4. Les masques

Nafai jugea inutile de rentrer chez Mère pour l’école, il était trop tard. Ses explications lui prendraient sans doute le peu de temps qui lui restait, et les excuses pouvaient attendre le lendemain.

À moins qu’il ne rentre jamais… Ça, c’était une idée ! Après tout, Mebbekew n’allait pas à l’école. À vrai dire, il ne faisait rien du tout et ne rentrait même pas à la maison si l’envie l’en prenait.

Quand cela avait-il commencé ? Meb agissait-il déjà ainsi à quatorze ans ? De toute façon, Nafai, lui, pouvait s’y mettre dès aujourd’hui : qui l’en empêcherait ? Il était grand comme un homme, et assez âgé pour faire un métier d’homme ; mais pas celui de Père ; les plantes, jamais ! À force, on finissait par voir des choses, la nuit, le long des routes du désert…

Mais il y avait d’autres métiers ; par exemple, Nafai pourrait peut-être entrer comme apprenti auprès d’un artiste ? Un poète, ou un chanteur ; Nafai avait une voix juvénile, mais il savait suivre une mélodie, et en s’exerçant, il pourrait arriver à quelque chose. À moins qu’il ne fût destiné à devenir danseur, ou comédien, malgré la plaisanterie de Mère ce matin. Tous ces arts-là n’avaient rien à voir avec les études ; donc, s’il devait se lancer dans cette voie, il perdrait son temps à rester chez Mère.

Cette idée le poursuivit tout l’après-midi ; d’abord, il alla au sud de la cité, vers le marché intérieur où il pourrait entendre des chansons et des poèmes, peut-être acheter un bon myachik tout neuf à écouter chez lui. Naturellement, s’il cessait l’école, Mère lui couperait sûrement son allocation-myachik ; mais en tant qu’apprenti, il aurait sans doute de l’argent de poche ; sinon, eh bien tant pis ! il pratiquerait lui-même, en chair et en os, un vrai métier d’art. Bientôt il n’aurait même plus envie de ces petites boules de verre.

Quand il arriva au marché, il s’était convaincu que les enregistrements ne l’intéressaient plus, maintenant qu’il allait faire carrière lui-même dans la création. Il prit alors vers l’est, par les quartiers de l’Enclos, des Jardins et de l’Oliveraie, formés de quelques ruelles coincées entre l’enceinte de la cité et le bord de la vallée où les hommes étaient interdits. Enfin, il parvint dans la plus étroite, petite rue isolée bordée de maisons qui s’adossaient à un haut mur blanc, si bien qu’un homme posté sur l’enceinte rouge de la cité, de l’autre côté de la travée, ne pouvait apercevoir la vallée au-delà des toits. Nafai n’était venu par ici que rarement, et jamais seul.

Jamais seul, parce que Dollville était un lieu convivial, où l’on s’asseyait au milieu d’un public serré pour voir de la danse et du théâtre, ou pour écouter de la poésie et des concerts. Mais aujourd’hui, c’est en artiste que Nafai venait à Dollville et non en spectateur. Il ne cherchait pas de la compagnie, mais sa vocation.

Le soleil n’était pas encore couché, si bien qu’on circulait aisément dans les rues. Le crépuscule attirerait les apprentis et les écoliers joyeux, et le soir verrait apparaître les amoureux, les connaisseurs et les fêtards. Mais maintenant, en fin d’après-midi, certaines salles étaient déjà ouvertes et dans les galeries on faisait de bonnes affaires à la lumière du jour.

