8. L’avertissement

Quand Nafai et Issib rentrèrent chez leur père, Trujnisha était encore là. Elle avait passé la journée à cuisiner et à remplir le congélateur de repas tout prêts, mais elle n’avait rien prévu de chaud pour ce soir. Père n’était pas homme à laisser sa gouvernante gâter ses fils.

Naturellement, Trujnisha vit tout de suite que Nafai était déçu. « Tu es drôle ! Comment pouvais-je savoir que vous veniez dîner ce soir ?

— Parce que ça nous arrive, parfois !

— Alors, il faudrait que je dépense l’argent de votre père pour faire des courses, puis que je prépare de bons petits plats, tout ça pour que personne ne vienne les manger ? Voilà ce qui se passe le plus souvent, et après, mes plats sont bons à jeter ; quand je veux les congeler, je les prépare autrement.

— C’est vrai : tout est trop cuit, dit Issib.

— Pour que les aliments soient doux et moelleux à tes faibles mâchoires », répondit-elle.

Issib lui adressa un grondement venu du fond de la gorge, à la manière d’un chien. C’était leur façon de jouer ensemble. Trujya était la seule à pouvoir s’amuser avec lui en exagérant ses faiblesses ; et ce n’était qu’avec Trujya qu’Issib se laissait aller à grogner ou à gronder, en parodiant une force virile qu’il ne posséderait jamais.

« Sérieusement, tes trucs congelés sont très bons quand même, dit Nafai.

— Ah, merci ! C’est vraiment trop gentil ! » répondit-elle.

À son ton ironique, Nafai comprit qu’il l’avait vexée ; pourtant, il avait sincèrement voulu lui faire un compliment. Pourquoi est-ce que tout le monde prenait ses attentions pour des moqueries ou des insultes ? Il faudrait un jour qu’il essaye de découvrir ce que les gens croyaient déceler dans ses paroles et qui leur donnait l’impression d’être agressés.

« Votre père est aux écuries, mais il veut vous parler à tous les deux.

— Séparément ? demanda Issib.

— Comment est-ce que je le saurais ? Vous voulez peut-être que je vous colle en file indienne devant sa porte ?

— Tiens, ce serait une bonne idée ! » dit Issib. Puis il fit claquer ses mâchoires, comme s’il voulait la mordre. « Ah ! si tu n’étais pas une vieille chèvre aussi minable !…

— Écoutez qui me traite de minable ! » répliqua-t-elle en riant.

Nafai regardait la scène, sidéré. Issib pouvait insulter Trujnisha, elle s’en amusait ; mais si Nafai lui faisait compliment de sa cuisine, elle prenait ses paroles pour une insulte. « Je ferais mieux de me perdre dans le désert et de me faire Sauvage », songea-t-il. Sauf qu’évidemment, seules les femmes pouvaient devenir Sauvages, protégées de tout préjudice par la coutume et par la loi. Mieux encore : dans le désert, une Sauvage était mieux traitée que dans la cité ; les gens du désert n’osaient jamais lever la main sur ces saintes femmes, et ils leur laissaient de l’eau et de la nourriture quand ils les apercevaient. Mais un homme qui voudrait vivre seul dans le désert aurait toutes les chances de se faire dépouiller et tuer dans la journée. D’ailleurs, se dit Nafai, je n’ai pas la moindre idée de la façon dont on survit dans le désert. Elemak et Père y arrivent, eux, mais seulement parce qu’ils emportent des masses de provisions. La différence avec moi, c’est qu’ils seraient drôlement étonnés de mourir en plein désert, parce qu’ils croient savoir comment y survivre.

« Tu dors, Nafai ? demanda Issib.

— Mm ? Non, bien sûr.

— Alors, tu attends que ta bouffe se mette à faire le beau en remuant la queue ? »

Nafai baissa les yeux et vit que Trujya avait glissé devant lui une assiette pleine. « Merci, dit-il.

— Pour ce que tu apprécies ma cuisine, je pourrais aussi bien la déposer sur les tombes de tes ancêtres ! jeta Trujya.

— Mes ancêtres ne diraient pas merci, rétorqua Nafai.

— Oh, merveille : il a dit merci ! grommela-t-elle.

— Eh bien quoi ? Qu’est-ce qu’il faut dire ?

— Rien, mange, dit Issib.

— Je veux savoir ce qu’il y a de mal à dire merci !

— Mais elle plaisantait ! Elle s’amusait ! Tu n’as aucun sens de l’humour, Nyef. »

Nafai prit une bouchée et la mâcha avec colère. Ah, vraiment, elle plaisantait ! Mais comment diable pouvait-il le savoir ?

Le portail tourna sur ses gonds. Il y eut un bruissement de sandales, puis une porte s’ouvrit et se referma aussitôt. C’était Père : seul de la famille, il pouvait accéder à sa chambre sans passer devant la porte de la cuisine. Nafai voulut se lever.

« Finis de manger d’abord, dit Issib.

— Il n’a pas dit que c’était urgent, ajouta Trujnisha.

— Il n’a pas dit le contraire non plus », répliqua Nafai. Il se leva et sortit.

De la cuisine, Issib lui cria : « Dis-lui que j’arrive dans une seconde ! »

Dans la cour, Nafai passa devant le portail et pénétra dans le salon d’audience de son père. Celui-ci n’y était pas, mais à la bibliothèque, en train de lire un livre sur le terminal ; Nafai reconnut sans hésiter le Testament de Surâme, le texte sacré qui passait pour le plus ancien de tous ; il remontait à une époque si reculée qu’en ce temps-là, disait-on, les hommes et les femmes n’avaient qu’une seule et même religion.

« Elle vient à toi dans les ombres du sommeil, dit Nafai en lisant la première ligne de l’écran.

Elle murmure à ton oreille dans les peurs de ton cœur, répondit Père.

Dans la lumineuse conscience de tes yeux et dans la sombre stupeur de ton ignorance, là réside sa sagesse, continua Nafai.

Dans son silence seul, tu es seul. Dans son silence seul, tu erres. Dans son silence seul, tu dois désespérer. » Père soupira. « Tout est là, n’est-ce pas, Nafai ?

— Surâme n’est ni homme ni femme, dit Nafai.

