2. Chez la mère

Le chemin était long entre la maison de Wetchik et Basilica, mais Nafai le connaissait bien. Jusqu’à l’âge de huit ans, il avait fait le trajet en sens inverse quand Mère les emmenait, Issib et lui, passer des vacances chez Père. À cette époque, se retrouver dans une maisonnée d’hommes avait quelque chose de magique. Père, avec sa crinière de cheveux blancs, c’était presque un dieu ; pour tout dire, jusqu’à ses cinq ans, Nafai crut que Père était Surâme. Mebbekew, qui n’avait que six ans de plus que lui, se montrait déjà taquin, méchamment, sans nulle indulgence, mais Elemak, lui, était gentil et joueur. De dix ans l’aîné de Nafai, Elya avait déjà stature d’homme aux yeux de son petit frère, lors de ces premiers séjours au domaine Wetchik ; il n’avait pourtant pas l’allure inspirée de Père ; il était au contraire d’apparence rude et bourrue, comme un lutteur, un homme qui serait doux par choix et non par faiblesse. C’est à cette époque que Nafai avait imploré qu’on lui laissât quitter la maison de Mère pour habiter chez Wetchik, et surtout chez Elemak. Évidemment, il lui faudrait supporter Mebbekew, mais c’était le prix à payer pour vivre chez les dieux.

Mère et Père s’étaient rencontrés en sa présence pour lui expliquer leur refus de le laisser abandonner ses études. « Ce sont les garçons sans avenir qu’on envoie chez leur père à ton âge, dit Père, ceux qui sont trop violents pour s’intégrer à une maison d’études, trop irrévérencieux pour obéir dans une maison de femmes.

— Et les garçons stupides vont chez leur père à huit ans, oui, renchérit Mère. À part savoir vaguement lire et calculer, quel intérêt présente l’instruction pour un sot ? »

À ce souvenir, Nafai ressentait encore aujourd’hui un petit élancement de plaisir, car Mebbekew s’était souvent fait gloire d’être entré chez Père à huit ans, au contraire de Nyef, d’Issya et d’Elya. Nafai ne doutait pas que Meb eût en effet rempli toutes les conditions pour intégrer très jeune une maison d’hommes.

Ses parents finirent donc par convaincre Nafai qu’il valait mieux pour lui rester chez sa mère. D’autres raisons avaient pesé : il fallait tenir compagnie à Issib, penser au prestige de la maisonnée de Mère, à l’avantage d’être auprès de ses sœurs – mais en réalité c’était l’ambition qui l’avait persuadé de ne rien changer à sa vie. Moi, je fais partie de ceux qui ont de l’avenir. Un jour, Basilica et peut-être même le monde entier auront besoin de moi. Et, qui sait ? On enverra mes textes au ciel pour que Surâme en fasse profiter les gens des autres cités, dans d’autres langues. Peut-être même que je ferai partie des grands hommes dont les idées sont encodées dans le verre et archivées, et pour le restant de l’histoire humaine on me considérera comme un des géants d’Harmonie !

Toutefois, devant son ardeur à vouloir habiter avec Père, on l’avait dès lors et jusqu’à l’âge de treize ans envoyé passer la plupart de ses fins de semaine avec Issib à la propriété de Wetchik, qui lui était devenue aussi familière que la demeure citadine de Rasa. Père avait exigé qu’il travaille dur afin d’apprendre comment un homme gagne sa vie, si bien que ces congés n’étaient en rien des vacances. « Six jours par semaine, tu étudies, tu travailles avec ton esprit pendant que ton corps se repose. Ici, tu travailleras avec ton corps aux écuries et aux serres, tandis que ton esprit découvrira la paix qui naît d’un labeur honnête. »

