11. Les frères

Basilica n’était pas encore en vue, mais Elemak connaissait la route. Il la connaissait aussi bien que la peau de son visage dans le miroir, aussi bien que chaque grain de beauté, chaque creux et chaque bosse que son rasoir faisait saigner. Il connaissait les ombres de chaque heure du jour, les endroits où l’eau pouvait attendre après la pluie, ceux où des voleurs risquaient de se dissimuler.

C’est vers un de ces endroits qu’Elemak emmenait présentement ses frères. Ils avaient quitté la route depuis quelque temps, mais sans jamais la perdre de vue. Maintenant, ils s’en écartaient pour de bon, et le terrain ne tarda pas à devenir si cahoteux qu’ils durent mettre pied à terre.

« Pourquoi est-ce qu’on s’arrête ici ? demanda Mebbekew.

— Hé ! mes flotteurs marchent ! s’exclama Issib. On est assez près pour que je puisse bouger sans ce fichu fauteuil ! »

Elemak jeta un regard mauvais à son frère : « Ils ne fonctionnent pas encore de façon fiable, dit-il. On va descendre ton fauteuil du chameau et tu vas t’en servir. »

Mais Issib, d’habitude si accommodant, refusa tout net : « Sers-t’en toi-même, si tu trouves ça si pratique !

— Regarde-toi donc, dit Elemak. Tes flotteurs fonctionnent un coup sur deux, dans le meilleur des cas. Tu vas tout le temps te casser la figure, et ce n’est vraiment pas le moment. Donc, tu prends ton fauteuil.

— Mais ça ira mieux à mesure qu’on s’approchera de la cité !

— Oui, mais on ne s’en approchera pas, répondit Elemak.

— Qu’est-ce qu’on fait, alors ? demanda Mebbekew.

— On descend dans cette ravine, où ne pénètrent sûrement pas les magnétiques de Basilica, et là, on attend la nuit.

— Et ensuite ? insista Mebbekew. Puisque tu as l’air de penser que c’est toi qui commandes ! »

Elemak avait souvent été confronté à ce genre d’attitude de la part d’autres voyageurs, et même parfois d’hommes qu’il avait engagés. Il savait comment y répliquer : par une répression brutale, instantanée et publique, afin que personne n’ignorât qui donnait les ordres. Aussi, au lieu de répondre à Mebbekew, il lui saisit les bras – des bras minces, féminins, des bras de comédien, par Surâme, de comédien ! – et le poussa violemment contre le rocher. Ce brusque mouvement effraya un des chameaux, qui se mit à taper du sabot et à cracher en protestant. L’espace d’un instant, Elemak craignit d’avoir à calmer l’animal ; mais non, Nafai s’était approché et l’apaisait. Allons, ce môme pouvait finalement être utile à autre chose qu’à lécher le cul de Père ! Ce n’était pas comme Mebbekew : avec celui-là, on ne pouvait être sûr de rien – sauf de son irresponsabilité. Elemak n’avait jamais compris pourquoi Gaballufix s’était fié à lui ; il devait pourtant bien savoir que Mebbekew serait incapable de tenir sa langue. Même s’il n’avait pas avoué le complot directement à Père, il en avait sûrement parlé à quelqu’un, sinon comment Père aurait-il été au courant ?

Elemak vit une terreur abjecte au fond des yeux de Mebbekew, et aussi de la douleur ; sa tête avait durement heurté la pierre. Eh bien, tant mieux, se dit Elemak. Pense un peu à la douleur. Penses-y bien avant de remettre mon autorité en question.

« C’est moi qui commande ici », murmura-t-il.

Mebbekew acquiesça.

« Et je dis qu’on va attendre la nuit.

— Mais je plaisantais, geignit Meb. Pourquoi tu es toujours aussi sérieux ? »

Elemak faillit le frapper à nouveau. Sérieux ? Ne comprenait-il donc pas que là-bas, à Basilica, l’homme le plus dangereux de la cité était presque certainement convaincu qu’ils l’avaient trahi en conseillant à Père de s’enfuir ? Pour Mebbekew, Basilica était un lieu de plaisir et de sensations fortes ; eh bien, en ce moment, on trouvait peut-être des sensations fortes dans ses murs, mais du plaisir, sûrement pas !

Elemak ne frappa pas Meb ; c’eût été excessif, et ça aurait provoqué le ressentiment chez les autres, au lieu de leur respect. Elemak savait mener les hommes et contrôler ses sentiments sans les laisser empiéter sur son jugement. Il lâcha donc Mebbekew et lui tourna le dos, pour bien montrer la confiance absolue qu’il avait dans sa position de chef et le mépris que Meb lui inspirait. Celui-ci n’oserait pas l’attaquer, même de dos.

« Voici ce qui va se passer à la nuit ; c’est très simple : j’entrerai dans la cité, je parlerai à Gaballufix, et je rapporterai l’Index.

— Non, fit Issib. Père a dit qu’on devait tous y aller. »

Encore un cas d’insubordination ; mais rien de sérieux, et puis il s’agissait d’Issib, l’infirme : une démonstration de force était hors de question.

« Et nous sommes tous venus, comme tu le vois, répondit Elemak. Mais moi, je connais Gaballufix. C’est mon demi-frère, c’est-à-dire autant mon frère que n’importe lequel d’entre vous. C’est moi qui ai le plus de chances de le persuader de nous donner l’Index.

— Tu veux dire que tu nous as fait faire tout ce chemin, reprit Issib, pour m’obliger à rester ici, dans ce cercueil en ferraille, sans pouvoir m’approcher davantage de la cité ?

— Mieux vaut ton fauteuil qu’un vrai cercueil, rétorqua Elemak. Crois-moi, si tu t’imagines qu’aller en ville sera une partie de plaisir, c’est que tu es complètement idiot ! Gaballufix est dangereux !

— C’est vrai, intervint Nafai. Elemak a raison. Si on y va tous et que ça tourne mal, on risque de se faire tous tuer ou jeter en prison, ou je ne sais quoi encore. Mais si un seul y va et qu’il échoue, les autres auront encore une chance.

— Si j’échoue, retournez auprès de Père, dit Elemak.

— C’est ça ! s’écria Meb, ironique. On se souvient tous du chemin, tu t’en doutes !

— Non, tu ne peux pas y aller, Elya, dit Issib. De nous tous, tu es le seul qui soit indispensable pour nous ramener.

— Eh bien, j’irai, moi », déclara Nafai.

Elemak éclata de rire. « Bonne idée ! Je te signale que c’est toi qui ressembles le plus à Dame Rasa ! J’ai l’impression que tu ne comprends pas très bien, Nyef ; si tu te présentes à lui, tu lui rappelleras tout de suite la seule humiliation dont il n’a jamais pu se venger : Dame Rasa qui n’a pas renouvelé son contrat après avoir eu deux filles de lui et qui, moins d’une semaine après, a pris contrat avec Père, un contrat qu’elle n’a pas encore rompu aujourd’hui. Entre seul chez Gaballufix, sans que personne soit au courant de ta présence en ville, Nyef, et tu es mort.

— Eh bien, moi, alors, dit Mebbekew.

— Toi, tu n’arriverais qu’à te soûler ou à te dénicher une femme, répliqua Elemak, et ensuite tu reviendrais en prétendant que tu as parlé à Gaballufix et qu’il a refusé. »

Mebbekew parut jouer avec l’idée de se mettre en colère, puis se ravisa. « Peut-être bien, dit-il. Mais je ne vois pas de meilleure solution.

— Moi, si, intervint Issib : j’y vais et je demande l’Index à Gaballufix. Qu’est-ce qu’il pourrait faire à un infirme ? »

Mais Elemak secoua la tête. « Il pourrait bien te casser en deux si l’envie lui en prenait, voilà ce qu’il pourrait faire !

— Et tu étais l’ami d’un type comme ça ? demanda Mebbekew.

— Frère, pas ami. Je suis son frère. On ne choisit pas sa famille, tu sais, dit Elemak. On fait avec ce qu’on a, c’est tout.

