grain incroyablement lisse de sa peau contre la sienne. Il en avait pleuré malgré lui, cette douceur l’avait fait sangloter. C’était un plaisir qui s’insinuait profondément, qui remuait en lui des endroits secrets et le rendait conscient de tout ce qu’il avait perdu. Non seulement de l’échec de l’usine et des déboires de son mariage, mais d’une perte plus ample : dans les bras d’Anna, il sentait, avec trop d’acuité, le rétrécissement de la vie elle-même. Au début, pensa-t-il, on est une rivière qui coule à flots, mais la vie vous oppose ses barrages, ses encombrements et tous ces endroits arides et interminables. On perd en vitesse, en profondeur, en urgence, en désir. On finit filet d’eau dans le désert.
Il avait bu à la source d’Anna, il s’en apercevait désormais : récupérant un fac-similé de sa propre jeunesse, se délectant, durant ces moments maladroits dans la chambre, de tout ce qu’il aurait pu être et n’était pas.
Et il ne restait plus désormais en lui que la perte. Que cette conscience douloureuse.
Il l’aimait. Il la haïssait. Il… mais il réprima cette pensée avec un grincement de dents… Dieu lui pardonne, il voulait la récupérer.
Liza frappa à la porte. « N’arrivons pas en retard ! » lui lança-t-elle.
Il avait laissé Liza le persuader de la conduire au chapiteau assister à la réunion évangélique. Il ne lui restait plus assez de force pour résister à son épouse. Et, en vérité, il n’y était pas vraiment opposé. Les souvenirs de ces quelques dernières semaines avaient semblé tomber en lui comme des feuilles mortes, et revenait souvent celui des réunions évangéliques auxquelles il s’était rendu enfant, dans le chariot à chevaux de son père, d’abord excité par l’agitation puis, dans la chaude caverne du chapiteau, enthousiasmé par la manière dont un prédicateur itinérant évoquait la vie après la mort, enivré par les voix des chœurs, jusqu’à s’imaginer voir luire devant lui cette cité dorée, jusqu’à ce qu’elle brille dans ses rêves, bienveillante et pleine de réconfort. Mais le réconfort, comme ses rêves, disparut, et il n’y eut plus que la vraie vie, usante par son ordinaire, sa puissance, sa familiarité. Les rêves étaient une tromperie, aussi s’était-il appris à les mépriser.
Et voilà que, se retrouvant quelque part fondamentalement seul, ce réconfort lui manquait.
« Une minute, répondit-il sans ouvrir. Je me rase.
— Je t’attends dans la camionnette. »
Il se vida l’esprit, se rasa minutieusement, se rinça le visage et s’éloigna du miroir avec un soulagement ineffable.
Le soleil se couchait quand ils se garèrent dans le pré et gagnèrent le chapiteau. Rayonnante, Liza saluait tout le monde de la tête. Ce genre de réunions évangéliques lui évoquait toujours le paradis.
Tout y était exactement comme elle imaginait ce dernier : les salutations enjouées, le frisson d’excitation, les douces voix des chanteurs. Les lanternes diffusaient leur lumière jusqu’au faîte, et l’odeur de tissu et de naphte montait comme de l’encens. Elle s’installa sur un banc et Creath, dans son manteau à carreaux rouges, prit place à côté d’elle.
Elle n’en revenait toujours pas qu’il ait accepté de venir, lui qui manifestait d’ordinaire un mépris grossier pour les matières spirituelles. Il avait de la foi, s’était-elle aperçue, seulement parmi les rotariens, et de manière sommaire, en adepte de la doctrine « Christ homme d’affaires ». Et même cela avait disparu avec les problèmes de la fabrique de glace. Des années durant, Liza avait essayé de le conduire dans quelque chose de plus profond, jusqu’alors sans succès.
Sa présence n’était peut-être toutefois pas si surprenante. Depuis la bagarre avec Travis et le départ d’Anna Blaise, c’était, sur bien des plans, un homme différent. Plus lent, se dit-elle, oui, plus lent, comme s’il avait perdu le sens de l’orientation. Mais aussi moins prompt à s’emporter, et plus humble. La colère subsistait, bien entendu, enfouie sous ses silences maussades, mais avec une confusion, une incertitude.
Elle était débarrassée d’Anna Blaise, et aussi (même si cette pensée n’avait rien de chrétien) du fils de sa sœur. Et voilà que Creath l’accompagnait à une réunion évangélique. Maintenant, se dit-elle, eh bien maintenant, tout est possible.
Le chef de chœur leur fit entonner « The Old Rugged Cross », en insistant sur le rythme pour faire swinguer la musique avec une grâce pesante, comme un voilier agité par une légère houle. En chantant, Liza sembla s’élever et se déployer. Creath, qui manquait d’assurance, se contentait de marmonner consciencieusement les vers, mais Liza les chantait haut et clair, lançant chaque mot comme un battement de cloche.
