Travis ne retrouva L’Os qu’au moment où le soleil allait se coucher.
Derrière le pont de chemin de fer s’étendait une vaste prairie de bardanes, d’orties et d’herbe à pâturage. Travis avait longé deux fois les rails et exploré bien plus loin avant de voir le caban bleu, comme un rebut, dans un creux là où le terrain descendait vers la rivière.
Il s’approcha juste assez pour mieux voir. Pas davantage.
C’était L’Os. Et L’Os est mort, se dit Travis, ou tout comme. Il écarta prudemment les herbes sèches. L’homme d’ailleurs gisait recroquevillé, ses longs poignets blancs saillant des manches de son manteau, ses chaussures si usées qu’elles ne servaient plus à rien, sa casquette de marin accrochée à la pente osseuse de son cuir chevelu. Il est vraiment immense, se dit Travis, même recroquevillé et impuissant comme maintenant. Il vit la blessure à la poitrine, du moins les traces laissées par celle-ci : une longue bande couleur rouille remontant sur le caban, traversée de vilains échantillons de peau et de sang.
Ton propre visage. Ton visage profond, caché. Mais sûrement pas cela, si ? Ce n’était sûrement qu’une chose brisée ? Pitoyable, se dit-il, mais impersonnelle, comme le corps écrasé d’un animal malchanceux.
« L’Os, chuchota-t-il. L’Os. »
Pas de réponse. Une paupière frémit… peut-être seulement dans son imagination.
Travis s’approcha davantage dans les herbes fragiles. La lumière désormais oblique du soleil ne le réchauffait pas. « L’Os, répéta-t-il en se penchant sur lui. Réveille-toi. Je viens de la part d’Anna. Anna a dit… »
L’énorme poing de L’Os se détendit brusquement.
Travis sentit le coup le heurter et le décoller du sol, se sentit repoussé par son ahurissante inertie.
Il se redressa lentement.
Le coup l’avait cueilli en pleine poitrine, pouvait lui avoir brisé une côte… en reprenant son souffle, Travis sentit qu’il avait du mal à respirer.
« L’Os », dit-il d’une voix faible.
La créature se releva. Elle resta à un mètre de lui, aussi énorme qu’une grue. Les yeux, remarqua Travis. On aurait dit ceux d’Anna, avec ces pupilles dilatées au point de remplir les orbites, mais différents : plus froids, d’une certaine manière, hostiles, méfiants. L’Os inspira une goulée d’air et sembla grimacer de douleur.
Ton propre visage, ton visage profond, caché… les mots se moquaient de lui. Pas cela, pensa-t-il. Pas cette chose. Blessée, trahie, à peine humaine malgré les souffrances occasionnées par la blessure et la trahison…
Travis se remit prudemment sur pieds.
Ils se firent face.
« L’Os », appela Travis.
La créature le regarda.
« L’Os, je viens de la part d’Anna. Je vais te conduire à elle. Je… »
Et il avança d’un pas.
L’Os leva la main. Un feu bleu lui léchait le bout des doigts.
« Ils t’ont fait du mal », dit Travis. Une partie de lui avait depuis longtemps cédé à la panique et il ne savait pas trop d’où provenaient les mots qu’il prononçait. D’un endroit très profond en lui. « Ils t’ont fait du mal. Je sais. Tu avais confiance en eux et ils t’ont fait du mal. Je sais. Laisse-moi t’aider. » Il effectua un autre pas en avant et pensa sans le vouloir à sa mère, sa mère qui lui avait fait honte en le regardant de son lit de mort avec ce qu’il n’avait pu interpréter que comme une expression de reproche. Il l’avait alors détestée. Le corps ravagé de sa mère avait réclamé sa pitié et il la lui avait refusée : elle mourait, c’était évident, elle mourait pour ses péchés, pour les affreux péchés commis dans son dos. Un vieux, très vieux marché, se souvint Travis, qui sentit en lui une vague de culpabilité presque électrique : Dieu du ciel, avait-il vraiment pu se montrer aussi cruel ? La détester alors qu’elle mourait, parce qu’elle mourait ?