— Il ne ferait pas de mal à un infirme, insista Issib. Ce serait s’humilier devant ses hommes. »

Issib avait raison, Elemak le savait. L’infirme serait peut-être le seul capable de se sortir vivant d’une entrevue avec Gaballufix. Le problème, c’est qu’Elemak ne pouvait permettre qu’Issib ou Nafai lui parle ; Gaballufix risquait de laisser échapper quelque chose de compromettant pour Elemak. Non, il fallait qu’il lui parle lui-même, seul à seul, et peut-être arriverait-il à calmer le jeu et à le convaincre que ce n’était pas lui qui avait averti Père du complot destiné à tuer Roptat et à discréditer Wetchik. Si jamais ils l’apprenaient, Meb, Issya et Nyef ne comprendraient pas qu’à long terme, c’était pour le bien de Père : si on ne le neutralisait pas tout de suite, ce pourrait bien être à son tour de disparaître dans des conditions mystérieuses.

« Écoutez, voilà ce que je propose, dit Elemak : puisque nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord, laissons Surâme décider, à l’aide d’une tradition séculaire : on va tirer au sort. »

Il se baissa et ramassa par terre une poignée de cailloux. « Trois blancs, un noir. » Mais tout en parlant. Elemak coinça un quatrième caillou blanc entre ses doigts à l’insu de ses frères. « Le noir va à Basilica.

— D’accord, dit Meb, et les autres opinèrent du bonnet.

— C’est moi qui tiendrai les pierres, déclara Nafai.

— Personne ne tiendra les pierres, mon cher petit, répondit Elemak. Ça laisse trop de risques de tricherie, d’accord ? » Il leva le bras et déposa les cailloux sur une petite corniche rocheuse au-dessus de sa tête, puis fit semblant de les mélanger. « Mais quand j’aurai fini, tu pourras les mélanger à ton tour, Nafai, dit-il. Comme ça, personne ne pourra savoir quelle pierre est blanche ou noire. »

Nafai s’avança sans tarder, tendit le bras et mélangea les cailloux. Il y en avait quatre, comme prévu ; Elemak savait qu’au contact des quatre pierres, Nafai serait convaincu de l’absence de tricherie. Ce que Nafai ignorait, évidemment, c’est que la noire se trouvait à présent entre les doigts d’Elemak et que les quatre pierres posées sur la corniche étaient toutes blanches.

« Pendant que tu as la main en l’air, Nyef, tu n’as qu’à choisir un caillou ; vas-y. »

Nafai, le pauvre niais, sortit une pierre blanche et la regarda en fronçant les sourcils. Que croyait-il donc ? Il jouait à un jeu d’adultes, voyons ! Aucun de ces gamins n’avait l’air de comprendre qu’un homme comme Elemak, avec de telles responsabilités, ne ferait pas de vieux os sur la route s’il ignorait comment s’assurer que les tirages au sort tournent toujours à son avantage !

« À moi, maintenant, dit Issib.

— Non, coupa Elemak. À mon tour. » C’était là une autre des règles du jeu : il fallait qu’il pioche rapidement, sinon quelqu’un risquait d’avoir des soupçons et de découvrir en vérifiant les cailloux qu’il n’y en avait aucun de noir. Il leva la main, farfouilla avec ostentation parmi les pierres, puis ramena la noire, naturellement – mais avec la blanche en surnombre coincée entre les doigts. Quand ses frères vérifieraient, ils ne trouveraient que deux pierres sur la corniche.

« Tu l’as reconnue au toucher ! dit Mebbekew d’un ton accusateur.

— Ne sois pas mauvais joueur, répondit Elemak. Bon, si tout va bien, on pourra peut-être tous entrer dans la cité. Tout dépendra de la réaction de Gaballufix, vous êtes bien d’accord ? C’est mon frère ; si quelqu’un peut le convaincre, c’est bien moi.

— Moi, j’y entrerai quoi qu’il arrive, dit Issib. J’attendrai ton retour, mais je ne partirai pas d’ici sans faire un tour à Basilica.

— Issya, déclara Elemak, je ne peux pas te promettre que je te laisserai aller en ville. Par contre, avant que tu t’en retournes, tu t’en approcheras assez pour pouvoir utiliser tes flotteurs. Ça te va ? »

Issib acquiesça d’un air lugubre.

« Mais donnez-moi votre parole que personne ne bougera d’ici avant mon retour, poursuivit Elemak.

— Qu’est-ce qu’on fait si Gaballufix te tue ? demanda Meb.

— Il ne me tuera pas.

— Mais qu’est-ce qu’on fait, insista Meb, si tu ne reviens pas ?

— Si à l’aube je ne suis pas revenu, dit Elemak, c’est que je serai mort ou incapable de bouger. À partir de là, mes chers franginets, je ne suis plus responsable de rien et je me fous de ce que vous ferez. Rentrez à la maison, allez retrouver Père, ou bien rendez-vous en ville pour prendre une cuite, vous faire tuer ou vous faire voir, pour moi, ce sera du pareil au même. Mais ne vous faites pas de souci, je reviendrai. »

Ces paroles laissèrent ses frères songeurs ; puis il les emmena vers la ravine, dans un endroit dégagé où personne ne les découvrirait. « Tenez, regardez, dit Elemak. On voit les murs de la cité d’ici. Là, c’est la Haute Porte.

— C’est celle-là que tu vas emprunter ? demanda Nafai.

— À l’aller, oui, répondit Elemak. Au retour, je prendrai celle que je pourrai. »

Là-dessus, il se mit en route d’un pas décidé, en regrettant que la bravoure qu’il ressentait ne fût pas à la hauteur de celle qu’il affichait.


Entrer par la Haute Porte fut beaucoup plus facile que par la porte du Marché ; là au moins, il n’y avait pas d’or à garder. Elemak dut néanmoins se faire examiner le pouce pour prouver sa citoyenneté, et l’ordinateur municipal fut ainsi averti de son entrée. Il ne doutait pas que même si Gabya n’avait pas un ordinateur directement branché sur ceux de la cité – ce qui, bien sûr, aurait été illégal – il disposait certainement d’informateurs au gouvernement municipal ; si l’arrivée d’Elemak à Basilica l’intéressait, il en serait avisé en peu de temps.

Elemak se sentit soulagé de ne pas être retenu par les gardes ; cela prouvait que Gaballufix ne l’avait pas inscrit sur la liste des gens à arrêter sur-le-champ. Ou bien qu’il n’avait pas encore autant de pouvoir qu’il s’en vantait devant ses amis et ses partisans.

Suis-je son ennemi ? se demanda Elemak. Son frère, oui. Son ami, non. Un allié commode pour un moment, oui. Nous avons tous les deux vu le profit à tirer d’une relation plus étroite. Mais maintenant, me considérera-t-il comme un ancien associé désormais sans intérêt, comme un ami qui peut encore être utile, ou bien comme un traître qu’il faut punir ?

Elemak avait eu l’intention de se rendre tout droit chez Gaballufix, mais une fois dans la cité, il ne put s’y résoudre. D’un pas hésitant, il quitta la rue de la Haute-Porte, remonta celle de la Bibliothèque, puis prit la rue du Temple jusqu’à celle de l’Aile. L’une comme l’autre de ces deux voies l’auraient amené près de chez Gabya, mais Elemak se sentait de plus en plus inquiet devant les soldats qu’il croisait.

Ils étaient plus nombreux qu’avant la fuite dans le désert, et bien qu’il évitât soigneusement de les regarder dans les yeux, il ressentait un malaise croissant à leur vue. Pour finir, quand une dizaine d’entre eux débouchèrent dans la rue de l’Aile, il s’enfonça sous un porche et de là, il s’autorisa à les dévisager.

Il comprit immédiatement ce qui n’allait pas. Ils étaient tous identiques, visages, costumes, armes, tout. « Impossible ! » murmura-t-il. Il ne pouvait exister autant d’individus aussi semblables dans le monde au même moment. D’anciennes légendes remontèrent à sa mémoire, où des sorcières et des magiciens voulaient se rendre maîtres du monde en créant des copies d’eux-mêmes génétiquement identiques, lesquelles inévitablement (dans les contes, en tout cas) se retournaient contre leurs créateurs et les tuaient. Mais on était dans le monde réel, et il s’agissait des soldats de Gaballufix ; celui-ci ne savait pas plus comment pratiquer le clonage que voler ; et puis, s’il avait vraiment les moyens de créer des clones, il aurait certainement pu choisir un meilleur modèle que ce gros balourd navrant qui arpentait les rues d’un air abruti en compagnie de ses congénères.