Nafai s’y arrêta plusieurs fois, plus parce qu’elles étaient ouvertes que parce qu’il pensait sérieusement se placer chez un peintre ou un sculpteur. Il n’avait jamais été doué pour le dessin, et quand, enfant, il avait tâté de la sculpture, il fallait toujours donner des titres à ses essais pour en expliquer le sujet. Tout en se promenant dans les galeries, Nafai tentait de prendre l’air pensif et studieux ; les vendeurs n’étaient cependant pas dupes : il avait la taille d’un homme, mais il était encore bien trop jeune pour faire un client sérieux. Aussi ne s’approchaient-ils jamais pour lui parler comme ils procédaient avec les adultes. Il dut glaner les renseignements qu’il cherchait en écoutant les conversations, et les prix le stupéfièrent ; les originaux étaient évidemment hors de portée de sa bourse, mais même les copies holographiques à haute résolution restaient trop chères pour qu’il pût rêver de s’en offrir une. Et le pire, c’est que les peintures et les sculptures qu’il préférait s’avéraient invariablement les plus coûteuses. Preuve peut-être qu’il avait très bon goût… ou que les artistes qui savaient impressionner les ignorants gagnaient bien leur vie.

Enfin, lassé des galeries et décidé à découvrir quel art serait le sien, Nafai déambula jusqu’au théâtre en plein air, suite d’estrades minuscules qui parsemaient les larges pelouses le long de l’enceinte.

On répétait quelques pièces. Comme il n’y avait pas encore de vrai public, les bulles soniques n’avaient pas été allumées, et Nafai, passant entre les scènes, entendait les répliques et les bruits d’une pièce se glisser dans les silences d’une autre. Cependant, il remarqua bientôt qu’en suivant une répétition assez longtemps pour s’y intéresser vraiment, il cessait d’entendre les sons extérieurs.

Ce qui l’intrigua le plus fut une troupe de chansonniers. Il avait toujours tenu la satire pour la forme la plus attrayante du théâtre, parce que les textes étaient toujours au fait des derniers ragots. Et, comme il l’avait imaginé, le chansonnier assistait à la répétition et griffonnait ses vers sur des bouts de papier – de papier ! – avant de les donner à un assistant qui grimpait en vitesse sur l’estrade pour les remettre au comédien concerné. Les acteurs qui n’étaient pas sur scène faisaient les cent pas sur la pelouse ou bien, accroupis, ils répétaient leur texte indéfiniment en prévision du spectacle du soir. Voilà donc pourquoi les satires étaient toujours bancales et mal minutées, pleines de silences soudains et de fausses conclusions absurdes ! Mais on ne demandait pas à une satire d’être soignée ; il lui suffisait d’être drôle, méchante et toute nouvelle.

Celle qu’écoutait Nafai évoquait un vieillard qui vendait des potions d’amour. L’acteur qui le jouait était apparemment très jeune, pas plus de vingt ans, et il avait du mal à prendre une voix de vieux. Mais cela contribuait à la drôlerie du spectacle ; les comédiens masqués – on disait les « masques » – étaient presque toujours des débutants qui n’avaient pas encore réussi à obtenir un rôle dans une compagnie sérieuse. Ils prétendaient préférer le masque au maquillage pour éviter les représailles de leurs victimes ; mais à bien les observer, Nafai soupçonna que le masque servait aussi à les protéger des moqueries de leurs camarades.

L’après-midi était devenu brûlant, et certains comédiens avaient enlevé leur chemise ; ceux qui avaient la peau claire ne semblaient pas conscients qu’ils viraient au rouge tomate, et Nafai rit sous cape en songeant que les masques étaient probablement les seules personnes à Basilica capables de prendre un coup de soleil partout, sauf sur la figure.

L’assistant remit un texte à un comédien accroupi sur l’herbe. Le jeune homme y jeta un coup d’œil, puis se leva et s’approcha du chansonnier.

« Je ne peux pas dire ça ! » protesta-t-il.

Le chansonnier tournait le dos à Nafai, si bien que celui-ci n’entendit pas sa réponse.

« Enfin, est-ce que j’ai un rôle si insignifiant que mon texte ne rime même pas ? »

Cette fois, Nafai put saisir quelques phrases de la réponse, qui finit par l’argument massue : « Écris-le toi-même ! »

Le jeune homme, furieux, retira son masque et s’écria : « En tout cas, je ne ferais pas pire que ça ! »

Le chansonnier éclata de rire. « Sans doute pas, dit-il. Vas-y, essaye, moi, je n’ai pas le temps d’être toujours génial ! »

Le jeune homme se calma et remit son masque. Mais Nafai en avait assez vu ; car le jeune comédien qui voulait un texte rimé n’était autre que son frère Mebbekew.