Il regarda L’Os. Peut-être Anna avait-elle raison. Peut-être Travis était-il cela à l’époque : cette chose défigurée, si pleine de douleur qu’il ne restait plus de place pour la gentillesse, la confiance, la pensée. L’Os, frissonnant, le regardait des profondeurs de ses yeux dilatés, les poings serrés, blancs.
Travis tendit une main tremblante vers le monstre.
Peu de temps avant le crépuscule, répondant aux coups timides frappés à la porte d’entrée, Liza Burack découvrit Faye Wilcox frissonnant sur le seuil. « Ça alors, Faye », dit-elle, soudain prise d’une vague frayeur : battue aux élections des Femmes baptistes, Faye venait exercer une obscure forme de vengeance…
« Puis-je entrer ? » demanda toutefois celle-ci, et cela ressemblait tellement à une prière, à une supplique, que Liza ne put s’empêcher de hocher la tête.
Creath se trouvait toujours dans le salon aux lumières éteintes, où le crépuscule se répandait autour de lui comme un fluide visqueux. Liza et sa visiteuse passèrent à côté de lui en se rendant dans la cuisine. Habillée n’importe comment et les cheveux emmêlés en boucles sur son large dos, Faye Wilcox s’assit à la petite table de Formica et il fallut un moment à Liza pour penser à lui demander : « Du café ?
— Non. Merci. »
Mal à l’aise, Liza s’appuya dos au comptoir de la cuisine. Elle avait conscience du tic-tac de l’horloge. « Faye… si c’est à propos de l’élection…
— L’élection ? » Elle ne sembla pas comprendre. « L’élection… non. C’est bien plus grave. » Elle ajusta ses lunettes à double foyer sales. « Nancy est partie. Tu le savais ?
— Nancy ? Partie où ?
— Là où lui est, j’imagine. Travis. Tu sais, je prie pour qu’ils arrivent à s’en aller tous les deux sains et saufs. Vraiment, je prie pour. Est-ce manquer de sens chrétien, Liza, de vouloir qu’ils s’en aillent tous les deux ? Mais s’ils restent ici, il leur arrivera du mal. Ou pire. » Elle regarda Liza droit dans les yeux. « C’est ce soir, tu sais.
— Je ne comprends pas… ce soir ? Tu veux dire la réunion des hommes ?
— Une réunion ? Tu crois que c’est ce qu’ils font ? C’est pour cela que Creath nettoie son fusil, Liza ? » Faye Wilcox posa ses mains dodues à plat sur la table. Elle avait les lèvres pincées. « C’est une troupe. Une bande armée. »
Une milice, pensa Liza. Mais… « Tu ne peux pas le savoir.
— Pourquoi donc ? La rumeur court dans tout le village. Mais il n’y a pas besoin d’une rumeur pour savoir.
— Mais Travis ? Il est sûrement parti ?
— Je ne crois pas. Pas tant que Nancy est là. »
Liza ne dit rien, se contentant d’agripper les bords biseautés du comptoir de cuisine. Faye se leva d’un coup. « Le propre fils de ta sœur ! Comment peux-tu faire preuve d’une telle dureté ! »
Travis est perdu, pensa-t-elle abasourdie. Elle l’avait rayé du livre de son cœur. Mais elle pensa à Creath avec son fusil… aux autres hommes avec le leur. « Faye…
— Non, répondit tristement Faye Wilcox. J’ai été idiote de venir. » Elle gagna la porte de derrière, qu’elle ouvrit. Les gonds grincèrent et une brise entra, porteuse d’une odeur de bois fumé. C’était ce que Liza aimait depuis toujours dans l’automne : ce parfum mélancolique dans l’atmosphère, l’odeur de l’hiver rôdant quelque part derrière l’horizon. Une feuille morte, portée par le vent, tourbillonna jusque sur le sol de la cuisine. « Prie pour eux, dit Faye. Fais au moins ça, s’il te plaît. »
Liza déglutit et hocha la tête. Faye Wilcox referma la porte derrière elle.