Deux bancs devant eux, Faye Wilcox se retourna pour lancer un coup d’œil furieux par-dessus son épaule. Liza fit comme si elle n’avait rien vu mais décocha un amen sonore. Faye semble distraite, pensa-t-elle, voire débraillée. Et jalouse, bien entendu.
Rien de plus logique. On élisait la semaine suivante le comité exécutif des Femmes baptistes, et pour la première fois depuis des années, Liza se voyait proposée pour le poste de présidente. Motion qui avait été appuyée, aussi avait-elle déjà commencé à préparer un discours. C’était une femme neuve. Sa vie recommençait.
Faye Wilcox était l’autre candidate.
Liza avait passé son bras sous celui de Creath. La musique diminua. Un instant, il n’y eut que le bruit du vent d’automne fouettant la toile tendue. Puis le prédicateur entra, grand, sombre, visage de faucon, torse agressivement en avant. Une bible au creux du bras gauche, il considéra la foule, et ses lunettes sans monture luisirent dans la lueur des lanternes. Son sermon, annonçait les prospectus, aurait pour thème « Qu’avez-vous fait pour Jésus ces derniers temps ? », et ses mots, quand il prit la parole, claquèrent comme autant d’éclairs.
Liza laissa le sermon se déverser sur elle. L’important, se dit-elle, n’est pas le sens des mots mais leur musique, ce plongeon et ce bond des syllabes ajustées, flèches de Dieu. C’était de cette manière, dans son enfance, qu’elle percevait les ordres bourrus de son père : incompréhensibles, mais empreints d’une telle autorité. Le tonnerre de la sagesse. Elle ferma les yeux.
Elle perdit toute notion du temps pendant le sermon, dont les cadences plus amples ressemblaient à des vagues déferlantes, péché et rédemption, paradis et enfer, qui résonnaient dans les soupirs et les gémissements de l’assemblée. Bougeant enfin, rassasiée, Liza jeta un coup d’œil à Creath en s’attendant à le voir, comme souvent ces derniers temps, d’une passivité animale. Elle s’aperçut alors qu’il suait, au contraire, malgré la fraîcheur automnale régnant sous le chapiteau. Il écarquillait les yeux et de petites gouttes brillantes lui couvraient la lèvre et le front. Liza s’en inquiéta… était-il malade ? Le médecin avait parlé de tension sanguine… Mais on ne pouvait se méprendre sur son expression attentive. Il écoutait. Il se penchait en avant sur le banc pour intercepter les mots avec son corps. C’était l’appel au salut, le sermon se terminant en une fougueuse envolée : « Tant d’entre vous sont esclaves, criait le prédicateur, esclaves de la boisson, de la luxure, de n’importe quel péché imaginable par l’homme ! »
Elle vit Creath murmurer « Oui »… et, stupéfaite, le regarda se lever pour remonter d’une démarche d’ours l’allée bondée.
La réunion évangélique s’acheva peu après, relâchant la foule dans la nuit d’automne. Les personnes venues en voiture avaient laissé celle-ci dans le grand pré derrière la gare. Liza donna rendez-vous à Creath à la camionnette et s’avança rapidement. Elle ne voulait pas laisser Faye Wilcox s’en tirer indemne.
« Faye ! »
La mère de Nancy se retourna, le visage rouge et gêné dans la lueur des flambeaux. Elle serrait son sac à deux mains, les jointures blanches.
« Liza, dit-elle.
— C’était vraiment très bien, tu ne trouves pas ?
— Oui.
— Le chœur, les chants…
— Oui.
— … le sermon…
— Oui. C’était très bien.
— Ça a beaucoup ému Creath.
— J’ai vu, Liza.
— Oui, j’imagine. Mais dis-moi, et Nancy ? » Le coup fatal. « Elle est malade ? On entend des histoires vraiment horribles… non que j’y ajoute foi… »
Mais Faye Wilcox fit volte-face et s’éloigna à grands pas.
Liza sentit s’épanouir en elle un plaisir pervers.
Qu’elle parte, se dit-elle. Aucune importance. Qu’elle parte.
Tout est possible, songea-t-elle avec une bouffée de joie.
La cabane de l’aiguilleur s’en trouvait à presque cinq cents mètres, mais si elle tendait l’oreille, Nancy distinguait le murmure des voix sous le chapiteau. Quand elle poussa la porte, le battement de son cœur couvrit les chants.
« Tu es venue », constata Anna Blaise.
