16

Cette nuit-là, il y eut de la gelée blanche sur les fragiles brins d’herbe de la prairie. Pendant qu’Anna était plongée dans le sommeil ou le coma, Travis mangea un léger repas fait de biscuits salés, de bœuf frit et d’eau tiède. Elle s’éveilla à l’aube.

Ce qui lui restait d’humanité s’écoulait d’elle. La chair était tendue sur le crâne, qui avait lui-même adopté de nouvelles formes, plus ou moins aérodynamiques. Sa robe souillée pendait mollement, et Travis n’avait aucune envie de savoir quelles transformations elle pouvait dissimuler. Son aura frémissait autour d’elle et ses iris s’étaient dilatés : elle le regarda du fond d’insondables profondeurs azur. « Il faut que tu quittes cette cabane, lui lança-t-il. Écoute-moi : Greg Morrow sait qu’on est là. Il va forcément nous créer des ennuis. Peut-être que, quand Nancy reviendra, on pourrait t’emmener au pont de chemin de fer. On… »

Mais Anna secouait la tête. Quand elle prit la parole, sa voix aussi, une espèce de douce mélopée, fut plus nettement non humaine. Cela dressa les cheveux sur la nuque de Travis, même si elle ne dit que : « Non.

— Tu ne comprends pas. Tu es en danger, ici.

— Je suis en danger n’importe où, tu ne crois pas ? Mais le moment est presque venu, Travis. Je ne peux pas partir d’ici. Écoute. L’Os est tout près. Il est blessé. Il a besoin d’aide. »

Travis s’accroupit. Cela avait été la nuit la plus froide de l’automne, et ni sa veste, ni les fines parois en bois de la cabane de l’aiguilleur ne suffisaient à le protéger. Anna ne frissonnait pas. Travis, oui. « Tout près ?

— Vraiment tout près.

— Va le retrouver, alors. »

Elle pencha la tête. « Regarde-moi. Si je me lève, je me brise les os. »

Il hocha lentement la tête. Elle avait indubitablement raison. « Je pourrais te porter… hasarda-t-il.

— Nous nous sommes déjà touchés, Travis. Et je suis encore moins humaine maintenant. Je ne le reste guère que par un effort de volonté. Ce serait difficile pour toi. De toute manière, nous aurons besoin d’un abri pour la durée du Changement. La cabane serait préférable. » Elle ajouta : « Je peux te décrire l’endroit où il est. Mais il y a d’autres choses qu’il faut que tu saches. »

Travis plissa les yeux. La flamme de la chandelle vacilla. Elle va me mettre en garde contre lui, pensa-t-il. Tout cela semblait sincère, et il croyait la plus grande partie de ce qu’elle lui avait déjà raconté, mais son étrangeté même la rendait impossible à jauger : tant la vérité que les mensonges pouvaient chercher à le manipuler. « Dis-moi, l’encouragea-t-il.

— Il a été blessé. Grièvement. Il n’est pas mort, il a besoin de ne pas mourir, mais il est quasiment pris de délire. En plus, il a été trahi, d’où sa colère enfouie dans ce délire. Un mélange dangereux. L’approcher sera forcément dangereux. L’Os est très fort, même blessé. Et ce n’est pas tout.

— Quoi ?

— Il dispose à peu près du même pouvoir de réflexion que moi, même s’il s’en sert d’une manière différente. Travis, il faut que tu comprennes comment cela se passe là d’où nous venons. Nous ne sommes pas deux êtres distincts. Nous…

— Je sais. Nancy m’a raconté.

— Alors écoute à nouveau pour essayer de comprendre. Tu penses à L’Os et à moi comme à un homme et à une femme parce que nous avons endossé ces avatars. C’est terriblement trompeur. Nous sommes une seule personne. Séparée parce que nous sommes arrivés ici avant d’avoir achevé notre union physique, même si nous étions déjà appariés, de ce côté-là… » elle se toucha la tête. « … ce qui m’a permis de l’Appeler. Séparés, ni lui ni moi ne sommes complets.

— Homme et femme, dit Travis. Je ne vois pas en quoi ça fait une telle différence.

— Mais vous êtes différents, s’enflamma Anna, tous ! Vous êtes à la fois homme et femme ! Entiers dès la naissance ! Il n’y a ni pureté ni perfection. Une femme privée de toute sa masculinité serait inconcevable, insupportable, une espèce de monstre…

— Comme toi », dit Travis.