C’était donc de là que venait son argent, et non d’emprunts faits à droite et à gauche ! Entrer en apprentissage auprès d’un artiste pour gagner son indépendance… cette idée qui avait paru si neuve et astucieuse à Nafai, Mebbekew l’avait eue depuis longtemps, et il la mettait en pratique. En un sens, c’était encourageant (si Mebbekew le fait, pourquoi pas moi ?) mais décourageant aussi : dire que de tous les habitant de Basilica, c’est Mebbekew qu’il avait choisi d’imiter ! Meb, le frère qui le détestait depuis toujours, au contraire d’Elya qui venait juste de s’y mettre. Et c’est pour ça que je suis né ? Pour devenir un nouveau Mebbekew ?

Alors lui vint une pensée perfide : Et si je débutais comme comédien des années après Meb et que je décroche tout de suite un contrat dans une grande compagnie ? Ça, ce serait marrant ! Et quel délice d’humilier Meb ! Il n’aurait plus qu’une idée : se suicider.

Mais ça restait à voir ; avec le caractère qu’il avait, Meb nourrirait plutôt des envies de meurtre.

La reprise de la répétition tira Nafai de sa rêverie vengeresse. Un vieux marchand de potions s’efforçait de persuader une jeune femme hésitante de lui acheter un simple.

« Mettez les feuilles dans son thé,

Mettez la fleur dans votre lit,

Et à trois heures et demie,

Il sera cuit… euh, épris !

Pardon, ma langue a fourché. »

L’intrigue devenait enfin claire. Le vieillard voulait empoisonner l’amant de la jeune fille en lui faisant croire que l’herbe fatale était une potion d’amour. Elle n’avait pas l’air de comprendre – les personnages des satires étaient d’une bêtise effarante – mais elle renâclait à l’achat pour d’autres raisons.

« Oh ! je préférerais être pendue

Que prendre des simples par vous vendus.

Avec vous je ne veux aucune affaire.

Mais de lui je veux un amour sincère. »

Soudain, le vieillard entonna un air d’opéra. Il n’avait pas une vilaine voix, même en tenant compte de l’exagération du ton et de son effet comique.

« Le rêve de l’amour tue la grisaille ! »

À cet instant, Mebbekew, son masque sur le visage, bondit sur scène et s’adressa au public :

« Écoutez le vieux qui déraille ! »

Tous deux entamèrent alors un étrange duo, le vieux marchand de potions chantant une ligne de texte et le jeune homme joué par Mebbekew répondant par un commentaire parlé destiné aux spectateurs.

« Mais l’amour connaît bien des tours !

(— Je le suis depuis plusieurs jours.)

— L’un se montre glacial !

(— Il veut la mort de son rival.)

— L’autre est tout à fait prêt !

(— Écoutez l’âne qui brait !)

— Oh, prends la bonne décision !

(— Je vais donner à ce fou une vision.)

— Devant le but que je montre du doigt !

(— Il croira que Surâme la lui envoie.)

— Des jeux des amants voyez toute la gamme !

(— Une vision demande une petite flamme…)

— Qu’importe la manière,

Car ton cœur est sincère,

Tu aimeras l’amour de ton amant de toute ton âme. »

Une vision envoyée par Surâme. Une flamme. Nafai n’aimait pas le tour que prenait la satire. Il n’aimait pas la blanche crinière hirsute et la grosse barbe chenue du masque du vieillard. Se pouvait-il que la rumeur se fût répandue si vite et si loin ? Certains chansonniers étaient célèbres pour leur talent à s’emparer des cancans avant tout le monde ; bien souvent, les gens n’assistaient aux satires que pour se tenir au courant des événements de la ville – et beaucoup ressortaient en se demandant : « Mais de quoi s’agissait-il, en fait ? »

Mebbekew tripotait une boîte sur la scène. Le chansonnier lui lança : « Laisse tomber l’effet pyrotechnique ; on fera semblant.