Père parlait toujours de la sorte, comme s’il faisait un éternel sermon ; d’après Mère, il prenait ce ton parce qu’il n’était pas à l’aise avec les enfants. Mais Nafai avait surpris assez de conversations d’adultes pour savoir que Père s’exprimait ainsi avec tout le monde, sauf avec Rasa. Ce qui indiquait qu’il n’était jamais à l’aise, jamais vraiment lui-même avec personne ; mais avec le temps, Nafai avait également appris qu’aussi moralisante que fût sa conversation, Père n’était pas un imbécile : ses paroles n’étaient jamais creuses, ni stupides, ni inconsidérées. Dans son jeune âge, Nafai croyait que les hommes parlaient tous ainsi ; il usait donc d’un style élégant et mettait son point d’honneur à apprendre l’emeznetyi classique tout comme le basyat familier, qui était à cette époque la langue des arts et du commerce à Basilica. Plus récemment, Nafai s’était rendu compte que pour bien communiquer, mieux valait parler la langue commune ; mais les rythmes et les mélodies de l’emeznetyi transparaissaient encore dans son écriture et dans son discours, et même dans les plaisanteries idiotes qui lui valaient la colère d’Elemak.

« Je viens de comprendre quelque chose », dit-il.

Issib ne répondit pas ; il était loin devant et Nafai n’était même pas sûr d’avoir été entendu. Mais il poursuivit néanmoins, d’une voix plus basse, sans doute parce qu’il se parlait à lui-même. « Je crois que si je dis toutes ces choses qui mettent les gens en colère, ce n’est pas que je les pense, mais simplement que j’ai trouvé une façon astucieuse de les dire. C’est comme un art, inventer une façon parfaite d’exprimer une idée, et une fois qu’elle est inventée, il faut l’utiliser, parce que les mots n’existent pas tant qu’on ne les a pas prononcés.

— C’est plutôt faiblard, comme art, Nyef, et si j’étais toi, j’y renoncerais avant de me faire assassiner à cause de lui. »

Tiens, Issib l’écoutait, finalement.

« Pour un grand costaud, il t’en faut, du temps, pour monter la route de la Corniche ! ajouta-t-il.

— Je réfléchissais.

— Alors, débrouille-toi pour marcher tout en réfléchissant. »

Nafai arriva en haut de la route, où l’attendait Issib. C’est vrai que je lambine, songea-t-il. Je ne suis même pas essoufflé.

Mais Issib s’était arrêté ; Nafai l’imita et se retourna comme son frère vers la route de la Corniche qu’ils venaient de gravir et qui portait bien son nom : elle courait le long d’une corniche qui descendait vers la vaste plaine côtière souvent arrosée par les pluies venues de la mer. Ce matin, l’air était limpide, et du haut de la crête on pouvait voir jusqu’à l’océan la marqueterie des fermes et des vergers, traversée de routes qu’épaississaient çà et là des villes et des villages, étalée comme un couvre-lit entre les montagnes et la mer. Sur la route de la Corniche montait une longue file de fermiers qui allaient au marché, suivis par des colonnes d’animaux de bât. Si Nafai et Issib étaient partis ne fut-ce que dix minutes plus tard, ils auraient dû voyager dans le bruit et l’odeur âcre des chevaux, des ânes, des mules et des kurelomi, au milieu des jurons des hommes et des cancans des femmes. Autrefois, c’était un plaisir, mais Nafai avait assez souvent fait la route avec eux pour savoir que les commérages et les gros mots ne variaient jamais. Tout ce qui vient d’un jardin n’est pas une rose.

Issib se tourna vers l’ouest, et Nafai l’imita : ils étaient face à un paysage complètement différent : le chaotique plateau rocheux du Besporyadok, désert aride qui se déroulait à l’infini vers l’occident. Mille poètes au moins avaient fait la même observation : le soleil s’élevait de la mer, environné de joyaux de lumière qui dansaient sur les eaux ; puis il se couchait dans un flamboiement rouge à l’ouest et disparaissait dans la poussière qui survolait sans cesse le désert. Mais Nafai songeait toujours qu’au regard de la météo, le soleil aurait dû inverser son trajet : il n’apportait pas à la terre l’eau de l’océan, mais répandait le feu desséchant du désert jusqu’à la mer.