« C’est un trucage », dit une voix de femme.

Elemak était seul sous le porche. Ce n’est qu’en s’en écartant qu’il vit celle qui avait parlé, une Sauvage sans âge, crasseuse, nue sous les couches de poussière et de saleté qui la recouvraient. Elemak n’étaient pas de ceux qui voyaient dans les Sauvages des objets de désir, même si certains de ses amis s’en servaient sans y attacher plus d’importance que s’il s’agissait d’urinoirs publics. Il n’y aurait pas prêté attention si elle n’avait paru répondre à son commentaire chuchoté ; et puis à qui parler avec plus de sécurité qu’à une sainte femme anonyme sortie de son désert ?

« Comment font-ils ça ? demanda-t-il. Pour se rendre tous semblables, je veux dire.

— Il paraît qu’ils utiliseraient un ancien appareil de théâtre, très en vogue il y a un millier d’années. »

Elle ne parlait pas comme une femme du désert.

« Comment ça marche ?

— Il s’agit d’un filet très fin qu’on porte comme un manteau. Un boîtier de commande à la taille permet de le mettre en route et de le couper. Le système s’adapte automatiquement à la lumière ambiante : il devient très visible au soleil, et beaucoup plus subtil au clair de la lune ou dans l’ombre. C’est très ingénieux. »

À mesure qu’elle s’exprimait, sa voix se faisait plus raffinée.

« Qui êtes-vous ? » demanda Elemak.

Elle planta ses yeux dans les siens. « Je suis Surâme, répondit-elle. Et toi, qui es-tu, Elemak ? Es-tu mon ami ou mon ennemi ? »

Elemak resta un instant pétrifié de terreur. Il s’était tellement tourmenté au sujet de Gaballufix, il avait tant redouté qu’un soldat le reconnaisse, l’interpelle et l’embarque, ou même le tue sur place, qu’être ainsi nommé par une folle en pleine rue le laissait sans voix. Comment se cacher quand on est reconnu même par les mendiantes ? À cet instant, la femme s’introduisit l’Index dans le nombril et se mit à le tortiller, comme si elle touillait quelque infâme mixture ; alors le dégoût triompha de la peur et précipita Elemak dans une course aveugle pour s’éloigner de la femme.

Bravo pour la discrétion ! Elemak eut quand même la présence d’esprit de ne pas se rendre directement chez Gabya dans cet état. Mais où aller ? L’habitude le poussait chez sa mère ; la vieille Hosni possédait une belle maison dans les Puits, près de la porte Arrière, où elle fricotait dans la politique, faisant et défaisant la réputation des jeunes loups du gouvernement. Mais le désir prit le pas sur l’habitude, et au lieu de se réfugier chez sa mère, il se retrouva à la porte de la maison de Rasa.

Enfant, il avait fréquenté cette école, naturellement, avant même que Père ne s’apparie avec Rasa ; d’ailleurs, c’était quand sa mère l’avait placé chez Rasa que son père et son professeur avaient fait connaissance. Non sans gêne, il avait entendu les cancans des élèves à propos de la liaison entre leur maîtresse et son père ; de ce moment, il ne s’était jamais senti parfaitement à l’aise dans cette maison, jusqu’à ce que – ô soulagement ! – il arrête ses études à treize ans. Mais aujourd’hui, c’est en prétendant et non en élève qu’il venait chez Rasa, et en prétendant dont la cour était favorablement accueillie.

Alors qu’il hésitait devant la porte, Elemak prit conscience qu’il était en train de faire exactement ce qu’il avait interdit à ses puînés : il s’occupait de ses affaires personnelles au lieu d’obéir aux ordres de Père. Mais il fit vite taire ses scrupules. Sa cour à Eiadh relevait de bien plus que la recherche d’un appariement avantageux ; durant ces derniers mois, il était tombé amoureux d’elle, et il la désirait plus qu’il ne l’aurait cru possible. Sa voix était musique à ses oreilles, son corps une sculpture aux variations infinies, dont chaque mouvement le laissait muet d’étonnement. Mais tandis que son amour pour elle grandissait, il avait de plus en plus peur qu’en elle l’amour ne fût pas aussi fort. Peut-être ne voulait-elle de lui que comme l’héritier du célèbre Wetchik, qui lui apporterait une fortune et un prestige considérables. Et si c’était là tout ce qu’elle voyait en lui, tout ce qu’elle ressentait pour lui, les derniers événements risquaient fort de la détourner de lui. Verrait-elle encore un intérêt à épouser l’héritier du Wetchik, maintenant que l’entreprise était en grande partie fermée et vendue ? Comment réagirait-elle devant lui, à présent ?

Il tira le cordon ; la cloche retentit. C’était une vieille cloche qui ressemblait plus à un gong au son profond qu’aux carillons musicaux si à la mode aujourd’hui. À sa grande surprise, ce fut Rasa en personne qui répondit.

« Tiens, un homme à ma porte ! dit-elle. Un jeune homme vigoureux, le visage couvert de la poussière et de la sueur du désert. Que dois-je en penser ? M’apportes-tu des nouvelles de mon compagnon ? Ou bien à nouveau des menaces de Gaballufix ? Es-tu venu enlever ma nièce Eiadh ? Ou bien es-tu revenu la peur au ventre dans la maison de tes études, en espérant un bain, un repas et quatre murs solides pour te protéger ? »

Il y avait tant d’humour dans ces mots que les craintes d’Elemak s’évanouirent. Quel soulagement d’entendre Rasa s’adresser à lui presque comme à un égal, et avec une véritable affection !

« Père va bien, répondit-il, je n’ai pas rencontré Gabya depuis mon retour en ville, j’espère voir Eiadh mais je n’ai pour l’instant aucun projet d’enlèvement à son endroit, et quant au bain et au repas… j’accepterais cette hospitalité avec reconnaissance, mais jamais je n’aurais osé la demander.

— Je n’en doute pas. Tu serais entré comme une tornade en t’attendant qu’Eiadh se pâme dans ton étreinte, alors que tu sens le chameau et que tu répands de la poussière à chaque pas que tu fais. Entre, Elemak. »

Tandis qu’il se vautrait dans son bain, il fut pris de remords en pensant à ses frères qui l’attendaient au milieu des rochers dans la chaleur du jour ; d’un autre côté, il était plus raisonnable de se présenter décrassé de frais à Gaballufix. Il n’aurait pas l’air au bout du rouleau, et sa mise annoncerait clairement qu’il avait des amis dans la cité, ce qui le mettrait dans une bien meilleure position pour négocier. À moins que Gaballufix n’y voie une nouvelle preuve qu’Elemak jouait un double jeu ? Peu importe ! On déposa ses vêtements lavés et éventés dans le séchoir, et il les enfila béatement en sortant du bain, laissant le séchoir le débarrasser de toute trace d’humidité, il dédaigna les huiles à cheveux – les pro-Potokgavan, qui refusaient de ressembler si peu que ce fût aux Têtes Mouillées, se reconnaissaient entre eux à l’absence d’huile dans les cheveux.

Eiadh le rejoignit dans le salon privé de Rasa. Son air timide lui parut de bon augure ; au moins, son attitude n’était ni hautaine ni réprobatrice. Oserait-il néanmoins prendre les libertés qu’elle lui avait permises lors de leur dernière entrevue ? Ou bien serait-ce trop présomptueux, étant donné les changements de sa fortune ? Il s’avança d’un pas digne, mais au lieu de s’asseoir à côté d’elle sur le divan, il s’agenouilla devant elle et chercha sa main. Elle ne la retira pas – puis elle tendit l’autre et lui toucha la joue. « Sommes-nous devenus des étrangers l’un pour l’autre ? demanda-t-elle. Ne voulez-vous pas vous asseoir près de moi ? »

Elle avait compris son hésitation et le rassurait, comme il le demandait. Il prit immédiatement place à ses côtés, l’embrassa, mit la main à sa taille et sentit sa respiration passionnée, son ardeur quand elle se laissa aller à son étreinte. Ils se dirent peu de choses au début, en paroles du moins ; mais elle sut l’assurer autrement que ses sentiments pour lui n’étaient en rien diminués.