Lorsque vint pour Creath le moment de sortir, Liza craignait autant pour lui que pour Travis : cette peur s’était nichée comme un être vivant dans sa poitrine. Deux berlines s’immobilisèrent devant la maison et klaxonnèrent. Creath se leva de sa chaise avec une lenteur glaciale pour se diriger vers la porte, le fusil à la main.
Liza s’accrocha à son bras. « N’y va pas, Creath. » Il se tourna pour la regarder et elle fixa délibérément les yeux sur sa chemise à carreaux rouges. Sa vieille chemise de chasse. « Peu importe ce qu’ils veulent. Reste. Ça pourrait mal tourner… je ne veux pas que tu sois blessé. »
Mais il libéra son bras. Le fusil dégageait une étouffante odeur de métal huilé. Liza sentit ses yeux s’emplir de larmes.
« C’est acquis », dit Creath, et elle comprit aussitôt qu’il ne parlait pas seulement du fusil dans sa main mais de toute l’histoire, des hommes qui attendaient dehors, des Femmes baptistes, de la réunion évangélique itinérante : de tout cet écheveau de choses et de gens dans lequel elle, Liza, les avait délibérément intégrés ; et elle recula d’un pas, la gorge nouée. « Acquis et payé, continua Creath avec solennité. On ne peut plus se dédire. »
Non, pensa Liza, impossible qu’il soit trop tard… elle pensa à Faye Wilcox raide comme une pierre tombale dans la cuisine moins d’une heure plus tôt (une troupe… une bande armée… prie pour eux) et sentit la peur l’envelopper comme un grand manteau. Creath venait d’ouvrir la porte, de tourner le dos : une bourrasque de vent froid d’automne l’escorta vers ces deux automobiles noires en attente à l’ombre des érables, et elle pensa il va mourir il ne reviendra plus, elle pensa, oh mon Dieu, pardonnez-moi et tendit la main vers lui, bêtement, en suppliant : « Creath !… »
Mais déjà les automobiles s’éloignaient, leurs moteurs grondant contre la nuit comme des animaux, et Liza vacilla sur les planches usées de la galerie, seule, agrippant à hauteur de la gorge son vieux pull-over blanc en laine, pensant : il a raison. C’est acquis.
Acquis et payé.
Nancy porta le bol de porcelaine aux lèvres d’Anna. Celle-ci but quelques gorgées et l’aura de feu bleu, désormais permanente, faiblit un peu. « Travis conduit L’Os ici ?
— Il essaye. »
Nancy se rassit en réfléchissant. Le soleil avait disparu. Par des jours dégagés comme celui-ci, l’obscurité venait vite. Derrière la porte ouverte de la cabane de l’aiguilleur, le ciel abandonnait ses dernières lueurs, dont Nancy profita pour allumer une bougie. Elle constata avec surprise que sa main tremblait.
Elle se tourna vers Anna. Comme il restait peu d’elle ! Elle était presque devenue transparente, son humanité un fragile récipient pour cette lumière bleue qui menaçait de lui échapper… de se disperser, supposa Nancy, comme un nuage de fumée, Anna serait alors perdue dans le vent, elle aurait disparu. « Raconte-moi à quoi ça ressemble », demanda-t-elle sur une impulsion.
Anna tourna la tête. « Le Monde Précieux ?
— Oui.
— À un endroit. Je suis désolée… je ne peux pas le décrire d’une manière compréhensible pour toi.
— Cela ne ressemble pas à ici, dit Nancy.
— Non.
— C’est très beau ?