L’avant-garde de la foule était maintenant assez proche pour que les deux garçons entendent les conducteurs et les ânes. Ils reprirent donc le chemin de l’enceinte de roche rouge de Basilica, que les premiers rayons du soleil illuminaient par places. Basilica, point de rencontre des montagnes boisées du nord, du désert de l’ouest et de la côte fertile de l’est ; comme les poètes l’avaient chantée ! Basilica, Cité des Femmes, Havre des Brumes, Jardin aux Rouges Murailles de Surâme, port où toutes les eaux du monde s’unissent pour concevoir les nuées et se déverser, renouvelées, sur la terre !

Ou, comme disait Mebbekew, ville rêvée pour prendre une cuite.

Le chemin qui menait de la porte du Marché de Basilica à la propriété de Wetchik sur la route de la Corniche n’avait pas changé pendant toutes ces années ; quand une simple pierre avait été déplacée, Nafai le savait immédiatement. Mais son treizième anniversaire fut un tournant dans sa vie et donna un sens nouveau à la route : à treize ans, les garçons, même les plus prometteurs, abandonnaient leurs études pour toujours et allaient habiter chez leur père. Seuls restaient ceux qui refusaient tout métier d’homme pour devenir savants. À huit ans, Nafai avait supplié qu’on lui permît de vivre chez son père ; à treize, il plaida pour l’inverse. « Non, dit-il, je n’ai pas décidé de me faire savant, mais je n’ai pas non plus décidé le contraire. Pourquoi me faudrait-il déjà choisir ? Laissez-moi habiter chez vous, Père, s’il le faut ; mais laissez-moi aussi rester à l’école de Mère le temps que j’y voie plus clair. Vous n’avez pas besoin de moi pour votre travail comme vous avez besoin d’Elemak. Et je n’ai pas envie de suivre la voie de Mebbekew. »

Aussi, bien que le chemin qui allait de la demeure de Père à la cité fût inchangé, Nafai l’empruntait dans l’autre sens. Le trajet n’était plus de chez Rasa en ville vers la campagne et retour, mais de chez le Wetchik jusqu’à la cité. La plupart de ses affaires étaient à Basilica – tous ses livres, ses papiers, ses instruments et ses jouets – et il y dormait souvent trois ou quatre nuits sur les huit de la semaine, mais c’était chez Père qu’il vivait désormais.

C’était inévitable. Aucun homme ne possédait rien en propre à Basilica ; toute chose lui venait de la générosité d’une femme. Et même celui qui, comme Père, avait toutes les raisons de se croire à l’abri, avec une compagne régulière depuis de longues années, même celui-là ne se sentait jamais vraiment chez lui à Basilica, à cause du lac. Le profond fossé tectonique du cœur de la cité, raison même de son existence, occupait la moitié de l’espace enclos par les murs de Basilica, et aucun homme n’avait le droit d’y descendre, ni même de s’aventurer assez loin dans le bois qui l’entourait pour apercevoir l’eau scintillante. Si elle scintillait ! D’après ce que Nafai en savait, la fracture était si profonde que la lumière du soleil ne touchait jamais les eaux du lac de Basilica.

On ne peut se sentir chez soi quelque part où l’on n’a pas accès à tout. Aucun homme n’est jamais complètement citoyen de Basilica. Et moi, je deviens un étranger dans la maison de ma mère.

Naguère, Elemak avait souvent parlé de cités où les hommes possédaient tout, de pays où ils avaient de nombreuses épouses et où l’on ne consultait pas les femmes pour le renouvellement des contrats de mariage ; il avait même parlé d’une ville où le mariage n’existait pas, mais où les hommes pouvaient prendre les femmes qu’ils voulaient sans qu’elles aient le droit de refuser, à moins d’être enceintes. Nafai se demandait néanmoins si ces histoires étaient vraies, car pourquoi les femmes accepteraient-elles de se soumettre à de tels traitements ? Celles de Basilica étaient-elles tellement plus fortes que les autres ? Ou bien étaient-ce les hommes d’ici qui étaient plus faibles et plus timorés que ceux des autres cités ?

Soudain, une question pressante vint à l’esprit de Nafai : « Tu as déjà couché avec une femme, Issya ? »

Issib ne répondit pas.

« J’aurais bien aimé le savoir », insista Nafai.

Mais Issib ne dit rien.