— C’est vrai, j’oubliais : tu sais tout sur Surâme, maintenant. »

Père avait un ton si las que Nafai jugea inutile de discuter théologie avec lui ce soir. « Vous vouliez me voir ?

— Toi, et Issib aussi.

— Il arrive tout de suite. »

Comme répondant à un signal, Issib passa la porte, la bouche encore pleine de pain de fromage.

« Je te remercie d’apporter des miettes dans ma bibliothèque, dit Père.

— Pardon », répondit Issib ; il fit demi-tour vers la porte.

« Non, reste, dit Père. Les miettes ne me gênent pas. »

Alors Père en vint au fait.

« Tout Basilica ne parle plus que de vous deux. »

Nafai échangea un regard avec Issib. « On a juste fait quelques recherches à la bibliothèque.

— Les femmes disent que Surâme ne s’adresse plus qu’à vous.

— Peut-être, mais on ne peut pas dire qu’on reçoive des messages très clairs de sa part, dit Nafai.

— Nous avons surtout monopolisé son attention en l’obligeant à provoquer chez nous des réflexes d’aversion, renchérit Issib.

— Mmm, fit Père.

— Mais nous avons arrêté, reprit Issib. C’est pour ça que nous sommes rentrés.

— On ne voulait pas le gêner, ajouta Nafai.

— Mais Nafai a quand même prié en chemin, dit Issib. C’était quelque chose ! »

Père soupira. « Ah, Nafai, si mes leçons ont laissé quelques traces en toi, pourquoi n’as-tu pas retenu que se blesser et tout éclabousser de sang n’a rien à voir avec une prière à Surâme ?

— Bien, bien ! dit Nafai. Et celui qui me dit ça, c’est l’homme qui a eu la vision d’un pilier de feu au-dessus d’un rocher. Nous sommes à égalité.

— Je ne me suis pas fait saigner pour avoir ma vision, rétorqua Père. Mais peu importe. J’espérais que vous aviez reçu de Surâme quelque chose qui pourrait m’aider. »

Nafai secoua la tête.

« Non, dit Issib. Ce qu’on a surtout reçu de lui, c’est la stupeur habituelle. Il essayait de nous empêcher d’avoir des pensées interdites.

— Alors tout est fini, soupira Père. Je suis tout seul.

— Tout seul vis-à-vis de quoi ? demanda Issib.

— Gaballufix m’a contacté par le biais d’Elemak aujourd’hui ; apparemment, la situation actuelle de Basilica ne lui plaît pas plus qu’à moi. S’il avait su que cette affaire de chariots de guerre déclencherait une telle polémique, il ne s’y serait jamais lancé. Il désire que je lui ménage une entrevue avec Roptat. En fait, tout ce qu’il veut à présent, c’est un moyen de battre en retraite sans perdre la face, et il lui suffit, dit-il, que Roptat fasse machine arrière lui aussi ; ainsi, nous ne passerons d’alliance avec aucun autre pays.

— Alors, vous avez obtenu un rendez-vous avec Roptat ?

— Oui, dit Père. À l’aube, près de la serre froide à l’est de la porte du Marché.

— On dirait que Gaballufix a fini par se rendre aux idées du parti de la Cité, remarqua Nafai.

— C’est ce qu’on dirait, oui.

— Mais vous n’y croyez pas », dit Issib.

Père haussa les épaules.

« Je n’en sais rien. Il a choisi la seule position raisonnable et intelligente. Mais depuis quand Gaballufix se conduit-il de manière raisonnable ou intelligente ? Je le connais depuis des années, depuis sa jeunesse, à vrai dire, avant l’époque où il s’est mis à intriguer pour parvenir à la tête du clan, et il ne fait jamais rien qui ne soit destiné à l’élever. Il y a deux façons d’arriver à ce but : en se hissant à la force du poignet ou en éliminant ses concurrents. Au bout de bien des années, j’ai fini par comprendre que Gaballufix a une préférence certaine pour la deuxième méthode.

— Donc, dit Nafai, vous pensez qu’il se sert de vous pour se débarrasser de Roptat.

— Oui ; peu importe comment, mais il trahira Roptat et l’abattra, acquiesça Père. Et au bout du compte, je m’apercevrai qu’il s’est servi de moi pour parvenir à ses fins. Ce n’est pas nouveau.

— Mais pourquoi est-ce que vous l’aidez, alors ? demanda Issib.

— Parce qu’il y a toujours une chance pour qu’il soit sincère. Si je refuse d’intervenir entre eux et que les choses empirent à Basilica, ce sera ma faute. Je suis donc bien obligé de lui faire confiance, n’est-ce pas ?

— Vous ne pouvez faire que de votre mieux, dit Nafai, reprenant la phrase favorite de son père.

— Et garder les yeux ouverts, ajouta Issib en citant une autre expression de Père.

— Oui, dit celui-ci. Vous avez raison. »

Issib hocha la tête d’un air entendu.

« Père, reprit Nafai, est-ce que je pourrai vous accompagner demain matin ? » Père fit un signe de dénégation, mais Nafai insista. « Je veux y aller ! Je verrai peut-être quelque chose qui vous aura échappé pendant que vous parlerez ou que vous ferez Surâme sait quoi ; je peux observer les gens et leurs réactions, et vous être utile, vraiment !

— Non, répondit Père. Je ne serai pas crédible comme médiateur si on m’accompagne. »

Mais ce n’était pas la vraie raison, Nafai le savait. « En réalité, vous avez peur qu’il se passe quelque chose de grave et vous ne voulez pas que j’y assiste. »

Père haussa les épaules. « J’ai mes inquiétudes. Je suis un père, après tout.

— Mais je n’ai pas peur, moi, Père !

— Alors, c’est que tu es plus bête que je ne le craignais. Allez vous coucher maintenant, tous les deux.

— Mais il est beaucoup trop tôt ! s’insurgea Issib.

— Alors, n’allez pas vous coucher. »

Père se retourna face à l’écran.

C’était un congédiement clair et net, mais Nafai ne put s’empêcher de poser une question. « Si Surâme ne vous parle pas directement, Père, pourquoi espérer trouver de l’aide dans ses paroles d’autrefois, mortes aujourd’hui ? »

Père soupira sans rien dire.