Elle hocha la tête avec calme. « Comme moi.

— Et L’Os…

— Il a adopté une image masculine. Et n’oublie pas, Travis, qu’il est tout à fait capable de fonctionner en tant que miroir. Quand tu me regardes, je te renvoie ta compréhension la plus fondamentale d’une femme, d’accord ? Mais faire face à L’Os risque d’être bien plus difficile. Pas seulement parce qu’il est blessé. Si tu le regardes, Travis, c’est toi-même qu’il va te renvoyer. Ton visage profond, caché. Et je ne peux honnêtement te promettre que tu auras la force de le supporter. »

Il se détourna d’elle. La porte de la cabane s’était ouverte d’elle-même, lui permettant de regarder la nuit qui pâlissait et, au loin, les froides plaines des étoiles. On entendait souffler le vent et couler la rivière.

Il ne voulait pas le faire, il ne voulait faire rien de tout cela. Il pensa à tous les endroits du village où l’on trouvait chaleur et lumière. Ton propre visage, avait-elle dit. Ton visage profond, caché. Et si je le vois, se demanda-t-il, est-ce que je comprendrai ? Est-ce que je saurai alors ce qui m’a conduit ici, pourquoi je me tapis comme un paria dans cette cabane abandonnée alors que je pourrais trouver chaleur, sécurité, amour ?

Les restes d’obscurité dissimulaient Anna. Qu’elle aille se faire voir ! se dit Travis. Elle m’a attiré ici, m’a brisé sur ses récifs.

Un vieux, très vieux marché… lequel de nous s’est servi de l’autre ?

Mais il ne restait plus qu’une seule porte de sortie. Une transformation, avait-elle affirmé, devait être menée à son terme une fois entamée. Il ne voyait pas de raison d’en douter. « Décris-moi l’endroit où il est. »

Elle le fit avec solennité. Le pont sur chevalets, la rivière, la silhouette des silos au loin. « Tu connais cet endroit, Travis ? »

Il se leva en serrant sa veste trop fine sur ses épaules. « Je le connais, oui. »

C’était une matinée très froide.


Le soleil se leva au-dessus de Haute Montagne sans rien réchauffer.

Nancy se trouvait chez elle dans sa chambre, où elle avait plié dans un ballot de linge le reste de son argent et des vêtements de rechange. Elle prit un vieux ferrotype représentant son père qu’elle fourra dans sa boîte de pastilles, dont elle referma ensuite le couvercle avec un claquement. Elle se dit que ce devait être, en quelque sorte, ses derniers bagages, son adieu final… mais il ne fallait pas qu’elle pense à cela.

Sa mère attendait au pied des escaliers, bloquant la porte d’entrée, le visage pâle et terreux aux endroits épargnés par de fiévreux reflets rouges.

« Reste, dit Faye Wilcox. Ce serait de la folie de ressortir maintenant.

— M’man, s’il te plaît.

— J’entends dire des choses, expliqua sa mère. Je ne suis plus dans la même situation qu’avant. Mais j’entends dire des choses. Des choses qui se passent dans le village. Ton nom est cité. » Elle s’humecta les lèvres, sembla un instant s’égarer… comme si, songea Nancy, le pont de cordage des mots et des phrases venait de s’effondrer sous son poids. « Ce n’est pas pour moi, finit-elle par reprendre doucement. J’ai peur de ce qui pourrait arriver. Les gens parlent de fusils.

— Je serai prudente.

— Tu avais raison, tu sais. La dernière fois. Il n’est pas mort. Du moins, il ne l’était pas quand il est parti. Il est juste… parti. Parti, j’imagine, comme tu pars aujourd’hui. » Elle leva les yeux vers elle depuis le rez-de-chaussée. « C’est si horrible que ça, ici ?

— Pas du tout, répondit Nancy en ayant l’impression d’avoir cinq ans.

— C’est à cause de moi ?

— Non.

— Eh bien. » Elle redressa les épaules. « Si tu pars, tu ne devrais pas revenir. Je ne le dis pas par cruauté. La manière dont le village…

— Je sais.

— J’aimerais avoir un peu d’argent à te donner.

— Ça ira, promit Nancy. Il faut que j’y aille. »

Et Faye Wilcox s’écarta, même si le mouvement semblait la faire souffrir.