« J’essaye de comprendre ce que les femmes de Basilica ont de si extraordinaire pour que quelqu’un comme Elya y revienne toujours, au lieu de s’installer dans une des villes où les hommes sont les maîtres. »

Issib répondit enfin : « D’abord, Nafai, mets-toi dans le crâne qu’il n’y a pas de ville où les hommes sont les maîtres. Il y a des endroits où les hommes font semblant de régner et où les femmes jouent à les laisser faire, tout comme les femmes d’ici font semblant de régner et les hommes de les laisser faire. »

Tiens, c’était intéressant. Les choses pouvaient donc être plus complexes qu’il n’y paraissait ? Nafai n’y avait jamais pensé. Mais Issib n’en avait pas terminé, et Nafai avait envie d’en entendre davantage. « Et ensuite ?

— Ensuite, Nyef, eh bien, oui, Mère et Père m’ont trouvé une cousinette il y a plusieurs années, et pour être franc, ça ne correspond guère à ce qu’on en dit. »

Mais ce n’était pas là ce que Nafai voulait entendre. « Meb a l’air de penser le contraire, dit-il.

— Meb n’a pas de cervelle ; il va simplement là où la partie la plus protubérante de sa personne le conduit. Quelquefois, ça veut dire qu’il suit son nez, mais c’est rare.

— C’était comment ?

— C’était agréable. Elle était très douce. Mais je ne l’aimais pas. » Issib prit un air un peu triste. « J’ai eu l’impression qu’on me faisait quelque chose, mais que nous ne faisions rien ensemble.

— C’est peut-être à cause de…

— De mon infirmité ? En partie, j’imagine, bien que cette femme m’ait appris à donner du plaisir ; elle a même dit que je m’en sortais de façon étonnante. Toi, ça te plaira, comme à Meb.

— J’espère bien que non !

— Mère dit que les hommes les meilleurs ne jouissent pas tant que ça de leur cousinette, parce qu’ils ne veulent pas recevoir leur plaisir comme une leçon, mais se le faire donner librement, par amour. Mais elle dit aussi que les moins bons n’apprécient pas non plus leur cousinette, parce qu’ils ne supportent pas qu’une autre contrôle la situation.

— Moi, je ne veux pas de cousinette du tout, dit Nafai.

— Ah, ça, c’est génial ! Et comment tu comptes apprendre, alors ?

— Je veux qu’on apprenne ensemble, moi et ma compagne.

— Tu es un romantique doublé d’un crétin, dit Issib.

— Les oiseaux et les lézards apprennent bien sans personne.

— Nafai ab Wetchik mag Rasa, le célèbre lézard érotomane !

— Une fois, j’ai regardé deux lézards faire l’amour pendant toute une heure.

— Et tu as appris des techniques intéressantes ?

— Oui. Mais elles ne sont utilisables que si on est proportionné comme un lézard.

— Ah ?

— Leur truc est long comme la moitié de leur corps. »

Issib éclata de rire. « Ça doit être pratique, pour acheter un pantalon !

— Et pour lacer ses sandales !

— Il doit falloir se l’enrouler autour de la taille !

— Ou se le passer sur l’épaule ! »

Cette conversation les conduisit jusqu’au marché, où les échoppes commençaient à ouvrir dans l’attente de l’arrivée imminente des fermiers de la plaine. Père en possédait quelques-unes dans le marché extérieur, bien qu’aucun fermier ne fût assez riche ni assez raffiné pour avoir envie d’acheter des plantes aussi difficiles à garder en vie, et qui de surcroît ne donnaient pas de récolte intéressante. Les seules ventes du marché extérieur se faisaient auprès de boutiquiers de Basilica ou, plus rarement, d’étrangers fortunés qui flânaient au marché en arrivant dans la cité ou en la quittant. Père en voyage, c’était Rashgallivak qui supervisait l’ouverture des échoppes ; et en effet, il était là, en train d’installer des plantes de climats froids dans une vitrine réfrigérée. Ils le saluèrent de la main, mais lui se contenta de les regarder sans même leur faire un signe de reconnaissance. Rash était comme ça : en cas de problème, il serait là ; mais pour l’instant, toute son attention était vouée aux plantes. Pourtant, rien ne pressait : les meilleures ventes n’auraient lieu qu’en fin d’après-midi, au moment où les Basilicains cherchaient des cadeaux pour impressionner leur compagne ou leur amant, ou pour conquérir le cœur de quelqu’un.