« Nafai, intervint Issib, laisse Père méditer en paix. »

Nafai suivit son frère qui sortait de la bibliothèque. « Pourquoi est-ce que personne ne veut jamais me répondre ?

— Parce que tu n’arrêtes pas de poser des questions, répliqua Issib, et surtout dans les moments où il est évident que personne ne connaît les réponses.

— Et comment savoir que personne ne connaît les réponses si je ne demande rien ?

— Écoute, va dans ta chambre et pense à des trucs cochons, ou à ce que tu voudras. Pourquoi est-ce tu ne peux pas te conduire normalement, comme tous les gamins de quatorze ans ?

— C’est ça, répondit Nafai : c’est moi qui devrais être la seule personne normale de cette famille !

— Il faut bien qu’il y en ait une. »

Nafai changea de sujet.

« Dis donc, pourquoi Meb était-il au temple, à ton avis ?

— Il priait pour que tu attrapes des hémorroïdes chaque fois que tu poses une question.

— Non, c’est toi qui étais au temple pour ça. Mais sans rire, tu vois Meb en train de prier ?

— Et de faire plein de vilaines marques sur sa splendide anatomie ? » Issib s’esclaffa.

Ils étaient dans la cour, devant la chambre d’Issib. Ils entendirent un bruit de pas et, se retournant, aperçurent Mebbekew à la porte de la cuisine. Comme la pièce était dans le noir, ils avaient supposé qu’elle était restée vide après le départ de Trujnisha. Mais Meb avait dû surprendre toute leur conversation.

Nafai ne savait plus que dire, ce qui naturellement ne l’empêcha pas de parler. « Tu n’as pas dû rester longtemps au temple, je parie, Meb ?

— Non. Mais j’ai prié quand même, si vous tenez à le savoir.

— Excuse-moi. » Nafai était confus.

Mais Issib ne l’était pas. « Allons, ne raconte pas de blagues ! dit-il. Ou alors, montre-moi une de tes balafres !

— Je peux d’abord te poser une question, Issya ?

— Vas-y.

— Tu as un flotteur accroché au zizi pour te le redresser quand tu pisses ? Ou bien tu le laisses couler, comme les filles ? »

Il faisait sombre et Nafai ne put voir si Issib rougissait ou non. En tout cas, il regagna sa chambre sur ses flotteurs, sans un mot.

« Ah, ça… ça, c’est courageux de se moquer d’un infirme ! siffla Nafai.

— Il m’a traité de menteur ! Tu voulais peut-être que je l’embrasse ?

— Mais il plaisantait !

— Ce n’était pas drôle. » Et Meb rentra dans la cuisine.

Dans sa chambre, Nafai n’eut pas envie de se coucher.

Il avait l’impression d’être en nage, malgré le froid de la nuit, et sa peau le démangeait. Ce devait être à cause du sang et du désinfectant de la fontaine du temple. L’idée de passer du savon sur ses plaies ne le réjouissait pas, mais ce serait plus supportable que les viscosités irritantes qu’il sentait partout sur son corps. Il se dévêtit et se dirigea vers la citerne. Cette fois, il se doucha d’abord ; l’eau, pourtant un peu réchauffée par le soleil, lui fit un choc. Et ses blessures le brûlèrent quand il se savonna, plus encore peut-être qu’au moment où il se les était infligées ; mais, il le savait, c’était sans doute purement subjectif. « La douleur de l’instant est toujours la pire », disait souvent Père.

Seul et misérable, il se lavait dans l’obscurité quand il vit Elemak arriver, se rendre tout droit dans les appartements de Père, et en ressortir peu après pour fermer et barrer le portail : pas seulement le portail extérieur, mais celui de l’intérieur également. C’était pour le moins inhabituel ; Nafai n’avait pas souvenir qu’on eût jamais fermé le portail intérieur, sauf peut-être lors d’une tempête, ou lorsqu’on dressait un chien, pour lui faire passer la nuit entre les deux portails. Mais aujourd’hui il n’y avait en vue ni tempête ni chien.

Elemak entra dans sa chambre. Nafai tira le cordon et se replongea sous l’eau glacée, en frottant ses plaies avant l’arrêt de la douche. Maudits soient Père et son obstination absurde à endurcir ses fils pour en faire des hommes ! Il n’y avait que les pauvres qui se douchaient comme ça sous une brutale averse d’eau froide !

Cette fois, il fallut deux rinçages, entrecoupés d’une longue attente dans la brise glacée pendant que la citerne se remplissait. Quand enfin il regagna sa chambre, Nafai claquait des dents et tremblait violemment ; et même une fois sec et vêtu, il ne parvint pas à se réchauffer. Il faillit fermer la porte, ce qui aurait déclenché le chauffage ; mais ses frères et lui jouaient toujours à qui la fermerait le dernier en hiver, et il n’avait pas l’intention de perdre le combat ce soir, ni d’avouer qu’une petite prière l’avait affaibli à ce point. Il sortit donc tous ses vêtements de son coffre et, s’étant couché, s’en recouvrit entièrement.

Bien entendu, il ne trouva aucune position confortable pour dormir, mais c’était allongé sur le côté qu’il souffrait le moins. La colère, la douleur et l’inquiétude l’empêchèrent de trouver le sommeil, si bien qu’il eut l’impression de n’avoir pas dormi quand il perçut les bruits légers que firent ses frères en se couchant, puis le silence infini de la cour la nuit. Il entendait de temps en temps le cri d’un oiseau, celui d’un chien sauvage dans les collines, qui couvraient un instant l’incessant bruissement des chevaux à l’écurie et des animaux de bât dans les granges.

Il dut néanmoins finir par s’endormir, car il se réveilla soudain, plein de frayeur. Était-ce un bruit qui l’avait tiré de son sommeil ? Ou bien un rêve ? De quoi rêvait-il, à propos ? De… oui, de quelque chose de sombre et d’angoissant. Il tremblait, mais pas de froid ; d’ailleurs, il transpirait abondamment sous son tas de vêtements.