À midi vingt, Jacob Bingham, légitime propriétaire de la quincaillerie Bingham – commodément située dans le secteur le plus animé de L’Éperon –, sourit au proviseur du lycée, Bob Clawson, qui venait de franchir la grande porte d’entrée du magasin comme sous l’effet d’une brise d’automne.

Clawson examina ostensiblement les ventilateurs électriques, les tondeuses à lame d’acier, les moulinets de pêche et les cannes à mouche. Puis, sourire aux lèvres, il se présenta à la caisse. Sur son trente et un, comme d’habitude. Le présentoir exposait une sélection de couteaux de chasse.

« Jolis, commenta-t-il.

— Formidables, oui, dit Jacob d’un ton aimable. Ils peuvent tout faire : ouvrir une boîte de conserve, vider un poisson, trancher une gorge. Intéressé ?

— Non, répondit Clawson. Pas pour le moment, du moins. Mon paquet est prêt ? »

Jacob le sortit du grand tiroir sous le comptoir. C’était lourd, enveloppé de papier brun, et sentait très légèrement l’huile. Il sourit. « Et faites attention à vous. »

Clawson tendit les deux bras et Jacob lui remit le paquet.

« Nous vous sommes très redevables », dit Clawson.

Jacob Bingham fronça les sourcils. « Dois-je comprendre qu’il y aura paiement ?

— Bien entendu, se hâta de préciser Clawson, je parlais métaphoriquement.

— Bon. N’allez pas tomber avec ça. Je vous ouvre la porte ?

— Je me débrouillerai. »

Jacob le regarda partir. De l’air froid entra en tourbillonnant par la porte que Clawson poussait pour sortir.

Cela va être une belle journée, songea-t-il. Une belle journée d’automne.


Dehors, dans sa voiture – l’horloge du centre communautaire indiquait midi et demi – Bob Clawson tira sur la ficelle brune jusqu’à ce que le nœud se défasse, puis écarta les feuilles de papier brun huileux, découvrant sur ses genoux les deux fusils de chasse calibre 22, graissés et brillants, objets étrangers. Il n’avait pour sa part jamais touché un fusil et fut intimidé par cette complexité de fentes et de leviers. Mais ce n’était sûrement pas aussi compliqué que cela en avait l’air. On vise, pensa-t-il. Et on tire.

Il vit arriver la voiture de police de Tim Norbloom dans son rétroviseur. Elle s’arrêta à sa hauteur, et Clawson descendit sa vitre, conscient du poids des armes sur ses genoux.

« Belle journée », lança Norbloom, son grand visage chevalin de Nordique se détachant dans la pénombre de la voiture de patrouille.

Clawson refréna le dégoût instinctif qu’il lui inspirait. « Superbe. L’été indien.

— Tout est prêt, pour ce soir ?

— Oh oui.

— Bingham a tenu parole ?

— Tout à fait.

— À plus tard, alors.

— Rassemblement à huit heures, précisa Clawson.

— À vos ordres, plaisanta Norbloom en le saluant. J’y serai. »

Clawson sourit pour la forme et prit quelques secondes pour savourer l’excitation croissant en lui.


Liza regarda avec beaucoup d’inquiétude Creath sortir de la cave son fusil de chasse – qui ne servait plus depuis des années – pour se mettre à le nettoyer et à le graisser. Il s’activa comme un possédé, le regard fixe et concentré, sans répondre quand elle s’adressa à lui.

Il n’y avait sûrement rien de dangereux là-dedans ? Liza avait l’impression que les événements s’étaient débrouillés pour lui échapper… mais Bob Clawson ne prendrait certainement jamais part à une initiative comportant un danger physique ?

« Creath, hasarda-t-elle. Creath, si c’est quelque chose… si tu penses que tu ne devrais pas y participer… »

Mais il leva la tête pour l’observer, et elle lut sur son visage un mélange d’implacabilité et d’horreur muette si intense qu’elle ne put supporter le poids de son attention. Elle baissa les yeux, et lorsqu’elle les releva, il s’était remis au travail, polissant le canon avec une telle détermination qu’on l’aurait cru capable de le réduire en poussière. Oh mon Dieu, je vous en prie, veillez sur lui, se dit Liza avant d’aller fermer les rideaux sur la nuit qui allait tomber.


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