— Il faudra bien l’essayer à un moment ou un autre, répondit Mebbekew.

— Mais pas maintenant.

— Quand, alors ? »

Le chansonnier se leva, s’avança à grandes enjambées jusqu’au pied de la scène, devant Meb, et, mettant ses mains en porte-voix, brailla : « On-s’occupera-de-la-pyrotechnie-plus-tard !

— Très bien », dit Meb.

Tout en regagnant sa place sur l’herbe, le chansonnier ajouta : « De toute façon, ce n’est pas toi qui le déclencherais.

— Excuse-moi. » Meb reprit son poste derrière la boîte d’où s’échapperait sans doute une colonne de flamme, ce soir. Les autres masques se remirent en place.

« Fin de la chanson, dit Meb. Effet pyrotechnique. »

Là-dessus, le marchand de potions et la jeune fille levèrent les bras au ciel en un geste de surprise parodique.

« Un pilier de feu ! s’écria le vieillard.

— Comment du feu peut-il soudain apparaître sur un rocher nu en plein désert ? s’exclama la jeune fille. Mais c’est un miracle ! »

Le marchand se tourna brusquement vers elle. « Tu ne sais pas ce que tu dis, catin ! Il n’y a que moi qui puisse le voir ! C’est une vision !

— Non ! cria Mebbekew de sa voix la plus grave. C’est un effet spécial !

— Un effet spécial ! dit le marchand. Mais alors, tu es…

— Tu y es !

— Ce vieux farceur de Surâme !

— Je suis fier de toi, vieil escroc ! Cette bécasse a bien failli l’avoir dans le dos !

— Oh, ce n’était pas difficile ; c’est vous le roi des ficelles !

— Non ! beugla le chansonnier. Pas “difficile”, idiot ! C’est “difficelle”, sinon ça ne rime pas !

— Désolé, répondit le jeune masque qui jouait le marchand. Tu as raison : comme ça, ça ne veut rien dire, mais au moins ça rime.

— On s’en fout que ça veuille dire quelque chose, jeune coq prétentieux ; l’important, c’est que ça rapporte ! »

Tout le monde éclata de rire, mais visiblement les comédiens n’en aimaient pas mieux le chansonnier. Ils reprirent la scène, et quelques instants plus tard, Meb et le marchand de potions se lançaient dans un numéro chanté et dansé, où ils se félicitaient de leur habileté à tromper les gens et s’émerveillaient de la crédulité générale, féminine en particulier. On eût dit que chaque couplet était conçu pour offenser mortellement l’une ou l’autre partie du public, et la chanson se poursuivit jusqu’à ce que tous les groupes imaginables de Basilica eussent été épinglés. Tandis qu’ils chantaient et dansaient, la jeune fille faisait semblant de rôtir de la viande dans les flammes.

Meb se rappelait mieux son texte que l’autre masque, et bien qu’à l’évidence la scène eût pour but d’humilier Père, Nafai ne put s’empêcher d’observer que Meb était finalement très doué, surtout pour chanter en détachant clairement ses mots. J’y arriverai, moi aussi, songea-t-il.

Le même refrain revenait sans cesse :

« Je me tiens tout près d’un bûcher

Avec mon menteur préféré

Et plus personne n’a sa chance

Quand commence sa drôle de danse. »

À la fin de la chanson, Surâme – Meb – avait persuadé le marchand que le meilleur moyen de mettre les femmes de Basilica à ses pieds était de leur faire croire que Surâme lui envoyait des visions. « Elles sont toutes prêtes à croire, disait Meb, il n’y a qu’à cueillir ces poires. »

La scène se terminait avec le marchand qui emmenait la jeune fille en coulisses en lui racontant sa vision de Basilica en flammes. Le chansonnier était passé à une versification allitérative que Nafai trouva plus naturelle que les vers rimés, mais aussi moins amusante. « Veux-tu vraiment vivre les moindres et ultimes moments du monde acoquinée à quelque canaille de coq encore à la coquille ? Ne préfères-tu pas prendre plaisir avec un pépé pas propre, mais dans les petits papiers du puissant Surâme ?