Il se leva et fourra les habits en vrac dans le coffre, qu’il s’efforça d’ouvrir et de refermer sans bruit ; il n’avait pas envie de réveiller ses voisins. Chaque mouvement lui était douloureux : à la raideur de ses muscles et à la chaleur qu’il avait ressentie couvert comme il l’était, il comprit qu’il devait avoir la fièvre. Pourtant, son esprit et ses sens étaient d’une acuité remarquable. S’il avait vraiment la fièvre, c’était une fièvre étrange, car jamais il ne s’était senti aussi vif et plein d’énergie. Malgré la douleur, ou peut-être à cause d’elle, il avait l’impression de pouvoir entendre une souris courir sur une poutre de l’écurie.

Il sortit dans la cour et s’immobilisa. La lune n’était pas encore levée, mais les étoiles brillaient nombreuses dans la nuit claire. Le portail était toujours barré. Mais au fait, pourquoi l’avait-il vérifié ? Que craignait-il donc ? Et qu’avait-il vu dans son rêve ?

Les portes de Meb et d’Elya étaient closes. Quelle dérision ! Couvert de blessures et le corps endolori, Nafai gardait sa chambre ouverte, tandis que ses deux frères, sans vergogne, fermaient leurs portes comme des bébés !

Au fait, il n’y avait peut-être que des bébés pour s’intéresser à ces ridicules proclamations de virilité…

Il faisait plus froid que jamais, et la fièvre qui avait éveillé Nafai s’était calmée. Mais, bien qu’il eût envie de regagner sa chambre, il n’en fit rien. Il s’aperçut même qu’à plusieurs reprises déjà il avait décidé de rentrer, et que chaque fois son esprit s’était mis à vagabonder ; il n’avait pas fait un pas.

C’est Surâme, songea-t-il. Surâme ne veut pas que je me recouche. Il attend peut-être que je fasse quelque chose. D’accord, mais quoi ?

La lune ne s’était pas encore levée ; à cette époque du mois, cela signifiait qu’il restait encore trois bonnes heures avant l’aube, donc deux heures avant que Père ne s’éveille et ne parte pour son rendez-vous à la serre froide, où l’on cultivait et multipliait la flore du Nord glacé.

Mais pourquoi la réunion avait-elle lieu là, précisément ?

Alors, Nafai fut pris du désir inexplicable de sortir de la propriété et de se tourner vers le nord-est, face à la vallée de Tsivet et aux hautes collines, plus loin, là où la porte de la Musique marquait la limite sud-est de Basilica. C’était une idée ridicule, il le savait, et de plus le bruit des portails risquait de réveiller quelqu’un. Mais à présent, Nafai avait compris que Surâme essayait de l’empêcher de regagner son lit ; ce besoin de sortir n’était-il pas une autre de ses manifestations ? Nafai avait prié aujourd’hui : peut-être recevait-il enfin la réponse, semblable à l’impulsion qui avait poussé Père à s’écarter de la route du Désert jusqu’à l’endroit où il avait eu sa vision.

Nafai allait-il lui aussi en connaître une ?

À pas de loup, il s’approcha du portail et souleva la lourde barre. Il ne fit aucun bruit grâce à la vivacité inaccoutumée de ses sens et de ses réflexes. Le vantail craqua légèrement en pivotant, mais il n’eut qu’à l’entrebâiller pour se faufiler de l’autre côté.

Le second portail, plus utilisé et mieux entretenu, s’ouvrit plus aisément et dans un silence absolu. Nafai se retrouva dehors à l’instant où le bord de la première lune apparaissait au-dessus des monts Seggidugu, à l’est. Il entreprit de contourner la maison pour apercevoir la serre tempérée, mais à peine eut-il fait quelques pas qu’il entendit du bruit dans la chambre des voyageurs.

Comme le voulait la coutume dans cette région du monde, chaque maison possédait une pièce dont la porte toujours ouverte donnait sur l’extérieur, une chambre modeste où le voyageur de passage pouvait s’abriter de l’orage ou du froid, ou simplement se reposer. Père était plus attaché que la plupart des gens à cette tradition d’hospitalité : outre l’abri, il fournissait un lit, du linge propre et un buffet rempli de provisions. Nafai ignorait quel serviteur était responsable de la pièce, mais il savait qu’elle était souvent occupée et qu’on la réapprovisionnait régulièrement ; il n’aurait donc pas dû s’étonner que quelqu’un s’y trouvât.

Et pourtant, il se sentit obligé de s’arrêter à la porte et de jeter un coup d’œil à l’intérieur.

Une vague clarté filtra dans la chambre par l’entrebâillement. Il poussa la porte et la lumière tomba sur le lit, où il aperçut des yeux écarquillés : Luet !

« Toi ! souffla-t-il.

— Toi ! » répondit-elle. Elle paraissait soulagée.

« Qu’est-ce que tu fais ici ? Qui t’accompagne ?

— Je suis seule, dit-elle. Je ne savais pas chez qui j’allais. Je n’étais encore jamais sortie de l’enceinte de la cité.

— Mais quand es-tu arrivée ?

— À l’instant. C’est Surâme qui m’a guidée ici. »

(Évidemment !) « Pour quoi faire ?

— Je n’en sais rien, répondit-elle. Pour raconter mon rêve, je suppose. C’est lui qui m’a réveillée. »

Et Nafai pensa à son propre rêve, qu’il n’arrivait pas à se rappeler.

« Je suis vraiment très heureuse, reprit-elle, que Surâme ait recommencé à me parler. Et pourtant mon rêve était affreux !

— De quoi s’agissait-il ?

— C’est à toi que je dois le raconter ? demanda-t-elle.

— Comment veux-tu que je le sache ? Mais en tout cas, je suis ici.

— C’est Surâme qui t’a fait venir ? »

La question était si directe qu’il ne put l’esquiver. « Oui, dit-il. Enfin, je crois. »

Elle hocha la tête. « Alors je vais te raconter mon rêve. En fait, c’est logique qu’il s’agisse de ta famille ; il y a tellement de gens qui détestent ton père à cause de sa vision et du courage qu’il a eu de l’annoncer à tous !

— C’est vrai, dit-il. Puis : Alors, ce rêve ?

— Eh bien, j’ai vu un homme qui marchait seul, droit devant lui. Il marchait dans la neige, mais je savais que ça se passait cette nuit, alors qu’il n’y a en ce moment pas la moindre trace de neige par terre. Tu comprends que je puisse être sûre de quelque chose, même si c’est différent de ce que me montre le rêve ? »

Nafai se rappela la conversation sous l’auvent, une semaine plus tôt, et il acquiesça.