— Souvent.
— Tu en rêves ?
— Oui.
— J’en rêve de temps en temps.
— Je sais, dit Anna d’une voix distante.
— Vous devez être très puissants… pour pouvoir venir ici.
— Peut-être même trop. »
Elle pense à L’Os, comprit Nancy. L’Os pourrait être dangereux. « Assez puissants pour venir ici… et assez puissants pour en repartir.
— J’espère.
— As-tu trouvé ce que tu cherchais, ici ? »
Anna eut un léger sourire. « Je ne sais pas. Je crois, oui. Un séjour dans la nature sauvage. Tu pourrais te poser la même question.
— C’est là où je suis ? Dans la nature sauvage ? » Mais c’était une question stupide. Elle regarda autour d’elle. La cabane, la plaine, la nuit…
« Pour longtemps, je crois », dit Anna.
Nous sommes tous des exilés. « Je t’envie… dit-elle. J’aimerais avoir un endroit où rentrer.
— Tiens », dit Anna en tendant la main. Nancy la regarda, le doute sur le visage. « C’est tout ce que j’ai à donner, ajouta la femme non humaine. Pas grand-chose. Un rien. »
Nancy la toucha.
Après, elle supposa qu’Anna lui avait transmis une espèce de souvenir, un aperçu de son propre passé : c’était indicible, évanescent, et il n’en subsistait que l’impression d’une grande lumière, d’une grande chaleur, d’une grande couleur brillante, comme si, se dit Nancy, elle avait pénétré dans le cœur du soleil. Et le souvenir, si inadapté fut-il, renfermait lui-même un peu de chaleur qui la réchauffa et la rassura.
Je le garderai, pensa-t-elle. Je conserverai ce souvenir comme un porte-bonheur et ne le sortirai qu’en cas de besoin.
Impassible, Anna la regardait.
« Ton monde, dit Nancy d’un ton solennel, est très étrange et magnifique. »
Anna sourit. « Le tien aussi.
— Vraiment ? » Surprise, Nancy leva les yeux dans la lueur vacillante de la bougie. À l’extérieur de la cabane, un océan d’herbes se courba sur la prairie en sifflant dans le vent. Elle dit lentement : « Il pourrait l’être. Oui, je crois qu’il pourrait l’être. »
Mais elles entendirent alors le premier des coups de feu… lointains mais clairs et nets, piqûres d’épingle sonores dans la vastitude de la nuit.
En approchant du pont de chemin de fer, les deux chauffeurs éteignirent leurs phares et les automobiles noires quittèrent comme des tombereaux la route pour rouler sur le chaume de la prairie, les roues grinçant, les moteurs peinant. Le pont de pierre et de métal leur apparut noir sous la lune et Creath s’imagina le sentir, puanteur de bois, de graisse et de briques noires de suie. C’était odieux.
Le ventre contre le volant, Bob Clawson conduisait, vêtu, peut-être pour la première fois de sa vie, d’une manière négligée : vieux pantalon, chemise de flanelle, veste usée – il va sans doute tout brûler au matin, se dit Creath. Clawson coupa le contact et le silence qui suivit leur sembla peser sur leurs épaules. Personne ne dit rien. La voiture transportait six hommes, dont lui-même. Clawson était le chef. Creath s’aperçut que personne ne disait rien sauf quand Clawson prenait d’abord la parole, comme s’il leur fallait son approbation. Assis sur la banquette arrière, Greg Morrow tenait toutefois sur ses genoux le gros fusil de chasse de son papa avec une excitation tangible, présente dans l’habitacle : Creath en avait conscience depuis cinq cents mètres, depuis que les bruits se limitaient au grondement du moteur et au sifflement de sa propre respiration oppressée. « Tout le monde dehors », ordonna Clawson d’une voix à peine plus forte qu’un murmure.