— Parfait, dit le chansonnier. Ça ira. Passons à la scène de la rue, maintenant. »

Un nouveau groupe de masques monta sur l’estrade. Nafai traversa immédiatement la pelouse et se dirigea vers Meb qui, encore masqué, commençait déjà à griffonner un dialogue sur un bout de papier.

« Meb », dit-il.

Meb leva la tête, surpris, en essayant de voir par les trous du masque. « Comment m’avez-vous appelé ? » Puis il reconnut Nafai. Il se redressa d’un bond et s’éloigna. « Ne t’approche pas de moi, espèce de petit bouffeur de rats !

— Meb, il faut que je te parle… »

Mais Mebbekew ne s’arrêta pas.

« … Avant que tu ne joues cette pièce ce soir ! » ajouta Nafai.

Meb pivota sur ses talons. « Ce n’est pas une pièce, c’est une satire ! Et je ne suis pas un comédien, mais un masque ! Et tu n’es pas mon frère, mais un crétin ! »

Nafai resta abasourdi de cette fureur. « Mais qu’est-ce que je t’ai fait ?

— Je te connais, Nyef ! Je peux faire ce que je veux, tu finiras par le raconter à Père ! »

Comme si Père n’allait jamais apprendre que son fils jouait dans une satire destinée à le ridiculiser aux yeux de toute la cité ! « Alors, tout ce qui t’inquiète, dit Nafai, c’est les ennuis que tu risques, toi ? Tu m’écœures ! Tu n’as aucune loyauté envers la famille !

— Ce que je fais ne porte pas préjudice à la famille. Le masque, c’est un moyen parfaitement légitime de débuter comme comédien, qui me permet de vivre et qui me rapporte de temps en temps quelques miettes de respect et de plaisir ; c’est bien plus que ce que j’ai jamais obtenu en travaillant pour Père ! »

Mais de quoi parlait-il donc ? « Je me fiche que tu fasses le masque, dit Nafai, et même, je trouve ça génial. Justement, j’étais dans le coin parce que je pensais à l’essayer moi-même. »

Meb ôta son masque et toisa Nafai. « Pour le physique, ça pourrait aller. Mais tu as encore une voix de gosse.

— Mebbekew, ce n’est pas la question pour le moment. Masque ou pas, l’important, c’est que tu n’as pas le droit de faire ça à Père !

— Mais je ne lui fais rien ! C’est pour moi que je fais ça ! »

C’était toujours ainsi, les discussions avec Mebbekew. On avait toujours l’impression qu’il ne suivait pas le fil. « Que tu fasses le masque, parfait, insista Nafai. Mais te moquer de ton propre père, c’est trop mesquin, même pour toi ! »

Meb le regarda d’un air ahuri. « Me moquer de mon père ?

— Ne viens pas me dire que tu n’es pas au courant !

— Mais qu’est-ce qui le ridiculise, dans cette satire ?

— La scène que tu viens de répéter, Meb !

— Voyons, Père n’est pas le seul à Basilica à croire en Surâme. D’ailleurs, j’ai l’impression par moments qu’il n’y croit pas si sérieusement que ça, à toutes ces histoires.

— Mais la vision, Meb ! Le feu dans le désert, la prophétie à propos de la fin du monde ! Qui est-ce que tu crois que ça vise ?

— Je n’en sais rien. Le vieux Drotik ne nous dit jamais de quoi ses textes parlent. Si on n’est pas au courant des ragots, quelle importance ? Ça ne nous empêche pas de réciter. »

Soudain, Meb prit une expression interrogatrice. « Mais qu’est-ce que Père vient faire dans ces histoires de Surâme et compagnie ?