« Je vous croyais parti pour toujours, murmura-t-elle après un long silence.

— Je ne vous aurais jamais quittée, répondit-il. Mais j’ignore ce que l’avenir me réserve. L’agitation de la cité, l’exil de Père…

— Certains disent que votre frère complotait de tuer votre père…

— Jamais !

— D’autres que c’était votre père qui voulait tuer votre frère…

— C’est absurde, et même risible ! Ce sont deux hommes de fort tempérament, c’est tout.

— Non, ce n’est pas tout, dit Eiadh. Votre père n’est jamais venu avec des soldats, comme l’a fait Gaballufix, en prétendant d’un air menaçant qu’il pouvait entrer ici quand il le voulait !

— Il est venu ? s’exclama Elemak, furieux. Mais pour quoi faire ?

— Il a été le compagnon de tante Rasa, ne l’oubliez pas ; ils ont eu deux filles…

— Ah oui, j’ai déjà dû les rencontrer.

— Bien sûr ! dit-elle en riant. Ce sont vos nièces. Et ce sont également les sœurs de Nyef et d’Issya. Que c’est compliqué, ces familles, vous ne trouvez pas ? Mais j’allais dire que la venue de Gaballufix n’avait rien de très bizarre en soi ; c’est la façon dont il s’est présenté, avec ces soldats dans leurs horribles costumes qui les rendent tellement… tellement inhumains !

— J’ai entendu dire qu’il s’agissait d’hologrammes.

— C’est un très vieil appareil utilisé dans le théâtre, oui. Maintenant que j’en ai vu l’effet, j’apprécie que nos comédiens se contentent de se maquiller ou tout au plus de porter des masques. Ces hologrammes sont inquiétants, anormaux, même. » Elle glissa une main sous la chemise d’Elemak et lui toucha la peau. Le geste l’émut et il trembla. « Comment un hologramme pourrait-il réagir ainsi ? murmura-t-elle. Comment peut-on supporter d’être aussi… comment dire ? aussi irréel ?

— J’imagine que ceux qui les portent sont tout à fait réels, eux. Et ils peuvent vous faire des grimaces sans être vus. »

Eiadh éclata de rire. « Mais comment les spectateurs pouvaient-ils saisir les expressions d’un comédien avec un appareil comme ça ?

— On ne s’en servait peut-être que pour les rôles muets ; ainsi, les mêmes acteurs pouvaient jouer des dizaines de personnages grâce à des changements instantanés de costume. »

Eiadh écarquilla les yeux. « J’ignorais que vous en saviez tant sur le théâtre !

— J’ai courtisé une comédienne, autrefois », répondit Elemak. Ce n’était pas une maladresse de sa part ; il savait combien les femmes détestent entendre parler d’anciennes amours. « À l’époque, continua-t-il, je la trouvais merveilleusement belle. Mais c’était avant de vous connaître : aujourd’hui, je me demande si ce n’était pas un hologramme. »

Elle l’embrassa pour le remercier de son joli compliment.

Puis la porte s’ouvrit et Rasa entra. Elle avait accordé aux jeunes gens le quart d’heure d’intimité socialement acceptable, peut-être même un peu plus. « C’est gentil à toi de venir nous voir, Elemak. Merci, Eiadh, d’avoir entretenu notre hôte en mon absence. » Délicate affectation de la cour, la coutume voulait qu’on agît comme si le prétendant était venu voir la dame de la maison, tandis que la jeune courtisée n’était censée se trouver là que pour aider à le recevoir.

« Pour toute votre hospitalité, je vous suis plus reconnaissant que je ne saurais l’exprimer, répondit Elemak. Vous avez secouru un voyageur fatigué, ma dame Rasa ; j’ignorais combien la mort était proche avant que votre bonté ne me rende à la vie. »

Rasa se tourna vers Eiadh. « Il est vraiment très doué, n’est-ce pas ? »

Eiadh eut un sourire émerveillé.

« Dame Rasa, reprit Elemak, je ne sais ce que l’avenir nous réserve. Je dois voir Gaballufix aujourd’hui, et j’ignore comment cela tournera.

— Dans ce cas, ne va pas le voir, répliqua Rasa en recouvrant une expression sérieuse. Je crois qu’il est devenu très dangereux. Roptat est convaincu qu’un complot visait à le tuer lors du rendez-vous à la serre froide, le jour où Wetchik est parti. Si Wetchik avait été présent, comme il était convenu, Roptat serait tombé dans un piège. Je le crois ; je crois que Gaballufix a le meurtre au fond du cœur. »

Elemak, lui, en était sûr ; mais il ignorait ce qui se passerait s’il confirmait les soupçons de Rasa. Son ancien professeur et Eiadh risquaient de s’étonner qu’il fût au courant du complot et qu’il n’en eût pas averti Roptat. Des femmes ne comprendraient pas qu’il est parfois plus miséricordieux et plus pacifique d’éviter les milliers de victimes d’une guerre sanglante au moyen d’une seule mort, arrivant au bon moment. Les naïfs confondent si facilement une bonne stratégie avec le crime !

« C’est possible, dit enfin Elemak. Mais peut-on vraiment connaître le cœur de quelqu’un ?

— J’en connais un, moi, intervint Eiadh. Et le mien ne garde aucun secret pour lui.

— Si ce n’est pas d’Elemak que tu parles, dit Rasa, ce pauvre Elya risque d’envisager de commettre lui-même quelque crime passionnel !

— Bien sûr que c’est d’Elya que je parle ! » s’écria Eiadh. Elle lui prit la main et la posa sur son cœur.

« Dame Rasa, dit Elemak, ce n’est pas sans raison que je vais chez Gaballufix. C’est Père qui m’y envoie. Il a besoin de quelque chose que seul Gaballufix peut lui donner.

— Nous avons tous besoin de quelque chose que seul Gaballufix peut nous donner, répliqua Rasa, et c’est la paix. Tu pourras peut-être glisser ça dans la conversation quand tu le verras.

— J’essayerai », dit Elemak. Mais tous deux savaient qu’il n’en ferait rien.

« Et que veut donc Wetchik ? T’a-t-il confié un message pour moi ?

— Il ne s’attendait pas que je vous voie, je pense. C’est à cause d’une vision de Surâme que je suis venu. À vrai dire, nous sommes venus tous les quatre…

— Même Issib ? Ici ? s’écria Rasa.

— Non. Je les ai laissés hors de la cité, en lieu sûr. À part vous deux, nul ne saura qu’ils sont là si je peux l’éviter. Avec un peu de chance, j’aurai récupéré l’Index et je serai sorti de la ville avant la nuit ; ensuite, impossible de savoir quand nous reviendrons.

— L’Index, murmura Rasa. Alors, il ne pourra jamais revenir. »

Ces paroles troublèrent Elemak. « Pourquoi ? Pourquoi donc ?

— Non, rien, dit-elle. Enfin, je ne sais pas. Seulement… Disons que si les Palwashantu se rendent compte de la disparition de l’Index…

— Pourquoi est-il si important ? Je n’en avais jamais entendu parler avant que Père ne nous envoie le chercher.

— C’est vrai, on en parle peu, répondit Rasa. C’est qu’on n’a pas dû en avoir souvent besoin, je suppose. À moins que Surâme n’ait pas voulu qu’on connaisse son existence.

— Mais pourquoi ? Il y a quantité d’Index ! Il y en a des dizaines dans chaque bibliothèque du monde, et des centaines rien qu’à Basilica. Qu’est-ce qui fait de celui-ci l’index avec un grand I ?

— Je ne sais pas exactement, dit Rasa. Vraiment, je ne sais pas. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il s’agit du seul objet du culte masculin qui soit aussi mentionné dans la tradition féminine.