Meb avait un jour plaisanté sur les plantes exotiques qu’on n’achetait jamais pour soi-même – trop difficiles à entretenir – mais seulement pour les offrir, à cause de leur prix. « C’est le cadeau parfait : les plantes restent belles et impressionnantes exactement le temps que dure une liaison, c’est-à-dire une semaine, en général. Ensuite, elles meurent, à moins que leurs propriétaires ne nous payent, nous, pour venir nous en occuper. Dans les deux cas, leurs sentiments envers les plantes s’harmonisent toujours avec ce qu’ils éprouvent pour les donateurs : exaspération parce que l’autre s’accroche, ou dégoût de l’affreux souvenir tout desséché. Si une histoire d’amour doit devenir définitive, les amoureux feraient mieux de s’acheter un arbre. » Quand Meb avait commencé à tenir ce genre de propos aux clients, Père l’avait renvoyé de ses échoppes. Nul doute que ce fût là exactement ce que souhaitait Meb.

Nafai comprenait son désir d’éviter de travailler dans l’entreprise familiale. Se décarcasser à vendre des plantes capricieuses n’avait rien de réjouissant.

Si j’arrête mes études, songeait-il, je serai obligé de faire chaque jour un boulot minable comme celui-là, et qui en plus ne me mènera nulle part. À la mort de Père, Elemak deviendra le nouveau Wetchik, or il ne me laissera jamais conduire une caravane à moi, alors que c’est le seul côté intéressant du métier. Et je n’ai pas envie de passer ma vie dans une serre chaude, sèche ou froide, à greffer, à nourrir et à multiplier des plantes qui mourront à peine vendues. Il n’y a aucune grandeur là-dedans.

Le marché extérieur prenait fin à la première porte, dont les vastes vantaux étaient ouverts, comme toujours ; Nafai se demanda si on pouvait encore les fermer. Non que cela eût la moindre importance : cette porte était la mieux gardée de toutes, car la plus passante. La rétine de chacun était examinée et le résultat confronté à la liste des citoyens et des usagers. Issib et Nafai, fils de citoyens, étaient techniquement citoyens eux-mêmes, bien qu’ils n’aient pas le droit de posséder des biens à l’intérieur de la cité, et à leur majorité ils auraient droit de vote. Aussi les gardes les traitèrent-ils avec respect.

Entre les portes extérieure et intérieure, dans l’espace séparant les hautes murailles rouges et protégé de tous côtés par des gardes, se tenait l’activité la plus lucrative de Basilica : le marché de l’or. Ce n’était pourtant pas l’or qui se vendait et s’achetait le plus ici, bien que les prêteurs fussent toujours aussi nombreux. Ce qui s’échangeait, c’étaient toutes les formes de richesses aisément transportables et, par conséquent, aisément volables. Pierres précieuses, or, argent, platine, bases de données, bibliothèques, actes de propriété, actes fiduciaires, certificats d’actionnariat et garanties de dettes non recouvrables : tout cela se négociait ici, et chaque échoppe avait son ordinateur qui transmettait les transactions à l’archiviste municipal, le maître ordinateur de la cité. L’agitation constante de tous ces écrans holographiques provoquait un étrange effet de scintillement, qui donnait l’impression, où qu’on tournât le regard, de toujours apercevoir du coin de l’œil quelque chose qui bougeait. Meb disait que c’était à cause de ça que les prêteurs et les vendeurs du marché de l’or se croyaient sans cesse espionnés.