Ils sortirent sous la lune avec leurs fusils. Creath se sentit un peu ridicule : dans cette armée, se dit-il, dans cette infanterie de pacotille, la moitié a peur du noir. L’autre automobile s’était garée devant : Tim Norbloom menait ce petit détachement. Creath sentit le poids du fusil dans sa main. Ils avaient tous chargé leurs armes pendant le trajet, et la phrase qui, bêtement, tournait dans la tête de Creath était armé et dangereux. Il regarda Greg Morrow, ombre dans l’obscurité plus épaisse… il ne pouvait en être certain, mais à son avis, le gamin souriait. Armé et dangereux.
Devant, le groupe de Tim Norbloom avait ouvert le coffre de l’autre voiture. Norbloom en sortit les torches, épais tasseaux de pin ou d’épicéa à l’extrémité enveloppée d’un tissu huileux. Les deux groupes formèrent un cercle pour s’abriter du vent. Norbloom tendit quatre des torches, Greg en prit une, Creath non. Clawson sortit une boîte d’allumettes de la poche de sa veste. Les torches refusèrent tout d’abord de s’enflammer, le coton noirci semblant résister à sa propre incinération, mais la torche de Greg s’embrasa ensuite d’un coup, jetant des étincelles dans le noir, et il passa le feu aux autres.
Il ne fallait plus se cacher, maintenant. Il fallait se dépêcher.
Ils coururent sur la prairie en direction du pont de chemin de fer, Creath traînant en arrière, la respiration laborieuse. Le silence, au début, fut sinistre, mais Greg laissa échapper un long hululement de guerre qui sembla toucher une corde primitive chez les autres. Le pont se rapprochait, leurs torches jetaient sur ses briques noires une lueur rouge autour de leurs ombres énormes et folles, et les autres reprirent le cri de guerre de Greg, quelqu’un tira même un coup de feu en l’air. Des échos en revinrent des arches du pont, et pour les gens en train de s’éveiller dessous, se dit Creath, cela doit ressembler à une partie de l’enfer venue se matérialiser au milieu d’eux. Les vagabonds bougèrent d’abord mollement, puis avec l’énergie du désespoir, en nombre pitoyablement réduit pour avoir suscité une telle armée, mais cela n’avait plus d’importance, on ne pouvait plus faire marche arrière. C’était acquis et payé. Deux vagabonds se précipitèrent en hurlant dans la rivière glacée pour essayer de trouver refuge sur l’autre berge. Leurs têtes disparurent sous la surface noire et Creath n’aurait pu dire à ce moment-là, dans le flot et la panique, s’ils survivaient ou étaient emportés par le courant. La milice riait, faisait tournoyer ses torches comme des gamins leurs cierges magiques le jour de la Fête nationale, mais son rire n’avait rien de puéril… ou plutôt, pensa Creath avec une sensation de vertige, c’est le rire strident et hystérique d’un gamin occupé à torturer un chat. Il ne contenait pas la moindre innocence.
Il resta immobile à regarder, le fusil comme un poids mort dans sa main. Doux Jésus, pensa-t-il, et si elle est là ? Séductrice, tentatrice, succube, source de mon péché… mais il se sut aussitôt incapable de lever son fusil sur elle. Et sentit alors une légèreté en lui, un entrain fiévreux, comme si ses pieds allaient décider de l’extraire de cette friche glacée pour le transporter jusqu’à une chose ou un endroit qu’il ne pouvait imaginer : la mort, le jugement, les étoiles. Il savait que Bob Clawson l’observait, prenait gravement note de son immobilité, mais il n’y avait aucun moyen de réagir, et en vérité, cela ne lui importait plus.