— Un objet du culte ? Et à quoi sert-il ?

— Je l’ignore. À ma connaissance, on ne s’en est jamais servi. En tout cas, je ne l’ai jamais vu ; je ne sais même pas à quoi il ressemble.

— Ah, parfait ! s’exclama Elemak. Je croyais avoir affaire à un Index comme les autres, et voilà que vous me dites que Gaballufix pourrait me remettre n’importe quoi sans que je puisse savoir s’il s’agit ou non du fameux Index ! »

Rasa sourit. « Elya, comprends bien cela : à moins de vouloir perdre la direction du clan Palwashantu, il ne te remettra jamais l’Index ! Jamais ! »

Ces paroles n’inquiétèrent pas Elemak outre mesure. Rasa était manifestement persuadée de ce qu’elle disait, mais elle n’en avait pas raison pour autant. Gaballufix était imprévisible, et il négocierait n’importe quoi s’il pensait en tirer un quelconque avantage. Il vendrait jusqu’à sa mère, s’il estimait un jour que la vieille Hosni avait quelque valeur. Non, non, Elemak pouvait obtenir l’Index s’il y mettait le prix.

Et plus il prenait conscience de l’importance de ce mystérieux Index, plus il voulait s’en emparer, pas seulement pour faire plaisir à son père, pas seulement comme un pion du jeu auquel il jouait pour maîtriser l’avenir, mais pour la possession de l’Index lui-même. Si tant de pouvoir advenait à son détenteur, pourquoi ne lui appartiendrait-il pas, à lui ?

« Elemak, dit Rasa, si tu réussis, j’ignore comment, à mettre la main sur l’Index, dis-toi bien que Gaballufix ne te laissera pas le garder ; il fera tout pour le récupérer. Alors, un danger terrible te guettera. Suis mon conseil : si l’un de vous quatre doit se protéger de Gabya, qu’il ne se fie plus à aucun homme. Tu m’as bien comprise ? Qu’il ne se fie plus à aucun homme ! »

Elemak ne sut que répondre. Il était homme lui-même ; comment voulait-elle qu’il prenne un tel conseil ?

« Rares sont les femmes de notre cité, continua Rasa, qui ne se réjouiraient pas de voir Gabya privé de la plus grande part de son pouvoir et de son prestige. Elles aideraient avec joie celui qui s’emparerait de l’Index à échapper à Gaballufix, même si l’Index avait été obtenu par des moyens ordinairement considérés comme…

— Illégaux, termina Elemak.

— Oui ; cette idée me fait horreur, mais votre père a certainement raison : la disparition de l’Index serait un coup très dur porté à Gaballufix. »

Elemak la reprit :

« Ce n’est pas l’idée de Père, en réalité. Il dit qu’elle lui est venue dans un rêve envoyé par Surâme.

— Alors, peut-être cela se produira-t-il, dit-elle. Oui, c’est possible. Qui sait si Surâme n’aura pas encore assez d’influence sur Gaballufix pour… eh bien, pour le rendre temporairement stupide.

— Assez pour qu’il me donne l’Index ?

— Et pour l’empêcher de te retrouver et de t’abattre aussitôt après. »

Elemak sentait la main d’Eiadh dans la sienne, son corps pressé contre le sien. Je suis venu ici pour trouver un refuge, songea-t-il, et par désir de toi, Eiadh ; mais en vérité, c’est de Rasa que j’avais besoin. Quel désastre, si j’étais allé chez Gabya sans me douter de la véritable importance de cet Index ! Et à haute voix : « Dame Rasa, dit-il, je ne sais comment vous remercier de ce que vous avez fait pour moi.

— Et moi, je crains bien de t’avoir encouragé à risquer ta vie dans une entreprise impossible, répondit Rasa. La pensée que Gaballufix puisse te faire du mal me fait horreur, mais les enchères sont très élevées. Et l’enjeu, c’est l’avenir de Basilica ; pourtant j’ai bien peur que la réussite de notre mission ne nuise tellement à la cité que le jeu n’en vaille pas la chandelle.

— Quoi qu’il arrive, dit Elemak, soyez assurée que je reviendrai pour Eiadh, si je le peux et si elle veut bien de moi.

— Même si tu reviens en paria et en malfaiteur ? demanda Rasa. Crois-tu qu’elle te suivra malgré tout ?

— Je ne l’en suivrai que plus volontiers ! s’écria Eiadh. Ce n’est pas pour son argent ni pour sa position dans la cité que j’aime Elya, mais pour lui-même !

— Ma chérie, répondit Rasa, tu ne l’as jamais connu sans argent ni position. Comment sais-tu ce qu’il sera sans eux ? »

Elemak n’en croyait pas ses oreilles : c’était cruel de la part de Rasa ! Comment une telle pensée avait-elle pu lui venir à l’esprit, et surtout aux lèvres ? « Si Eiadh était femme à laisser son cœur s’abandonner à la cupidité, Dame Rasa, je ne pourrais pas lui donner mon amour, ni même me fier à elle. Mais je l’aime, et aucune femme n’est plus digne de ma confiance. »

Rasa lui sourit. « Ah, Eiadh, que ton prétendant nourrit une belle image de toi ! Je t’en prie, tâche de t’en montrer digne !

— Elemak, à la façon dont parle ma tante Rasa, on pourrait croire qu’elle cherche à te convaincre de ne plus m’aimer, dit Eiadh. Peut-être est-elle un peu jalouse de voir un si bel homme me faire la cour !

— Tu oublies, Eiadh, répondit Rasa, que j’ai déjà le père. Pourquoi voudrais-je le fils ? »

L’ambiance s’était tendue ; ce n’étaient pas là des paroles de bonne compagnie, sauf en manière de plaisanterie.

Enfin, Rasa éclata de rire. Enfin. Les jeunes gens s’empressèrent de se joindre à elle, soulagés.

« Que Surâme t’accompagne, dit Rasa.

— Reviens vite me chercher », ajouta Eiadh. Elle se pressa contre lui, si fort qu’il put sentir chaque courbe de son corps contre le sien, comme si elle s’imprimait sur sa chair, à moins qu’elle ne prît elle-même l’empreinte du corps d’Elemak. Il lui rendit son étreinte ; il ne fallait pas qu’elle doute de son désir ni de son amour.


En milieu d’après-midi, Elemak arriva devant le domicile de Gaballufix. Mû par l’habitude, il faillit se faufiler jusqu’à l’entrée dérobée, sur le côté. Mais il se rappela que ses relations avec Gaballufix avaient complètement changé ; si son demi-frère le considérait comme un traître, une arrivée en catimini donnerait à Gabya l’occasion rêvée de se débarrasser discrètement de lui. Par ailleurs, l’usage de la porte de service impliquait qu’Elemak était d’un rang inférieur à celui de Gaballufix, et il en avait assez. Il entrerait ouvertement, à la vue de tous, par la porte de devant comme un citoyen important, comme un hôte honoré, et surtout avec beaucoup de témoins.

À son grand plaisir, les domestiques de Gaballufix se montrèrent déférents : ils le firent pénétrer sans attendre, et Elemak n’eut pas longtemps à patienter avant d’être introduit dans la bibliothèque où il rencontrait toujours Gaballufix. Rien ne semblait avoir changé ; Gabya se leva de son fauteuil et serra Elemak dans ses bras, puis ils bavardèrent comme deux frères et échangèrent pendant quelques minutes des nouvelles de leurs connaissances communes. Il n’y eut qu’une légère tension quand Gabya parla du « départ hâtif et nocturne » d’Elemak.

« Ce n’est pas moi qui en ai eu l’idée, répondit Elemak. Je ne sais lequel de tes gens a parlé, mais Père s’est levé longtemps avant l’aube, et nous nous sommes retrouvés dans le désert bien avant l’heure de votre rendez-vous.

— Je n’aime pas qu’on me fasse faux bond, dit Gaballufix. Mais je sais bien qu’on ne peut pas tout maîtriser. » Allons, Gabya se montrait compréhensif ; une vague de soulagement envahit Elemak, qui s’enfonça confortablement dans son fauteuil. « Tu imagines mon souci ! Je pouvais difficilement m’éclipser pour te prévenir de ce qui se passait : Père ne me lâchait pas, sans parler de mes frères.