Nul doute que la plupart des ordinateurs avaient repéré Nafai et Issib dès leur examen de rétine, et affiché à l’écran leurs noms, statut et position financière. Un jour, tout cela aurait son importance, Nafai le savait, mais pour l’heure, cela n’avait aucun sens. Depuis que Meb, qui avait dix-huit ans depuis l’année dernière, s’était affreusement endetté, la famille de Wetchik subissait une sévère restriction bancaire, et comme Nafai n’avait d’autre moyen que le crédit pour se procurer de l’argent, personne ici ne devait s’intéresser à lui. Père aurait pu faire lever cette restriction, mais comme il traitait toutes ses affaires en liquide et sans jamais emprunter, il n’en était pas gêné ; et de cette façon, Meb n’était pas tenté d’accroître ses dettes. Nafai avait assisté aux scènes de jérémiades, de hurlements, de bouderies et de pleurs qui s’étaient succédé pendant des mois, semblait-il, avant que Meb ne comprît enfin que Père ne s’attendrirait pas et ne lui laisserait jamais son indépendance financière. Ces derniers mois, Meb n’y avait pas fait allusion une seule fois. Et voilà qu’il se mettait à porter des habits neufs qu’il prétendait empruntés à des amis compatissants ; Nafai était sceptique. Meb continuait à dépenser de l’argent comme s’il en possédait, et comme il était impossible de l’imaginer travaillant, il fallait en conclure qu’il avait trouvé à emprunter sur sa part de la propriété de Wetchik.

Cela lui ressemblerait bien, de tabler sur la mort anticipée de Père. Mais celui-ci, à cinquante ans seulement, était encore vigoureux et plein de santé. Un jour ou l’autre, les créanciers de Meb se lasseraient, et il devrait alors revenir supplier Père de le libérer de ses dettes.

Il y eut un deuxième contrôle de rétine à la porte intérieure. Mais les deux garçons étaient citoyens et, d’après les ordinateurs, non seulement ils n’avaient rien acheté, mais ils ne s’étaient arrêtés à aucune échoppe ; ils échappèrent donc à l’examen corporel destiné à détecter, selon l’euphémisme habituellement employé, les « emprunts illicites ».

Quelques instants plus tard, ils passaient la porte et pénétraient dans la cité proprement dite.

Plus précisément, ils entrèrent dans le marché intérieur, qui était plus grand que le marché extérieur, mais là s’arrêtait la ressemblance : au lieu de viande et d’aliments, de coupes de drap et de bois, on vendait ici des articles finis : pâtisseries, glaces, épices et herbes : meubles, literie, draperies et tapisseries ; chemises et pantalons finement cousus, sandales, gants et anneaux pour les orteils, les oreilles et les doigts ; colifichets, animaux et plantes exotiques rapportés à grands frais et à grands risques des quatre coins du monde. C’était ici que Père proposait ses végétaux les plus précieux, dans des échoppes ouvertes jour et nuit.

Mais rien de tout cela n’avait de charme particulier pour Nafai : à force de traverser le marché pendant tant d’années les poches presque vides, ce spectacle lui était devenu indifférent. Seules comptaient pour lui les nombreuses échoppes vendant des myachiks, ces petites boules de verre qui contenaient des enregistrements de musique, de danse, de sculpture, de peinture ; tragédies, comédies et spectacles réalistes, récités sous forme de poèmes, mis en scène, ou transformés en airs d’opéra ; œuvres d’historiens, de scientifiques, de philosophes, d’orateurs, de prophètes et de satiristes ; leçons et démonstrations de tous les arts ou techniques imaginables ; et, naturellement, célèbres chansons d’amour qui faisaient la renommée de Basilica dans le monde entier, car elles combinaient la musique à des jeux de scène érotiques et muets qui se répétaient indéfiniment, de façon aléatoire, telles des sculptures autogènes, dans les chambres et les jardins privés de chaque maisonnée de la cité.

Bien entendu, Nafai était trop jeune pour s’acheter des chansons d’amour, mais il en avait souvent vu chez des amis dont la mère ou les professeurs n’étaient pas aussi discrets que Rasa. Elles le fascinaient, tant par leur musique et leur sujet que par leur érotisme. Mais en fait il passait tout son temps au marché à chercher de nouvelles œuvres de poètes, de musiciens, d’artistes et comédiens basilicains, ou de pièces classiques remises au goût du jour, ou encore des ouvrages inconnus importés de l’étranger, traduits ou en version originale. Père ne laissait peut-être que peu d’argent à ses fils, mais Mère allouait à tous ses enfants – à ses fils et ses nièces ni plus ni moins qu’à de simples élèves – une somme honnête pour l’achat de myachiks.