Il regarda Greg Morrow faire tournoyer sa torche au-dessus de sa tête. Il semblait transformé par la lueur des flammes, avec son sourire de maniaque et son regard fiévreux. Creath le soupçonna de rembourser une vieille dette, de venger d’une certaine manière une humiliation irréparable. Presque tous les clochards avaient fui, on avait déchargé les fusils, mais seulement en l’air ; les hommes de Haute Montagne se regroupaient maintenant comme des moutons dans l’obscurité puante. Mais Greg ne s’apercevait de rien, possédé : il lança sa torche sur le toit en carton-pâte huilé d’une des masures, qui s’embrasa aussitôt. Creath sentit son cœur rater un battement. La chaleur se déversa sur lui et il pensa : Elle pourrait être à l’intérieur.
Jouant désormais son rôle de policier cherchant à contenir une personne agitée, Tim Norbloom s’avança pour poser la main sur l’épaule de Greg. Juste à ce moment-là, une silhouette s’échappa de la masure en flammes pour courir vers la rivière : Anna, pensa Creath durant un instant d’angoisse, mais ce n’était pas elle, juste un vagabond, un homme sombre et à demi nu, peut-être un nègre. Creath avait commencé à se détendre lorsqu’il vit Greg lever son fusil, l’épauler et presser la détente. L’explosion, dans l’espace confiné sous le pont, fut assourdissante. Creath grimaça, et lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit le clochard, mort ou mortellement blessé, bras et jambes écartés sur le sol. La lueur des flammes lui dansait sur la peau. Peut-être saignait-il. Dans cette lumière, tout semblait baigné de sang.
Ça change tout, songea Creath. Ils étaient venus prêts à tuer. Mais une fois sur place, ils y avaient renoncé. Surtout à cause de Greg : il les avait trompés, ce misérable taudis n’avait rien de menaçant. Creath vit Tim Norbloom considérer Greg avec un mépris marqué. Certains des hommes jurèrent. C’était trop énorme : ils se faisaient trop l’impression de meurtriers. Toi aussi, Tim Norbloom, se dit Creath : la culpabilité était palpable. Dans cet étrange moment, il avait l’esprit très lucide et s’imagina capable de lire les pensées des autres. Malgré le cadavre sur le sol, une espèce de sentiment de victoire faussée l’habitait, parce qu’elle n’était pas là… Anna était toujours en vie, et une partie de lui-même s’en réjouit.
Les hommes revinrent aux voitures. La nuit s’était brouillée avec eux. Les oreilles toujours bourdonnant des coups de feu, Creath regarda Bob Clawson réprimander Greg Morrow, vit la réaction exaltée de celui-ci ; Clawson alla alors trouver Norbloom avec qui il eut une discussion animée. Creath entendit les éclats de voix, mais sans arriver à distinguer les paroles. Un train de marchandises arriva à toute vitesse de l’est et passa sans s’apercevoir de rien sur le pont dans les sinistres lueurs des restes de l’incendie.
Clawson et Norbloom se disputaient. Les poings serrés, le policier se détourna pour monter dans la seconde automobile. Les deux groupes se séparèrent, et Creath vit la berline de Norbloom bringuebaler sur le sol défoncé. Clawson s’assit froidement au volant de sa propre voiture, les joues roses. Creath grimpa en dernier. « Dieu merci, au moins, c’est fini », dit-il.
Clawson se retourna vers Greg, qui le regarda.
« On n’en a pas encore terminé, affirma Clawson avec résolution. Norbloom est un imbécile. Il est important d’aller jusqu’au bout. On a commencé, on est obligés de finir.
— Il y a encore un endroit, annonça Greg d’un ton calme. Je vais vous montrer le chemin. »
Oh mon Dieu, non, pensa Creath alors que Bob Clawson lançait le moteur.
Apercevant l’incendie au loin près du pont, Travis obliqua vers le sud le long d’une rangée d’arbres qui servaient de barrière contre le vent. Des volutes de fumée blanche montèrent au clair de lune et le vent froid apporta sur la plaine les cris rauques des hommes.