« Donc, il y avait de la neige, et pourtant c’était cette nuit ; la lune était levée et je savais que l’aube n’allait pas tarder. Et deux silhouettes avec des capuchons et des épées ont bondi sur la route devant l’homme. Il a eu l’air de les reconnaître malgré les capuches, et il a dit : “Voici ma gorge. Je n’ai pas d’arme. Mais vous auriez pu me tuer quand vous le vouliez, quand je vous savais mes ennemis. Pourquoi a-t-il fallu que vous gagniez d’abord ma confiance par la ruse ? Craigniez-vous que la mort ne me soit indifférente si je ne me sentais pas trahi ?” »

Nafai n’avait pas tardé à faire le rapprochement entre ce rêve et le rendez-vous de son père, dans quelques heures. « Gaballufix ! » dit-il.

Luet acquiesça. « Oui, c’est ce que j’ai fini par comprendre, maintenant que je sais que je suis chez ton père.

— Gaballufix a fixé un rendez-vous à Père et à Roptat, ce matin, à la serre froide.

— Ah ! la neige, dit-elle, voilà !

— Oui. Il y a toujours de la gelée blanche dans les coins.

— Et Roptat… souffla-t-elle. Ça explique l’autre partie de mon rêve.

— Vas-y, raconte.

— Un des deux hommes encapuchonnés a dévoilé le visage de l’autre. L’espace d’un instant, j’ai cru y voir un sourire ; mais alors, la scène est devenue plus nette et j’ai compris que ce n’était pas un sourire : c’était sa gorge, tranchée jusqu’à la nuque. À ce moment, sa tête a basculé en arrière et la blessure s’est complètement ouverte, comme une bouche béante prête à hurler. Et l’autre homme – celui qui était moi dans le rêve…

— Je comprends, l’interrompit Nafai : c’était Père.

— C’est ça. Sauf que je ne le savais pas.

— D’accord, d’accord », dit Nafai. Il était pressé de connaître la fin du rêve.

« Donc, ton père, si c’était bien lui, a dit : “On croira que c’est moi qui l’ai tué, je suppose”. Et l’homme au capuchon a répondu : “Et en vérité, vous l’avez tué, mon cher cousin.”

— Ce serait bien de lui, ce genre de phrase, dit Nafai. Donc, Roptat doit mourir, lui aussi.

— Attends, je n’ai pas fini. Ou plutôt, le rêve n’est pas fini, parce que l’homme, enfin, ton père, a dit : “Et moi, qui croira-t-on qui m’a tué ?” Et l’autre a répondu : “Pas moi, en tout cas ! Jamais je ne lèverais la main sur vous, car je vous aime tendrement. Je me contenterai de découvrir votre cadavre ici, entouré de vos assassins aux mains rouges de sang.” Et il a éclaté de rire, avant de disparaître dans l’ombre.

— Alors, il n’a pas tué Père ?

— Non. À ce moment, ton père s’est retourné et il a vu derrière lui deux autre hommes, encapuchonnés aussi. Et sans qu’ils aient parlé ni ôté leurs capuches, il les a reconnus. J’ai senti la terrible tristesse qui l’envahissait alors. “Tu n’as pas pu attendre”, a-t-il dit au premier. Et au second : “Tu n’as pas pu me pardonner ! ” Alors ils ont brandi leurs épées et ils l’ont tué.

— Oh, par Surâme, non ! s’écria Nafai. Non, ils ne feraient pas ça !

— Qui ça ? Tu sais qui ?

— Ne parle à personne de la dernière partie de ton rêve ! dit Nafai. Tu dois me le jurer sur ce que tu as de plus sacré !

— Moi ? Sûrement pas !

— Écoute, tous mes frères sont ici ce soir, reprit Nafai. Ils ne sont pas dehors, à attendre Père pour lui faire un mauvais parti.

— Alors, ce sont eux, les hommes aux capuchons ? Ce sont tes frères ?

— Non ! C’est impossible ! »

Luet hocha la tête. « Je ne te ferai aucun serment, mais je vais quand même te promettre quelque chose : si ton père échappe à la mort grâce à ma venue, je ne parlerai à personne de cette partie de mon rêve.

— Même à Hushidh, ajouta-t-il.

— Mais je te fais une autre promesse, poursuivit-elle. Si jamais ton père meurt, je saurai que tu ne l’as pas mis en garde, et que tu faisais donc partie des meurtriers, parce que si tu ne préviens pas ton père maintenant que tu es au courant du complot, c’est exactement comme si tu brandissais toi-même l’épée électrique sur lui.

— Tu crois peut-être que je ne le sais pas ? » s’exclama Nafai. Il était furieux : il n’avait vraiment pas besoin qu’on lui fasse un sermon ! Mais bientôt sa colère reflua, car l’avertissement de Luet faisait apparaître certains événements récents sous un jour nouveau.

« C’est donc pour ça que Meb est allé prier, dit Nafai, et qu’Elya a fermé le portail intérieur. Ils étaient au courant de quelque chose – ou bien ils n’avaient que des soupçons – mais ils avaient peur d’en parler. C’est ça que veut dire ton rêve : non qu’ils vont faire du mal à Père, mais plutôt qu’ils savent ce qui l’attend et n’osent pas l’avertir. »

Luet acquiesça. « Oui, les rêves fonctionnent souvent ainsi, dit-elle. Ce pourrait être en effet la véritable signification, mais ma tête ne se vide pas quand j’y pense.

— Peut-être que Surâme lui-même n’en est pas sûr. »

Luet lui tapota gentiment la main. Il eut l’impression d’être redevenu un enfant, alors que la fillette était plus jeune et beaucoup plus petite que lui, et cela l’agaça.

« Surâme sait tout, dit-elle.

— Pas tout ; c’est impossible, rétorqua-t-il.

— Tout ce qui peut être connu », corrigea-t-elle. Puis elle se dirigea vers la porte de la chambre des voyageurs. « Ne dis à personne que je suis venue.

— Sauf à Père, répondit Nafai.

— Tu ne pourrais pas prétendre que c’est toi qui as fait ce rêve ?