— Ce matin avant l’aube, il a reçu une vision sur la route du Désert, en rentrant de voyage. Il a vu un pilier de feu sur un rocher, et aussi Basilica en train de brûler, et il est persuadé que ça présage la destruction du monde, comme pour la Terre, tu sais, dans la vieille légende. Mère le croit aussi et il a déjà dû en parler autour de lui ; sinon, comment ton chansonnier aurait-il été au courant ?

— Mais c’est complètement dingue ! s’exclama Mebbekew.

— Je n’invente rien. J’étais ce matin sous l’auvent de Mère et…

— La scène de l’auvent ! C’est… Il a décrit comment l’apothicaire… Alors, ce serait Père, en réalité ?

— Ça fait un quart d’heure que je me tue à te le dire !

— Quel salaud, souffla Meb. Non, mais quel salaud ! Et il me fait jouer le rôle de Surâme, en plus ! »

Meb tourna les talons et se précipita vers le masque qui tenait le rôle de l’apothicaire. Il resta un instant devant lui à examiner son costume. « C’était pourtant évident ! Il faut vraiment que j’aie un cerveau de mouche… Mais une vision !

— Et de quoi tu parles ? demanda le comédien.

— Donne-moi ce masque ! dit Mebbekew. Donne-le moi, je te dis !

— Bien sûr, d’accord ; tiens, le voilà. »

Meb le lui arracha des mains ; puis il se rua, Nafai sur ses talons, vers le chansonnier, plus haut sur la colline, et lui brandit le masque sous le nez. « Comment est-ce que tu as pu me faire ça, Drotik, espèce de vieux furoncle répugnant ?

— Oh, dis, ne fais pas comme si tu ne savais pas, petit !

— Et comment est-ce que je l’aurais su ? J’ai dormi jusqu’au début des répétitions ! Tu me mets en scène pour ridiculiser mon père, et ce serait une simple coïncidence, et tu aurais oublié de me prévenir ? Tu crois vraiment que je vais avaler ça ?

— Ben, c’est fait pour attirer le public !

— Et ensuite, qu’est-ce que tu aurais fait ? Tu aurais dit aux gens qui j’étais, après toutes tes promesses de préserver mon anonymat ? Et puis à quoi riment ces masques ? » Meb se tourna vers les comédiens visiblement abasourdis. « Écoutez, vous autres ; vous savez ce que cette vieille fripouille allait faire ? Il allait se moquer de mon père, pour ensuite révéler au public que c’était moi qui jouais Surâme ! Il allait me démasquer ! »

Le chansonnier s’inquiétait manifestement de la tournure que prenaient les événements. Sous leurs masques, les comédiens devaient être furieux qu’il eût projeté de révéler leur identité. Il fallait impérativement reprendre les choses en main. « Ne faites pas attention à ce qu’il dit ! C’est absurde ! Je viens de virer ce garçon parce qu’il a eu l’audace de réécrire mon texte, et pour se venger, il essaye de couler le spectacle, voilà tout ! »

Les masques se détendirent.

Meb comprit alors qu’il avait perdu la bataille : les masques voulaient croire le chansonnier, parce qu’il était leur gagne-pain.

« Le menteur, ce n’est pas mon père, cria Meb, c’est toi !

— Ah, répondit Drotik, la satire, c’est merveilleux, jusqu’au moment où on tape là où ça fait mal, hein ? »

Meb brandit le masque à crinière blanche au-dessus de sa tête, comme s’il allait en frapper le chansonnier, lequel se protégea de ses bras et recula. Mais Meb n’avait pas l’intention de le frapper : il abattit brutalement le masque sur son genou et le brisa en deux. Puis il lui jeta les morceaux.

Drotik baissa les bras et soutint le regard de Mebbekew. « Il faudra dix minutes à mon fabricant de masques pour m’en faire un nouveau avec une barbe. Mais c’était peut-être une menace métaphorique, simplement ?