L’Os avait peur. Travis le sentait. Il s’accroupit dans un fossé de drainage et le non-humain fit de même près de lui. Il doit avoir une force phénoménale, se dit Travis, rien que pour avoir tenu le coup jusqu’ici. Son manteau était une masse ensanglantée et du sang lui sortait encore du corps, d’un rouge plus brillant au clair de lune. Un homme ordinaire n’y aurait pas survécu. Mais L’Os n’était ni un homme, ni ordinaire. Il gardait les yeux fixés sur le pont et sur le vacillement des flammes.
« Tu as déjà assisté à ce genre de choses », affirma Travis.
L’Os ne répondit pas, se contentant de regarder. Travis prit cette réaction pour une sorte d’acquiescement.
Accroupis, dissimulés, ils écoutèrent le claquement des coups de feu. Travis jetait périodiquement un coup d’œil à L’Os : celui-ci semblait enveloppé de son propre feu, aura tremblante qui ne projetait toutefois pas d’ombre dans l’obscurité sous les arbres, aussi Travis ne pensait-il pas que quelqu’un d’autre le verrait. Lorsque cris et coups de feu cessèrent, Travis s’approcha avec L’Os, en proie à une puissante prémonition : il y avait eu violence, une frontière invisible était désormais franchie.
Il ne restait que braises du campement des vagabonds. Et il n’y restait personne… sinon le corps d’un Noir que Travis avait très vaguement connu, un nommé Harley, tué d’un coup de feu dans le dos. Travis s’agenouilla près du corps, qu’il ne put se résoudre à toucher : une révulsion, non face à la mort, mais face à sa propre et totale impuissance. J’ai connu cet homme, se dit-il.
L’Os le regarda s’agenouiller… et quelques instants plus tard, tendit le bras pour le toucher.
Des visions coururent entre eux comme une rivière. Travis tomba en arrière sous l’assaut des souvenirs projetés. C’est L’Os, pensa-t-il abasourdi : L’Os a vu trop d’endroits comme celui-ci, un océan d’endroits, il a vu des hommes brûlés, battus, piétinés. La cavalcade des images était stupéfiante, visages et corps comme des bancs de poissons. Travis leva des yeux impressionnés vers ce visage semblable à un crâne pâle. Voilà l’exil ultime, se dit-il, le prince des exils, et il sentit tous les poings qui l’avaient martelé, tous les coups et les injures, vit Deacon et Archie penchés sur lui, vit Deacon un pistolet à la main près du cadavre d’Archie, vit les flics de la compagnie ferroviaire encercler L’Os et sentit ce que celui-ci avait senti en lançant ses coups, en les propulsant dans le chaos qui séparait les espaces-temps…
« Dieu tout-puissant, murmura Travis, tu peux faire ça ? Tu peux vraiment faire ça ? »
L’Os se redressa. Son aura s’intensifia. Il avait les yeux hermétiquement fermés, le visage masqué par sa propre illumination glacée. Doux Jésus, pensa Travis, il pourrait être moi : les traits de son visage troublés comme un reflet sur de l’eau profonde. Travis se détourna, le souffle coupé. Il restait si peu d’humanité dans cette créature…
Ton propre visage, ton visage caché, profond. Était-ce possible ? Peut-être bien : L’Os et la Femme Pâle tous deux en lui, visages de Janus, en appelant à une union inimaginable par-dessus les abîmes et les brèches ouvertes en lui…
Mais cela le fit penser à Anna, et à Nancy, et à l’endroit où la milice avait pu se rendre après le pont. Cela le fit se lever en disant : « Suis-moi, L’Os. »
Celui-ci s’avança tant bien que mal. Sa blessure à la jambe, se dit Travis : cette énorme énergie qui faiblit, la partie humaine de lui trop proche de la mort.
Beaucoup moins effrayé qu’auparavant, il passa le bras autour de la taille du non-humain et tous deux partirent au pas de course vers l’est, absurdes au clair de lune, le long de la berge glacée.