Sans bien s’en rendre compte, Nafai se dirigeait vers une échoppe où un jeune homme chantait d’une adorable voix de ténor, haute et douce ; la mélodie aurait pu être une nouvelle composition de celui qui se faisait appeler Levant, ou d’un très bon imitateur.

« Non, dit Issib. Tu pourras revenir cet après-midi.

— Continue, je te suis.

— On n’est déjà pas en avance !

— Eh bien, alors, ce n’est pas grave si je prends un peu plus de retard.

— Il faudrait que tu mûrisses, Nafai, rétorqua Issib. Chaque fois que tu rates un cours, tu dois le rattraper, ou ton professeur doit le refaire.

— De toute façon, je n’apprendrai jamais rien. J’ai envie d’écouter la chanson.

— Alors, écoute-la en marchant. À moins que ça ne soit au-dessus de tes capacités ? »

Et Nafai se laissa emmener hors du marché. La chanson s’éteignit rapidement, perdue dans les bavardages, les conversations et la musique qui sortait des autres échoppes. À la différence de l’autre, le marché intérieur ne dépendait pas des fermiers des plaines, et ne fermait donc jamais ; la moitié des gens présents ici, Nafai en était certain, n’avaient pas fermé l’œil de la nuit et se faisaient au matin un dîner tardif de pâtisseries et de thé avant de rentrer se coucher. Peut-être même Meb en était-il. Et, un court instant, Nafai envia son existence. Si jamais je deviens un grand historien ou un grand scientifique, est-ce que je bénéficierai d’une telle liberté ? La liberté de me lever en milieu d’après-midi, d’écrire jusqu’au crépuscule, puis d’aller le nez au vent dans la nuit de Basilica voir les ballets et les pièces de théâtre, entendre les concerts, ou peut-être réciter des passages de mon œuvre, écrits le jour même, devant un public de choix que ma récitation laisserait bourdonnant de commentaires, de disputes, de louanges et de critiques… Comment les voyages épuisants d’où Elemak revient tout crotté pourraient-ils se comparer à une telle vie ? Et puis rentrer à l’aube chez Eiadh et lui faire l’amour, tandis qu’en riant nous nous raconterions tout bas nos aventures et nos triomphes de la nuit !

Il manquait deux ou trois éléments pour faire de ce rêve une réalité. D’abord, Eiadh n’avait pas encore de maison, et si elle s’était fait une petite réputation de chanteuse et de diseuse, il était clair que sa carrière n’aurait jamais rien d’éblouissant ; ce n’était pas un prodige, et sa maison resterait sans doute modeste pendant de nombreuses années. Ce n’est pas grave, je l’aiderai à en acquérir une plus belle, même si, quand un homme aide une femme à acheter du bien à Basilica, l’argent ne peut être reçu qu’en cadeau. Eiadh est une femme trop loyale pour annuler un jour mon contrat et me jeter à la porte d’une maison que j’aurais contribué à payer.

Ce qui manquait aussi au rêve de Nafai, c’est qu’il n’avait jamais rien écrit de particulièrement brillant. Évidemment, il n’avait pas encore choisi son domaine d’élection, et, se cherchant encore, il touchait un peu à tout. Mais très bientôt, il ferait son choix, il découvrirait son don, et alors il y aurait des myachiks de ses œuvres à lui dans les échoppes du marché intérieur.

Une procession descendait la route Sainte vers le fond de la Fracture, et parce qu’ils étaient des hommes, ils durent la contourner ; malgré ce détour, ils arrivèrent à l’heure chez Mère. Issib quitta immédiatement Nafai et gagna sur ses flotteurs l’escalier extérieur qui menait à la salle des ordinateurs ; en ce moment, il y passait tout son temps. Une classe d’enfants plus jeunes avait déjà commencé sous les piliers de la courbe sud de l’auvent, éclairée par les rayons obliques du soleil. Ils faisaient leurs dévotions, les garçons s’assénant de temps en temps de violentes claques sur le corps, tandis que les filles chantonnaient à mi-voix. La classe de Nafai devait faire la même chose quelque part à l’intérieur de la maison ; il n’était pas pressé de la rejoindre, car on considérait comme vaguement sacrilège de déranger une séance de dévotion.