— Et pourquoi ? demanda Nafai. Il y croira si c’est toi qui as rêvé ; un rêve à moi, ça n’aurait aucune valeur pour lui.

— Tu sous-estimes ton père, et aussi Surâme, à mon avis. Et enfin, tu te sous-estimes toi-même. » Elle sortit devant la maison baignée de lune et voulut prendre à droite, vers la route de la Corniche.

« Non », souffla Nafai en l’attrapant par le bras – un bras mince et fragile ; elle était si petite et si menue, cette gamine ! « Ne passe pas devant le portail. »

Elle leva vers lui de grands yeux interrogateurs qui reflétaient la lune à demi levée au-dessus des monts. « J’ai peut-être réveillé quelqu’un en l’ouvrant », expliqua-t-il.

Elle acquiesça. « Je vais faire le tour de la maison par l’autre côté.

— Luet ?

— Oui.

— Tu ne risques rien, en rentrant maintenant ?

— La lune est là, répondit-elle. Et le garde de la porte du Goulet ne me gênera pas : Surâme l’a fait dormir quand je suis passée à l’aller. »

Il la rappela.

« Luet ! »

Elle s’arrêta encore et se retourna.

« Merci », dit-il. Mais ce mot était impuissant à exprimer ce qu’il ressentait. Elle avait sauvé la vie de son père et, pour quelqu’un qui n’avait jamais quitté la cité, elle avait eu bien du courage à faire tout ce chemin, à la seule lumière des étoiles, guidée par un simple rêve.

Luet haussa les épaules. « C’est Surâme qui m’a envoyée, dit-elle. C’est elle qu’il faut remercier, pas moi. » Puis elle s’éloigna.

Nafai revint au portail, et cette fois il ne prit aucune précaution pour entrer et le bloquer, au contraire : si un de ses frères était vraiment à l’affût, il ne voulait pas le surprendre par un retour inopiné. Comme ça, il m’entendra et rentrera dans sa chambre avant que j’aie passé le portail intérieur.

Comme il l’avait espéré, la cour était déserte. Il se dirigea droit vers la chambre de Père, par le salon d’audience et la bibliothèque. Wetchik était allongé à même le sol, sans natte, sa barbe blanche étalée sur la pierre. Nafai l’imagina un instant, la gorge ouverte, avec sa barbe d’un rouge brunâtre, imbibée de sang.

Puis il remarqua que les yeux de son père brillaient. Il était éveillé.

« C’est donc toi ? murmura Père.

— Que voulez-vous dire ? » demanda Nafai.

Père se redressa lentement, d’un air las. « J’ai fait un rêve. Ce n’était rien… rien que mes craintes.

— Quelqu’un d’autre a fait un rêve cette nuit, dit Nafai. Je viens de lui parler dans la chambre des voyageurs. Mais il vaudrait mieux que vous ne disiez à personne qu’elle était ici.

— De qui s’agit-il ?

— De Luet. Et d’après son rêve, il ne faut absolument pas que vous alliez à votre rendez-vous de ce matin. Vous risquez de vous y faire assassiner. »

Père se leva d’un bond et alluma la lumière. « Ce n’est donc pas un simple rêve que j’ai fait !

— Je commence à croire qu’il n’y a pas de simples rêves, dit Nafai. Moi aussi, j’ai rêvé, Père ; ça m’a même réveillé, et Surâme m’a fait sortir pour parler à Luet.

— Je risque donc de me faire assassiner… J’imagine la suite. Gaballufix va aussi faire tuer Roptat et maquiller la scène pour donner l’impression que l’un des deux a tué l’autre ; il ne se présentera qu’après, sans doute avec plusieurs témoins crédibles pour jurer que les meurtres ont eu lieu avant son arrivée. Bien sûr, ils seront tous horriblement choqués à la vue de ce carnage. Ah ! comment ai-je pu me montrer aussi aveugle ? C’était évidemment le meilleur moyen pour nous réunir, Roptat et moi, au même endroit et au même moment, sans témoins gênants !

— Donc, vous n’irez pas à ce rendez-vous ? dit Nafai.

— Mais si ! répondit Père. Si, j’irai !

— Non !

— Mais pas à la serre froide, reprit Père. Parce que mon rêve à moi m’a montré autre chose.

— Et quoi donc ?

— Des tentes. Mes tentes, dressées sous le soleil du désert. Si nous restons ici, Gaballufix n’aura de cesse de réitérer sa tentative, sous une autre forme. Et puis d’autres raisons me poussent à partir, à arracher mes fils à cette cité avant qu’elle ne les détruise. »

Nafai sentit que le rêve de son père avait dû être affreux ; aurait-il vu qu’un de ses fils allait le tuer ? Cela expliquerait ses premiers mots : « C’est donc toi ? »

« Alors, on va dans le désert ? demanda Nafai.

— Oui, Nafai, dit Père.

— Et quand ça ?

— Mais tout de suite, évidemment !

— Tout de suite ? Vous voulez dire demain matin ?

— Non, non ! Tout de suite, cette nuit même ! Avant l’aube, en tout cas, afin de passer la crête sans que les hommes de Gabya nous repèrent.

— Mais en allant par là, est-ce qu’on ne passe pas juste devant chez Gaballufix, au croisement de la Piste-en-Lacets et de la route du Désert ?

— Il existe un chemin écarté, répondit Père. Ce n’est pas le meilleur pour les chameaux, mais il faudra bien le prendre. Il nous amènera sur la route du Désert bien au-delà de chez Gabya. Allons, maintenant, aide-moi à réveiller tes frères.

— Non », dit Nafai.

Père se retourna, avec une expression où l’ébahissement le disputait à la colère.

« Luet, reprit Nafai, a demandé qu’on ne dise à personne que le rêve venait d’elle, et elle avait raison. Il ne faut pas non plus qu’on sache, à propos de moi. Il faut que ce soit votre rêve, à vous seul.