— Je ne sais pas, répondit Meb. Est-ce que tu essayais de me pousser à tuer métaphoriquement mon père ? »

Le chansonnier secoua la tête, incrédule. « Il ne s’agit que d’une pique, d’une plaisanterie, petit. Ce ne sont que des mots. Rien que quelques éclats de rire.

— Et quelques billets supplémentaires !

— Qui te rapportent de l’argent.

— Et qui font ta fortune. »

Meb lui tourna le dos et s’éloigna. Nafai lui emboîta le pas. Derrière eux, Drotik demandait qu’on lui trouve un masque capable d’apprendre un rôle en trois heures.

Mebbekew ne se laissait pas rattraper par Nafai. Il allait vite, toujours plus vite, et ils se retrouvèrent à courir comme des fous par les rues hautes et basses de la cité. Mais Mebbekew n’avait pas l’endurance de son frère, et il finit par s’arrêter à l’angle d’une maison, plié en deux, pantelant, le souffle coupé.

Nafai ne savait pas quoi lui dire. Il n’avait pas eu l’intention de le forcer à la course ; il voulait seulement lui faire savoir combien il l’admirait d’avoir remis le chansonnier à sa place, de l’avoir traité de menteur bien en face et d’avoir démoli chacun de ses arguments. Quand tu as cassé le masque, j’ai failli applaudir, voilà ce que Nafai avait envie de lui dire.

Mais quand il s’approcha de Meb, il s’aperçut que ce n’était pas seulement la course qui lui coupait le souffle. Il pleurait, non de chagrin mais de rage, et il se mit soudain à taper du poing contre le mur.

« Mais pourquoi est-ce qu’il a fait ça, répétait Meb, cet espèce d’égoïste, ce vieux salaud !

— Voyons, ne te mets pas dans un état pareil ! dit Nafai pour le consoler. Drotik n’en vaut pas la peine !

— Je ne parle pas de Drotik, crétin ! Je ne m’attendais pas à autre chose de lui, sauf que j’ai perdu mon boulot et que je n’en retrouverai jamais d’autre ; Drotik va raconter à tout le monde que j’ai quitté un spectacle trois heures avant le lever de rideau.

— Mais alors, contre qui en as-tu ?

— Contre Père ! Évidemment ! Une vision ! Je n’arrive pas à y croire ; j’espérais que Drotik me dirait que ce n’était pas Père qu’il visait, que c’était quelqu’un d’autre, que mon idée qu’il s’agissait de Wetchik ne tenait pas debout, qu’il fallait avoir du fromage à la place du cerveau pour croire que l’honorable Wetchik se payait des visions envoyées par l’incroyable, le stupéfiant Surâme !

— Mère le croit, elle, dit Nafai.

— Mère renouvelle son contrat tous les ans depuis ta conception, alors tu penses comme elle est impartiale ! Et toi, tu le crois aussi ? Est-ce que les gens qui ne couchent pas avec lui le croient ?

— Mais je n’en sais rien ! Je ne sais même pas qui est au courant.

— Je vais te dire une bonne chose : dans six heures, tout Basilica sera au courant ; ça répond à ta question ? Je voudrais pouvoir la tuer, cette vieille baderne boursouflée !

— Calme-toi ; tu ne le penses pas vraiment…

— Tu crois ça ? Tu crois que je n’ai pas envie de lui flanquer mon poing dans la gueule ? » Meb se retourna et cria aux passants : « Je t’en foutrai, moi, des visions, tête de pioche, colporteur de luzerne ! »

Dans la rue, les gens s’arrêtaient, médusés.

« D’accord, dit Nafai, c’est Père qui t’embête…

— Je ne t’ai pas demandé de me suivre ! C’est toi qui m’as couru après, alors si ça ne te plaît pas, tu peux t’étouffer avec ta propre morve, moi, je m’en tape !

— Allez, viens, rentrons », fit Nafai. Il ne trouva rien d’autre à dire.

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