C’est donc d’un pas lent qu’il contourna la classe de l’auvent, puis fit halte, appuyé contre un pilastre qui le dissimulait ; il écouta les douces voix des filles qui fredonnaient sans coordination, avec des accords perdus aussitôt que trouvés, et les rythmes saccadés, syncopés des garçons qui se frappaient les joues et les cuisses, les bras et la poitrine à travers leurs vêtements.

Soudain, une élève apparut à côté de lui. Il l’avait déjà vue au gymnase, naturellement. C’était Luet, la sorcerette, dont les visions, disait la rumeur, étaient si remarquables que les dames de la Terrasse lui donnaient déjà le titre de sibylle. Nafai n’ajoutait pas grande foi à ces histoires de magie : Surâme ne pouvait pas plus connaître l’avenir que les humains, et pour ce qui était des visions, les gens ne se rappelaient que celles qui, par pur hasard, coïncidaient plus ou moins avec la réalité.

« Tu es celui qui est couvert de feu », dit-elle.

De quoi parlait-elle ? Que répondre à cela ?

« Non, je suis Nafai.

— Pas vraiment de feu. De petites étincelles de diamant qui se transforment en éclairs quand tu es en colère.

— Il faut que j’y aille. »

Elle lui toucha la manche ; ce geste l’arrêta aussi sûrement que si elle lui avait agrippé le bras. « Elle ne s’appariera pas avec toi, tu sais.

— Qui ?

— Eiadh. Elle te le proposera, mais tu refuseras. »

Oh, l’humiliation ! Cette fille, qui n’avait sûrement pas plus de douze ans et n’était évidemment pas femme, à en juger par sa taille et ses formes, qu’est-ce qu’elle pouvait bien savoir de ses sentiments pour Eiadh ? Son amour était-il à ce point flagrant ? Eh bien, parfait, soit ! Il n’avait rien à cacher. Il n’y avait rien que d’honorable à être connu pour aimer une telle femme. Quant au talent de prophétesse de cette fille, il était bien peu crédible si elle affirmait qu’Eiadh s’offrirait à lui et qu’il la rejetterait ! Je m’arracherais un doigt avec les dents plutôt que de refuser comme compagne la femme la plus parfaite de Basilica ! songea Nafai.

« Excuse-moi », dit-il en retirant son bras. Il n’appréciait pas qu’elle le touchât. On disait que sa mère était une Sauvage, une de ces solitaires crasseuses qui sortaient de leur désert pour entrer à Basilica ; Nafai savait bien que ces soi-disant saintes femmes couchaient avec le premier homme qui le leur demandait, au milieu des rues de la cité, et que n’importe quel homme avait le droit de les posséder, même s’il était déjà sous contrat avec une compagne. Les mâles de noble extraction n’y touchaient pas, bien entendu ; même Meb ne s’était jamais vanté d’avoir participé à « l’adoration du désert » ni à des « fêtes de la poussière », comme on désignait grossièrement l’accouplement avec des Sauvages. Nafai ne voyait rien de sacré dans toute cette affaire, et à ses yeux, cette Luet n’était qu’une bâtarde conçue par une folle et un homme bestial dans un coït plus proche du viol que de l’amour. Il n’y avait aucune chance que Surâme eût rien à voir là-dedans.

« C’est toi, le bâtard », dit la fillette avant de s’éloigner. Les autres avaient fini leurs dévotions, à moins qu’ils n’aient fait silence pour entendre ce que Luet lui racontait, ce qui signifiait que l’histoire aurait fait le tour de la maison avant le déjeuner, de tout Basilica avant le dîner ; Issib le taquinerait sans doute sur le sujet en rentrant, après quoi Elemak et Mebbekew en feraient longtemps des gorges chaudes. Pourquoi les femmes de Basilica ne gardaient-elles pas les folles comme Luet sous clé, au lieu de prendre au sérieux toutes les idioties qu’elles débitaient ?

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