Nancy soupira, bruit confiné dans l’obscurité de la cabane. Les paroles de Travis lui résonnaient dans la tête. Pas humaine. Cela n’avait aucun sens… même si on décelait, en effet, quelque chose d’indéfinissable chez Anna, une espèce de légèreté éthérée, une impression de pas-là. Qui avait de surcroît gagné en force au cours de la semaine. Anna était plus pâle que jamais. Nancy se dit qu’on pourrait voir une lumière puissante à travers son corps. « J’ai eu du mal à m’échapper.
— Ta mère ?
— Il y a une réunion évangélique itinérante, au village. Tu sais ce que c’est ?
— J’ai entendu. »
Ses yeux, songea Nancy. Si tranquilles, si larges. « Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir continuer. Elle voulait que je l’accompagne. Ça comptait pour elle. Si je n’y vais pas, c’est mauvais pour son image. Elle m’a suppliée. Et menacée.
— Elle pourrait te faire du mal ?
— Pas physiquement. Plus maintenant. Elle pourrait me mettre dehors, j’imagine. Peut-être, oui… si on en arrivait là.
— Je suis désolée de t’avoir placée dans cette situation, s’excusa Anna d’une voix doucement musicale dans l’obscurité de la cabane.
— Je l’aurais accompagnée, ce soir, si tu n’avais pas dit que c’était important.
— Ça l’est. »
Le silence s’éternisa.
« J’ai aussi vu Travis, finit par dire Nancy.
— Je suis désolée, pour Travis.
— Il m’a demandé une explication, je n’ai pas pu lui en fournir.
— Je sais.
— Il a dit… » Elle se lécha les lèvres. « Il a dit que tu n’étais pas humaine.
— Nancy ?…
— Oui ?
— Il a raison. »
Il faisait vraiment très sombre dans la cabane. Seul un léger rayon de lune passait par les interstices des parois. Nancy entendit dans le lointain les douces voix assemblées du chœur de la réunion évangélique. Elle choisit ses mots avec soin : « Je ne comprends pas. » La peur se dévidait comme un ressort en elle.
« Travis a vu trop de choses trop tôt… et il n’a pas compris. Mais toi, maintenant, tu dois comprendre. Ce soir, je vais avoir besoin de ton aide.
— Je ne sais pas de quoi tu parles !
— Chhh. » La voix devenait apaisante. Maternel, le cœur de Nancy battit dans sa poitrine… mais elle resta. Elle ne s’enfuit pas.
Anna expliqua. Nancy eut l’impression d’écouter une histoire qu’on raconte aux enfants à l’heure du coucher.
« Je suis, dit-elle d’une voix chantante et cadencée, très, très loin de chez moi… »
À la nuit noire, Travis longea la berge jusqu’à la cabane de l’aiguilleur.
Il ne savait pas trop ce qui le poussait. Une impatience. Un malaise. Un besoin de voir à nouveau… comme la langue a besoin de tâter une dent douloureuse. La nuit était froide et les étoiles au-dessus de lui se déployaient dans un ciel cruellement vide.
C’est une sorcière. Un monstre. Elle n’est pas humaine.
Il pensa à Creath montant les escaliers à pas feutrés, séduit par sa féminité.
Elle est cette chose avilie que maman était devenue, se dit-il, corrompue par son sexe, mais en pire, en cent fois pire…
Maman, je te protégerai, dit en lui le petit garçon de six ans.
Sa tête était devenue une cacophonie de voix.
Mais celle-ci n’a pas besoin de protection, pensa Travis.
La porte de la cabane s’ouvrit alors, le poussant à se dissimuler parmi les ruines fragiles des saules blancs de l’été. Deux silhouettes au clair de lune. Il reconnut Nancy au premier coup d’œil. La forme s’appuyant contre elle ne pouvait être qu’Anna. Mais une Anna différente… luisant d’un vague feu bleu, ce qui était déjà étrange en soi, mais différente aussi d’autres manières… les os mieux définis dans son corps délicat, les yeux très larges, les bras plus longs.
C’était donc vrai. Ce qu’il avait vu la semaine précédente ne relevait pas de l’hallucination. Elle changeait bel et bien. Elle n’était pas humaine.
Mais Nancy devait sûrement s’en apercevoir ?
Elles se tenaient désormais accroupies au bord de la rivière, où Nancy baignait le front de la chose-Anna avec de l’eau, et là où l’eau de la rivière touchait la peau, la fébrile lueur bleue semblait disparaître. Au loin s’éleva le bruit de moteurs démarrant : la réunion évangélique était terminée.
Elle change, pensa Travis. Mais pas tout à fait de la manière à laquelle il s’attendait.
Lorsqu’il plissa les yeux pour mieux voir la vague silhouette d’Anna sur la berge, d’antiques peurs s’éveillèrent en lui.
Si ça continue, pensa-t-il avec ahurissement, bientôt, bientôt, il ne restera plus rien d’Anna Blaise.