— Mebbekew ?

— J’ai fait ce que j’ai pu pour l’empêcher de relâcher ses sphincters sur-le-champ. Tu n’aurais jamais dû le mêler au plan.

— Tiens donc !

— Mais oui ! Comment savoir si ce n’est pas lui qui a prévenu Père ?

— Ça, je l’ignore, dit Gaballufix. Tout ce que je sais, c’est que mon cher cousin Wetchik s’est enfui, et mon frère Elemak avec lui.

— Eh bien, comme ça, au moins, il n’est plus dans la cité. Il ne te gênera plus.

— Vraiment ?

— Bien sûr ! Que peut-il faire, depuis une vallée perdue dans le désert ?

— Tout de même, il t’a bien fait revenir ici ! objecta Gaballufix.

— Oui, mais dans un but bien précis qui n’a rien à voir avec les chariots de guerre, Potokgavan et les Têtes Mouillées.

— Le débat va désormais bien au-delà de ces problèmes, de toute façon. Ou plutôt, il est beaucoup plus proche de nous que de ces problèmes. Alors, dis-moi : quel est donc “le but bien précis” de ton père, et comment puis-je le contrecarrer ? »

Elemak éclata de rire, en espérant que Gabya plaisantait. « La meilleure façon de le contrecarrer, à mon avis, c’est de lui donner ce qu’il veut ; c’est quelque chose de très simple, un petit rien, en fait. Ensuite nous nous en irons, et tout se passera entre Roptat et toi, comme tu le voulais.

— Je n’ai jamais voulu que ça se passe entre moi et quelqu’un d’autre, rétorqua Gaballufix. Je suis un pacifiste ; je ne cherche pas la bagarre. Je croyais avoir un plan pour éviter tout conflit, mais au dernier moment, les gens sur qui je comptais m’ont fait faux bond. »

Il souriait toujours, mais Elemak comprit que sous ce masque, Gaballufix n’était pas aussi détendu qu’il l’avait espéré.

« Maintenant, Elya, dis-moi quelle est cette petite chose que je devrais, d’après toi, donner à ton père, simplement parce qu’il le demande ?

— Il s’agit d’un Index, dit Elemak. Un vieux truc qui traîne dans la famille depuis des générations.

— Un Index ? Pourquoi aurais-je un des Index de la famille de Wetchik en ma possession ?

— Je n’en sais rien. Il l’a appelé “l’Index”, simplement ; je pensais que tu saurais duquel il parlait.

— Mais j’ai des dizaines d’Index. Des dizaines ! » Soudain, Gaballufix fronça les sourcils, comme s’il venait de se rappeler quelque chose. Mais Elemak l’avait déjà vu agir de la sorte, et il sut qu’on lui jouait la comédie. « À moins que tu ne parles de… mais non, c’est absurde, cet objet n’a jamais appartenu à la maison Wetchik. »

Elemak joua le jeu. « À quoi penses-tu ?

— À l’Index Palwashantu, naturellement ! C’est uniquement grâce à lui que le clan a pu s’établir comme tel, à l’aube des temps. C’est l’objet le plus précieux de tout Basilica. »

Gaballufix faisait monter les enchères, naturellement, comme tout commerçant désireux de vendre. Il enflait la valeur de sa marchandise pour se donner toute latitude d’en rabattre ensuite le prix.

« Ce n’est sûrement pas ça, dans ce cas, répondit Elemak. Père n’y accordait pas une telle valeur, je te le certifie, sinon sentimentale, peut-être. Cet Index appartenait à son grand-père, qui l’a confié au conseil clanique pour le garder pendant ses déplacements. Et aujourd’hui, Père veut l’emporter dans ses propres voyages.

— Ah, alors, c’est bien l’Index en question ! Son grand-père le détenait, mais seulement en tant que gardien temporaire. Le Wetchik avait été commis à la garde de cet objet par le clan Palwashantu, mais il s’est lassé de cette charge et il l’a rendu. Aujourd’hui, on a nommé un nouveau gardien : moi. Et moi, je ne suis pas lassé. Aussi, tu peux dire à ton père que je le remercie de vouloir m’aider à supporter mes responsabilités mais que je pense pouvoir m’en tirer seul pendant quelques années encore. »

Le temps était venu de mentionner un prix. Elemak attendait, mais son vis-à-vis ne disait rien.

Après un pesant silence de plusieurs minutes, Gaballufix se leva. « Quoi qu’il en soit, mon cher frère, je suis heureux de te voir de retour dans notre cité. J’espère que tu resteras longtemps, car j’aurai l’usage de ton soutien. Et puis, maintenant que ton père semble s’être enfui, j’userai de mon influence pour essayer de te faire nommer Wetchik à sa place. »

Ce n’était pas du tout ce à quoi Elemak s’était attendu. Gaballufix suggérait une relation absolument intolérable entre Elemak et son héritage. « C’est Père le Wetchik, dit-il. Il n’est pas mort, et quand il mourra, je deviendrai Wetchik sans l’aide de personne.

— Il n’est pas mort ? demanda Gaballufix. Où est-il, alors ? Je ne vois nulle part mon vieil ami Wetchik ; par contre, je vois celui de ses fils à qui sa mort profiterait le plus.

— Mes frères témoigneront eux aussi que Père est vivant.

— Ah ! Et où sont-ils, ceux-là ? »

Elemak faillit révéler qu’ils se cachaient non loin des murs de la cité. Mais il comprit au même instant que c’était certainement ce que Gaballufix voulait savoir. « Tu ne crois tout de même pas que je serais entré seul à Basilica, alors que mes frères mouraient d’envie d’y aller ? »

Naturellement, Gaballufix savait qu’Elemak mentait, ou du moins que c’était l’empreinte du pouce d’Elemak, et de lui seul, qu’on avait relevée à l’une des portes de Basilica. Ce qu’il ignorait, c’était si Elemak bluffait ou non. Ses frères étaient-ils dans le désert ou avaient-ils circonvenu les gardes et pénétré dans la cité, où ils préparaient quelque mauvais coup ? Mais s’il savait qu’Elemak était le seul à être entré légalement, Gabya ne pouvait le révéler : ç’aurait été reconnaître qu’il avait accès aux ordinateurs municipaux.

« Je suis heureux qu’ils aient pu retrouver les plaisirs de la ville, dit-il alors. Mais j’espère qu’ils seront prudents ; des éléments brutaux ont été introduits dans Basilica – surtout par Roptat et sa bande, malheureusement – et j’ai beau venir en aide à la cité en laissant certains de mes employés patrouiller dans les rues en heures supplémentaires, on ne peut écarter la possibilité que de jeunes promeneurs se retrouvent impliqués dans des incidents fâcheux, voire dangereux.

— Je les avertirai de faire attention.

— Et toi aussi, Elemak, sois prudent. Je m’inquiète pour toi, mon frère. Songe à ceux qui croient que ton père trempait dans un complot contre Roptat ; s’ils reportaient leur ressentiment sur toi ? »

C’est alors qu’Elemak comprit que sa mission avait échoué. Gabya était manifestement convaincu qu’Elemak l’avait trahi, à moins qu’il n’ait conclu que son demi-frère ne présentait plus d’utilité et qu’il constituait même une menace à éliminer. Tout espoir était perdu d’obtenir quelque chose en feignant une affection polie. Mais peut-être serait-il intéressant d’essayer une autre méthode.

« Allons, Gabya, dit Elemak, tu sais bien que c’est toi qui as inventé ce prétendu complot de Père contre Roptat. C’était ça, le plan, tu t’en souviens ? On devait découvrir Père dans la serre froide en compagnie de Roptat assassiné. Sans risquer de condamnation, il n’échappait pas au discrédit néanmoins. Seulement, Père n’est pas venu, Roptat ne s’est pas assez approché pour que tes tueurs le liquident, et maintenant tu tentes de sauver ce que tu peux de ton plan. Nous en avons discuté ici même ; nous savons donc l’un et l’autre ce qu’il en est : pourquoi feindre le contraire ?