— Mais pourquoi ? Trois personnes contactées cette nuit par Surâme…

— Père, si c’est votre rêve, vos fils se demanderont ce que vous savez exactement et ce que vous avez vu. Alors que si nous sommes plusieurs, ils auront l’impression qu’on vous manipule ; ils résisteront, ils discuteront, alors que vous devez absolument les emmener avec vous ! »

Père acquiesça. « Tu es très avisé, dit-il, pour un garçon de quatorze ans. »

Mais Nafai savait bien qu’il n’était pas avisé du tout ; il connaissait simplement la fin du rêve de Luet. Si Meb et Elya restaient ici, Gaballufix les entraînerait définitivement dans ses machinations ; ils perdraient le peu d’honnêteté qu’ils possédaient encore. Pourtant, il devait y avoir du bon en eux ; peut-être même avaient-ils l’intention de prévenir Père. Était-ce pour cela qu’Elya avait barricadé le portail intérieur ? Pour être réveillé par le bruit que ferait Père en sortant et l’avertir de ne pas y aller ?

À moins qu’il ne veuille le suivre, afin d’être juste derrière lui quand il découvrirait le corps de Roptat dans la serre…

Non ! hurla Nafai intérieurement. Pas Elemak ! Rien que de penser ça de lui, c’est monstrueux ! Mes frères ne sont pas des meurtriers !

« Va dans ta chambre, dit Père. Ou mieux, aux cabinets. Ensuite, sors-en et montre-toi un modèle d’obéissance muette. Mais pas envers moi : envers Elya. Il sait ce qu’il faut emporter pour ce genre de voyage.

— Oui, Père », répondit Nafai.

Il sortit aussitôt ; dans la cour, il constata que les portes d’Elemak et de Mebbekew étaient toujours closes, et se dirigea vers les latrines. À peine arrivé, il entendit Père frapper à la porte de Mebbekew. « Lève-toi, mais sans bruit », dit Père. Puis, à Elemak : « Viens dans la cour. »

Tous sortirent, même Issib, sans qu’on l’ait appelé.

« Où est Nyef ? s’enquit Issib.

— Aux latrines, répondit Père.

— Ah ! génial ! s’exclama Mebbekew.

— Tu peux attendre un instant, tout de même ? » dit Père.

Nafai sortit alors du kiosque en laissant les toilettes se nettoyer automatiquement derrière lui. Père ne les obligeait quand même pas à vivre une existence complètement primitive.

« Excusez-moi, fit Nafai. Je ne voulais pas vous faire attendre. » Meb lui lança un regard noir, mais aussi trop endormi pour l’inquiéter.

« Nous partons, annonça Père. Dans le désert.

— Tous ? demanda Issib.

— Oui, tous, j’en suis navré. Tu prendras ton fauteuil ; ça ne vaut pas tes flotteurs, je sais, mais c’est mieux que rien.

— Mais pourquoi ? demanda Elemak.

— Parce que Surâme m’a averti d’un danger, à travers un rêve que je viens de faire. »

Meb émit un bruit méprisant et s’apprêta à regagner sa chambre.

Père se redressa. « Tu vas rester ici et m’écouter, Mebbekew, car si tu ne m’accompagnes pas, je ne te considérerai plus comme mon fils. »

Meb s’immobilisa, mais il ne se retourna pas.

« On complote pour m’assassiner, reprit Père. Pour me tuer ce matin même. Je devais aller à un rendez-vous avec Gaballufix et Roptat, pour y mourir. »

Elemak se récria : « Mais Gabya m’avait donné sa parole qu’il ne serait fait de mal à personne ! »

Tiens, tiens ! Elemak appelait Gaballufix par son petit nom, maintenant ?

« Surâme connaît mieux le cœur de Gaballufix que Gaballufix ne connaît sa propre bouche, rétorqua Père. Si je vais à ce rendez-vous, je meurs. Et même si je n’y vais pas, ce ne sera qu’une question de temps : maintenant qu’il a résolu de me tuer, ma vie ne vaut plus rien. Je n’ai pas peur de mourir, et je resterais volontiers en ville si je pensais que ma mort puisse servir à quelque chose. Mais Surâme m’a ordonné de fuir.

— Bah ! Dans un rêve ! fit Elemak.

— Je n’ai pas besoin d’un rêve pour savoir que Gaballufix est dangereux quand on contrecarre ses projets, répondit Père, et toi non plus. Je ne sais pas quelle sera sa réaction quand il s’apercevra que je ne suis pas venu à la serre ; il faudra donc que je sois déjà loin dans le désert à ce moment-là. Nous prendrons le chemin de Rocrouge. »

Elemak était indigné.

« Mais les chameaux ne passeront jamais ! dit-il.

— Ils passeront parce qu’il le faut, répliqua Père. Et nous emporterons des vivres pour une année.

— Mais c’est du délire ! s’exclama Mebbekew. Je refuse de partir !

— Que se passera-t-il au bout d’un an ? demanda Elemak.

— Surâme me révélera quoi faire, à ce moment, répondit Père.

— Les choses se seront peut-être calmées à Basilica, assez pour revenir, insinua Issib.

— Si nous partons maintenant, dit Elemak, Gaballufix croira que vous l’avez trahi, Père.

— Ah oui ? L’ennui, c’est que si je reste, c’est lui qui va me trahir.

— C’est du moins ce que prétend un rêve…

— C’est ce qu’affirme mon rêve à moi ; ce n’est pas la même chose. Écoute, j’ai besoin de toi. Alors, reste si tu veux, mais dans ce cas tu ne seras plus mon fils. »

Mebbekew ricana.

« Moi, je m’en suis plutôt bien tiré, de n’être pas votre fils ! »

Elemak le reprit :

« Non ; si tu t’en es bien tiré, c’est en faisant semblant de ne pas être son fils, nuance ! Mais personne n’était dupe.

— Je vivais de mon talent !

— Mais non ! Tu vivais de l’espoir de tes théâtreux que ton père investirait dans leurs spectacles – ou que tu investirais, toi, après avoir hérité ! »

Une gifle en pleine face n’aurait pas eu plus d’effet sur Mebbekew. « Alors, toi aussi, tu t’y mets, Elya ?

— On en parlera plus tard, répondit son frère. Si Père dit que nous partons, nous partons, et il n’y a pas de temps à perdre. » Puis, s’adressant au Wetchik : « Je ne fais pas ça parce que vous avez menacé de me déshériter, Père, mais parce que vous êtes mon père et que je ne peux pas vous laisser aller dans le désert avec seulement ces trois zozos pour vous aider à survivre !