— Mais parce que nous ne savons pas du tout, l’un et l’autre, ce qu’il en est ! répondit Gaballufix. Pour ma part, je n’ai pas la moindre idée de ce dont tu parles. »

Elemak lui jeta un regard méprisant. « Et dire que j’ai pu te croire capable de mener Basilica à la grandeur ! Tu n’as même pas réussi à neutraliser ton opposition quand tu en as eu l’occasion.

— J’ai été trahi par des imbéciles et des lâches !

— Ça, c’est l’excuse que les imbéciles et les lâches donnent pour leurs échecs, toujours exacte tant qu’on n’oublie pas qu’ils se sont trahis eux-mêmes !

— C’est moi que tu traites d’imbécile et de lâche ? » Furieux à présent, Gaballufix perdait son sang-froid. Elemak ne l’avait jamais vu ainsi, en dehors d’un ou deux accès de colère occasionnels. Il ignorait s’il saurait lui tenir tête, mais enfin il ne se heurtait plus à la suave indifférence manifestée jusque-là. « Moi au moins, poursuivit Gaballufix, je ne me suis pas carapaté en douce au milieu de la nuit ! Moi, je n’ai pas avalé tout ce qu’on m’a raconté, même les histoires les plus idiotes !

— Parce que je les ai avalées, moi ? Tu oublies, Gabya, que tu étais le seul à me raconter des histoires ! Alors maintenant, j’aimerais savoir lesquelles j’ai eu la bêtise d’avaler ! Celle où tu prétendais n’agir que dans l’intérêt de Basilica ? Je n’y ai jamais cru ; je savais que tu ne cherchais que le profit et le pouvoir sans partage. À moins que tu ne t’imagines que je t’ai cru quand tu disais aimer sincèrement mon père et vouloir l’empêcher de se noyer dans la situation politique ? Tu crois vraiment que je l’ai avalée, celle-là ? Voyons ! mais tu hais mon père, depuis que Dame Rasa t’a lâché pour se réapparier avec lui, et tu le hais un peu plus chaque année qu’ils passent ensemble !

— C’est faux ! Je m’en contrefous ! s’exclama Gaballufix. Elle n’est rien pour moi !

— Pourtant, aujourd’hui encore, elle est le seul public à qui tu cherches à plaire ; rappelle-toi : tu t’es rendu chez elle pour y faire la roue comme un paon ! Je vois la scène d’ici ! Tu devrais entendre comme elle rit de toi, maintenant ! » Par ces mots, Elemak mettait Rasa en grand péril, et il ne l’ignorait pas ; mais ce jeu-là comportait des dangers certains, et il ne pouvait espérer l’emporter sans prendre quelques risques. Et puis Dame Rasa était de taille à affronter Gaballufix.

« Elle rit ? Oh non, elle ne rit pas ! Tu ne lui as même pas parlé !

— Regarde-moi ; vois-tu des traces de poussière du désert sur mes vêtements ? J’ai pris un bain chez elle. Je vais m’apparier avec sa nièce préférée. Et elle m’a dit que lors de votre rupture, elle aurait mieux aimé s’accoupler avec un lapin plutôt que de passer une nuit de plus avec toi ! »

L’espace d’un instant, il cru que Gaballufix allait dégainer et le tuer sur-le-champ. Mais non, le visage de son demi-frère se détendit en un sourire torve. « Maintenant, je sais que tu mens, dit-il. Rasa ne dirait jamais rien d’aussi grossier.

— Bien sûr que j’ai tout inventé, répondit Elemak. Je voulais simplement que tu connaisses l’imbécile qui gobait tout ce qu’on lui racontait.

— Croire un moment, c’est une chose, répliqua Gaballufix. Croire les idées les plus stupides sans jamais en démordre, c’en est une autre. »

Elemak comprit soudain quel était ce mensonge auquel il croyait encore, selon Gaballufix. Et Gabya avait raison : Elemak était un imbécile de s’y être laissé prendre et d’y avoir cru jusqu’à aujourd’hui. « Tu n’as jamais eu l’intention de faire accuser Père du meurtre de Roptat, c’est ça ?

— Bien sûr que si ! se récria Gabya.

— Mais pas de le faire passer en jugement !

— Oh non ; ç’aurait été une bêtise et une perte de temps. Je te l’ai déjà dit.

— Tu disais que le prestige dont Père jouit dans la cité interdirait qu’il soit condamné. Mais la vérité, c’est qu’il ne serait jamais passé en jugement parce que tu avais prévu qu’on découvre non seulement le cadavre de Roptat, à la serre, mais aussi le sien !

— C’est une accusation monstrueuse, et je la rejette avec la dernière énergie ! Tu as vraiment une imagination malsaine, petit ! » Gaballufix insista sur le dernier mot.

— Tu te servais de moi pour trahir mon propre père, afin de pouvoir le tuer !

— Allons, dit alors Gaballufix, je pensais que tu le savais pertinemment. Nous étions d’accord, du moins le croyais-je, pour ne jamais en parler franchement parce qu’il s’agissait d’un sujet désagréable. La seule façon de t’obtenir ton héritage, c’était d’arranger la mort de ton père ; je pensais que tu l’avais compris. »

À l’idée d’avoir failli conspirer contre la vie de son père, Elemak perdit tout sang-froid. Il bondit sur Gaballufix – et se retrouva nez à nez avec le pulsant de son demi-frère, qui s’écria :

« Oui, oui, je vois que tu sais ce que peut faire un pulsant à courte distance. Tu as déjà tué un homme avec une arme pareille à celle-ci, n’est-ce pas ? Mais à propos, ne serait-ce pas avec cette arme-ci ? »

Elemak regarda le pulsant et reconnut ses marques d’usure, là où on l’avait posé sur une pierre, là où il avait été ébréché et entaillé, là où, accroché à sa hanche pendant d’innombrables heures de voyage dans le désert, il avait perdu sa couleur au soleil. « Mais j’ai prêté ce pulsant à Mebbekew le jour où je suis revenu de ma dernière caravane ! dit-il, abasourdi.

— En effet ; et Mebbekew me l’a prêté. Et puisqu’on parle d’imbéciles, je lui ai dit que je voulais m’en servir pour te faire une surprise, pour t’honorer d’avoir versé ton premier sang. Je lui ai raconté que j’allais utiliser ton histoire pour exalter mes soldats. » Et Gaballufix éclata d’un rire mauvais.

« C’est donc pour ça que tu as attiré Meb ! Pour avoir mon pulsant ! » Mais pourquoi ? Elemak imagina son père étendu par terre, mort, puis quelqu’un découvrant le pulsant d’Elemak non loin de là, abandonné peut-être dans une fuite précipitée. Il imagina Gaballufix, les larmes aux yeux, fournissant des explications au conseil de la cité : « Voilà à quoi mène la cupidité de la jeune génération : mon propre demi-frère, prêt à tuer son père pour obtenir son héritage ! »

« Tu as raison, dit Elemak d’un ton calme. J’étais effectivement un imbécile.

— Et c’est toujours vrai, ajouta Gaballufix. On t’a vu partout dans la cité, aujourd’hui. Mes hommes t’ont suivi dans plusieurs quartiers ; les témoins sont nombreux, et quel délice ce sera de voir Rasa contrainte de témoigner contre le fils aîné de son Volemak bien-aimé ! Parce que, sache-le, quelqu’un va mourir cette nuit, tué par ce même pulsant qu’on retrouvera près du corps ; alors tout le monde saura que l’assassin n’est autre que le fils de Wetchik, qui agissait sans doute sur l’ordre de son père. Et le plus beau, pourquoi ne pas te le dire ? c’est que je peux te faire sortir de la cité vivant, oui, vivant, et que ça ne changera rien ! Si tu essayes de parler de mon projet d’assassinat – je n’ai pas encore décidé de la victime – tout le monde croira que tu cherchais à couvrir ton propre crime à l’avance. Oh oui, tu es un imbécile, Elemak, tout comme ton père ! Alors même que tu me savais prêt à tuer pour réaliser mes plans, tu croyais, j’ignore pourquoi, que ta famille et toi, vous étiez à l’abri, que pour une raison mystérieuse je me montrerais plus faible avec toi parce le même vieil utérus fatigué nous avait portés, toi et moi, pendant les neuf mois où nous avons tiré notre vie d’un placenta ! »

Elemak n’avait jamais vu une telle fureur, une telle haine sur un visage humain ; il n’avait jamais imaginé que ce fût possible. Et pourtant, il était là, et il voyait la joie affreuse de Gabya, décrivant un meurtre qu’il avait l’intention de commettre. Elemak en avait le sang glacé, mais il en ressentait également une espèce de confiance démente, comme si l’aveu que faisait Gaballufix de sa petitesse intérieure donnait enfin à Elemak la conscience de sa propre grandeur.

« Qui est l’imbécile, Gabya ? dit-il. Qui est l’imbécile ?

— Je crois qu’il n’y a plus à en douter !

— C’est vrai. Par tes actes, tu vas nous interdire, à Père et à moi-même, tout retour à la cité, pour un moment en tout cas ; mais la mort de Roptat ne t’ouvrira pas pour autant la route du pouvoir. Es-tu donc stupide à ce point ? Personne ne croira, ne fût-ce qu’un instant, que Père ait voulu tuer Roptat, pas plus que moi, d’ailleurs.

— J’aurai ton arme comme preuve ! s’écria Gaballufix.

— Mon arme, oui, mais aucun témoin du meurtre ; seulement ton récit à toi, ébruité par tes hommes à toi. Les gens ne sont pas fous, ils savent que deux et deux font quatre. À qui profitent la mort de Roptat et l’exil de Père ? À toi, Gabya, à toi seul ! La cité va se soulever contre toi et la rébellion sera sanglante. Tes soldats agoniseront dans les rues !

— Tu surestimes la volonté de mes adversaires, répondit Gaballufix ; ce sont des pleutres ! » Mais il ne semblait plus si sûr de lui, et sa joie mauvaise avait disparu.

« Ce n’est pas parce qu’ils refusent de tuer pour atteindre le sommet que tes adversaires sont des pleutres. Ils sont tout prêts à tuer pour arrêter un homme comme toi, un parasite, un petit cafard malade, jaloux, rancunier et plein de haine.

— Tu as donc tellement envie de mourir ?

— C’est ça, tue-moi, ici et maintenant, Gabya ! Des centaines de gens savent que je suis chez toi. Des centaines qui sont impatients d’entendre ce que j’ai à leur dire. Ton plan a été percé à jour et il ne marchera plus, parce que tu n’as pas pu t’empêcher de t’en vanter ! »

Ce n’était que du bluff, bien sûr, mais Gaballufix y cru. Assez, en tout cas, pour hésiter.

Enfin, il se mit à sourire. « Elya, mon frère, je suis fier de toi ! »

Elemak savait reconnaître une reddition. Mais il ne répondit rien.

« Tu es mon frère, après tout ; le sang de Volemak ne t’a pas affaibli, dirait-on. Peut-être même t’a-t-il rendu plus fort.

— Tu crois vraiment que je vais avaler tes flatteries, maintenant ?

— Non, naturellement. Tu les méprises, bien sûr, mais ça ne m’empêche pas de t’admirer. Ça t’empêche simplement de croire en mon admiration ! C’est toi qui y perds, mon cher Elya.

— Je suis venu chercher l’Index, Gaballufix, dit Elemak ; ce n’est pas compliqué. Donne-le moi, et je m’en vais. Wetchik et sa famille ne te gêneront plus jamais et tu pourras t’adonner tranquillement à tes petits jeux, jusqu’au jour où on te plantera un couteau dans le dos, ne serait-ce que pour faire cesser ce couinement exaspérant que tu émets chaque fois que tu crois avoir été particulièrement malin. »

Gaballufix pencha la tête de côté.

Il va me le donner ! se dit Elemak, triomphant.

« Non, répondit finalement Gaballufix. Je voudrais bien te le remettre, mais je ne peux pas. L’Index envolé… ce serait difficile à expliquer au conseil clanique. Ça ne me rapporterait qu’un tas de problèmes, et pourquoi irais-je me fourrer dans les ennuis rien que pour me débarrasser de Wetchik ? J’en suis déjà débarrassé, après tout ! »

Enfin ! On en était arrivé à ce qu’attendait Elemak : au marchandage.

« Que te faudrait-il d’autre pour que ça en vaille la peine ? demanda-t-il.

— Fais-moi une offre. Une somme suffisante pour compenser les efforts que je devrai faire.

— Donne-moi l’Index, et Père débloquera des fonds pour toi. Tout ce que tu voudras.

— Ah, parce que je dois attendre l’argent ? Je dois attendre que Wetchik me paye à retardement pour un Index que je te donnerais maintenant ? Ah, je comprends ! Je vois la situation ! » Et Gaballufix éclata d’un rire moqueur. « Tu ne peux pas me donner d’argent maintenant parce que tu n’en as pas ! Il t’a envoyé en mission sans même te donner accès à sa fortune ! »

Elemak resta sans voix. Quelle humiliation ! Son père aurait dû savoir qu’en traitant avec Gaballufix, la question de l’argent finirait pas surgir ; il aurait dû lui confier le mot de passe qui donnait accès aux liquidités de la famille. Rashgallivak, l’intendant, avait plus de contrôle sur la fortune du Wetchik qu’Elemak lui-même ! La rage et la rancœur l’envahirent contre son père qui l’avait mis dans une telle position de faiblesse ; quel vieil imbécile myopard, qui se mélangeait toujours les pieds quand il s’agissait de commerce !

« Dis-moi, Elya, reprit Gaballufix en réprimant enfin son fou rire, si ton propre père ne te confie pas son argent, pourquoi te confierais-je l’Index ? »

Et là-dessus, Gaballufix passa la main sous la table ; il dut appuyer sur un interrupteur, car trois portes s’ouvrirent en même temps et des soldats, tous identiques, jaillirent dans la pièce. Ils s’emparèrent d’Elemak et le traînèrent sans ménagement jusqu’à la porte d’entrée.

Comme si cela ne suffisait pas, ils l’emmenèrent au pas de gymnastique jusqu’à la porte municipale la plus proche, la porte Arrière, à quelques pas de chez sa mère, et le jetèrent au sol devant les gardes.

« Ce rigolo quitte la cité ! cria un des soldats.

— Et sans espoir de retour ! » renchérit un autre.

Les gardes ne parurent pas impressionnés outre mesure.

« Vous êtes citoyen ? demanda l’un d’eux.

— Oui, répondit Elemak en s’époussetant.

— Votre pouce, s’il vous plaît. » Ils approchèrent l’écran et Elemak présenta son pouce au-dessus. « Citoyen Elemak, fils de Dame Rasa par le Wetchik. C’est un honneur de vous servir. » Et les sentinelles se mirent au garde-à-vous et le saluèrent.

Elemak fut abasourdi. Jamais, à aucun de ses passages aux portes de Basilica, jamais personne n’avait fait plus que lever les sourcils quand l’ordinateur municipal annonçait sa prestigieuse parenté. Et voilà qu’on le saluait officiellement !

À cet instant, les soldats de Gaballufix reprirent leurs railleries en se vantant de ce qu’ils lui feraient si jamais il remettait les pieds en ville. Elemak comprit alors que les gardes municipaux officiels proclamaient, à lui et à tous ceux qui passaient près de la porte, qu’ils ne faisaient en aucun cas partie de la petite armée de Gaballufix ; et dans le fils de Wetchik, c’est l’adversaire de Gaballufix qu’ils saluaient. Si seulement Elemak pouvait tourner cette situation à son avantage ! Et si je rentrais dans la cité en libérateur, à la tête de la garde et de la milice, que j’écrasais Gabya et son abominable armée de clones ? La cité m’offrirait alors, et avec joie, tout ce dont il tente de s’emparer par la ruse, l’intimidation et le meurtre. J’aurais tout le pouvoir dont Gaballufix a toujours rêvé, et l’amour de la cité par surcroît.

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