— Je te rappelle que c’est moi qui t’ai appris tout ce que tu sais, Elya.

— Vous étiez plus jeune alors, répondit Elemak, et nous emmenions toujours des serviteurs. Je suppose que cette fois, nous les laissons ici ?

— Tous les domestiques de la maison seront congédiés, acquiesça Père. Pendant que tu t’occuperas des animaux et des provisions, Elya. Je laisserai des instructions à Rashgallivak. »

Au cours de l’heure suivante, Nafai travailla dans une hâte qu’il n’aurait jamais crue possible. Elemak avait affecté des missions à chacun, même à Issib, et une fois encore Nafai admira le talent de son frère : il savait toujours avec exactitude quelles tâches étaient à exécuter, par qui, et en combien de temps. Il savait aussi très bien réprimander Nafai qui n’apprenait pas assez vite les gestes nécessaires ; Nafai était pourtant certain de s’en tirer au moins aussi bien que les autres ; mais il était novice, tout simplement.

Enfin, la caravane fut prête, une vraie caravane du désert, constituée uniquement de chameaux ; c’étaient pourtant les plus capricieux des animaux de bât et les moins confortables à monter. Le fauteuil d’Issib était sanglé sur le flanc d’un chameau, des paquets d’eau en poudre sur l’autre. L’eau ne servirait que plus tard, en cas d’urgence ; Père et Elemak connaissaient tous les points de ravitaillement de la première partie du voyage, et d’ailleurs, il pleuvait de temps en temps sur le désert en automne, et l’eau ne manquerait pas. L’été prochain, cependant, il ferait plus sec, et il serait alors trop tard pour retourner à Basilica faire provision de la précieuse poudre. Et puis, si on les poursuivait, s’ils devaient fuir jusque dans des régions reculées du désert, ils auraient peut-être besoin de cette poudre qu’il suffisait de verser dans une casserole et de faire chauffer ; en se consumant, elle captait l’oxygène de l’air et se transformait en eau. Une fois, Nafai en avait bu : c’était infect ; l’eau avait un goût métallique et nauséabond, à cause des produits chimiques utilisés qui maintenaient l’hydrogène sous forme pulvérulente. Mais les fugitifs seraient bien aisé d’en avoir sous la main en cas de besoin.

Le fauteuil d’Issib ne lui apporterait pas la même satisfaction. Il y serait cloué, privé de ses flotteurs, et c’est pour lui que ce voyage serait le plus dur, Nafai le savait. Avec les flotteurs, il avait l’impression de posséder un corps puissant et léger ; dans le fauteuil, la gravité l’écrasait et il avait besoin de toutes ses forces rien que pour manipuler les commandes. Au bout d’une journée de cette épreuve, Issya était toujours blême d’épuisement ; qu’en serait-il dans plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois ? Peut-être deviendrait-il plus fort… à moins qu’au contraire il ne s’affaiblisse, ou même qu’il ne meure. Mais peut-être Surâme le soutiendrait-il, qui sait ?

Et peut-être aussi que des anges viendraient les emporter dans la lune, tant qu’on y était !

Il restait encore une bonne heure avant l’aube quand la caravane se mit en route. Les voyageurs n’avaient pas fait trop de bruit et les serviteurs ne s’étaient apparemment pas réveillés ; dans le cas contraire, comme personne n’avait demandé leur aide et qu’ils n’éprouvaient aucune envie de prêter volontairement la main à des activités déraisonnables à cette heure de la nuit, ils avaient dû se retourner discrètement sur leur natte et se rendormir.

Le chemin de Rocrouge était dangereux, mais grâce au clair de lune et aux conseils d’Elemak, ils parvinrent à le suivre sans trop de difficulté. Nafai fut encore une fois rempli d’admiration pour son frère aîné. N’y avait-il donc rien qu’Elya ne sût faire ? Nafai pouvait-il espérer devenir un jour aussi fort et aussi efficace que lui ?

Enfin, ils croisèrent la Piste-en-Lacets, juste au sommet de la crête la plus élevée, et le désert s’étendit à leurs pieds. Les premières lueurs de l’aube naissaient déjà à l’orient, mais ils avaient bien avancé. Le chemin, toujours difficile, descendait désormais, et ils ne tardèrent pas à atteindre le vaste plateau du désert occidental. Il serait très malaisé de les suivre ici, pour quelqu’un de la cité, en tout cas. Elemak distribua des pulsants à tous et les fit s’exercer à toucher des rochers avec le rayon de lumière compacte, Issib n’obtint guère de résultats – il ne parvenait pas à tenir le pulsant assez fermement ; Nafai, lui, ne fut pas peu fier de constater qu’il visait mieux que Père.

Quant à abattre un brigand pour de bon, songea-t-il, c’était une autre affaire. Mais il n’y serait sûrement pas obligé ; après tout, ils étaient dans le désert sur l’ordre de Surâme, non ? Donc Surâme détournerait les brigands de la caravane, de même qu’il la guiderait vers l’eau et le ravitaillement quand elle tomberait en panne de provisions.

Alors Nafai se rappela que tout avait commencé justement parce que Surâme avait perdu de son efficacité. Qu’est-ce qui lui disait que Surâme était capable de quoi que ce soit ? Et qu’il avait un plan ? Bien sûr, il avait envoyé Luet prévenir le Wetchik, réveillé Nafai afin qu’il entende l’avertissement, et suscité son rêve à Père. Mais tout cela ne signifiait pas que Surâme eût la moindre intention de les protéger ni même de les guider ailleurs que loin de la cité. Qui savait le but que poursuivait Surâme ? Il voulait peut-être simplement se débarrasser de Wetchik et de sa famille.

La tête pleine de ces sombres pensées, Nafai dominait le désert, les jambes repliées autour du pommeau de sa selle, et fouillait le paysage du regard, à la recherche de brigands, de poursuivants, de signes de Surâme… enfin, de tout élément incongru dans ce décor. Pour seule musique, il entendait les plaintes de Mebbekew, les ordres que lançait Elemak, et de temps en temps le bruit mou que produisaient les chameaux en se vidant les entrailles. Sa propre bête, sans autre souci que de poser les pattes où il fallait, avançait dans la chaleur du jour de sa démarche chaloupée.

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