Nafai et son père étaient assis sous la grande tente en compagnie d’Issib, couché, lui, sur un tapis. L’Index était posé sur un autre tapis disposé entre eux. Nafai toucha l’Index du bout des doigts ; à son tour, Père posa une main dessus ; de l’autre, il prit le bras d’Issib et lui mit la main sur la sphère. Quand tous trois furent en contact avec lui en même temps, l’Index parla.
« L’éveil, enfin, après si longtemps ! » dit-il. Il chuchotait. Nafai resta perplexe : entendait-il cette voix de ses oreilles, ou bien son esprit transformait-il en mots les bruits ambiants, la brise du désert, leur respiration ?
« Il nous en a fort coûté de vous faire venir ici, dit Père.
— J’attends depuis longtemps de recouvrer cette voix », répondit l’Index.
Nafai comprit : ce n’était pas l’Index qui parlait. « C’est la voix de Surâme.
— Oui, dit le murmure.
— Si cet objet contient votre voix, dit Père, pourquoi l’appelle-t-on un Index ? »
La réponse vint après une longue hésitation. « C’est l’Index qui donne accès à ce que je suis. »
L’Index de Surâme ! Un Index était un instrument qui permettait de se diriger dans la mémoire labyrinthique d’un ordinateur complexe. Surâme était le plus grand de tous les ordinateurs, et ils avaient sous les yeux l’outil qui leur permettrait enfin de le comprendre, du moins en partie.
« Maintenant qu’on a l’Index, dit Nafai, peux-tu nous expliquer qui tu… enfin, ce que tu es ? »
À nouveau un silence, puis le chuchotis : « Je suis la Mémoire de la Terre. Je n’ai pas été conçu pour durer si longtemps. Je m’affaiblis, et je dois revenir auprès de celui qui est plus sage que moi, qui me dira que faire pour sauver ce monde désaccordé appelé Harmonie. J’ai choisi votre famille pour me ramener au Gardien de la Terre.
— Comment ? Tu comptes nous emmener là-bas ?
— Ce monde qui fut enfoui sous la glace et dissimulé par la fumée est sûrement vivant et bien éveillé aujourd’hui. Le Gardien qui a chassé l’humanité de la planète qu’elle avait détruite ne se détournera pas de vous. Suivez-moi, enfants de la Terre, et je vous ramènerai à votre ancien foyer. »
Nafai regarda tour à tour son père et Issib. « Vous vous rendez compte de ce que ça veut dire ? demanda-t-il.
— Oui : c’est un long voyage, répondit Père d’un ton las.
— Long ? s’écria Nafai. Ah ça, oui ! Si long que la lumière met cent ans à l’accomplir !
— Qu’est-ce que tu racontes ? dit Issib. À t’entendre, on croirait que Surâme a promis de nous emmener sur une autre planète ! »
Les paroles d’Issib flottèrent comme des notes discordantes. Nafai était abasourdi. Évidemment que Surâme avait promis de les emmener sur une autre planète ! C’étaient presque ses mots exacts ! Oui, mais ce n’était pas ce qu’Issib avait entendu, ni Père. L’Index, manifestement, ne produisait donc pas des sons à proprement parler ; ils entendaient en réalité par l’esprit, non par les oreilles.
« Qu’a dit Surâme, à votre avis ? demanda-t-il.
— Eh bien, qu’il allait nous conduire dans un pays magnifique, répondit Père. Sur une bonne terre, où les moissons seront abondantes et les vergers prospères. Une terre sur laquelle nos enfants pourront être libres et bons, affranchis du mal qui règne à Basilica.
— Mais où, exactement ? insista Nafai. Où a-t-il dit que se trouvait ce pays magnifique ?
— Nafai, apprends à te montrer plus patient et plus confiant, dit son père. Surâme nous fera faire un pas à la fois, et puis, un jour, un de ces pas sera le dernier de notre voyage, et nous serons chez nous.
— Il ne s’agira pas d’une cité, ajouta Issib, mais ce sera un pays où je pourrai me servir de mes flotteurs. »
Nafai se sentit profondément déçu. Il savait bien ce qu’il avait entendu, mais il savait également que son père et Issib n’avaient pas perçu la même chose. Et pourquoi donc ? Deux explications étaient possibles : ou ils ne comprenaient pas la voix de Surâme aussi bien que lui, ou bien Surâme leur avait délivré un message différent. Dans l’un et l’autre cas, il ne pouvait les obliger à croire ce qu’il avait compris.
« Et toi, qu’as-tu entendu ? demanda Père. Y avait-il autre chose ?
— Rien d’important pour l’instant, répondit Nafai. Ce qui compte, c’est qu’on ne va pas rester ici à attendre que Basilica veuille bien de nous à nouveau. Nous ne sommes plus des exilés maintenant, mais des expatriés, des émigrants. Basilica n’est plus notre cité. »
Père soupira. « Dire que je m’apprêtais à prendre ma retraite et à transmettre l’entreprise à Elya ! Je ne voulais plus jamais voyager ! Et voilà que je vais partir pour le plus long voyage de toute ma vie, sans doute ! »
Nafai prit l’Index entre ses mains et l’approcha tout près de son visage. La sphère frémissait entre ses doigts. « Quant à toi, mon étrange petit Index, dit-il, j’espère que tu valais la peine qu’on s’est donnée pour te récupérer, et le prix qu’on a payé.
— Toute cette fortune, soupira Issib. Il a fallu qu’on se fasse dépouiller pour que j’apprenne à quel point on était riches !
— Nous sommes plus riches que jamais, aujourd’hui, dit Père. Nous avons toute une terre à nous promise, sans cité ni clan, ni ennemi pour nous la disputer. Et l’Index de Surâme est là pour nous montrer le chemin. »
Nafai ne les entendait plus. Il pensait au sang qu’il avait versé, qui avait maculé ses vêtements et sa peau. Je ne voulais pas le faire, se dit-il, et pourtant ce n’était que justice de prendre la vie d’un meurtrier. Quand Elemak pensait avoir tué un homme, de loin, avec un pulsant, il s’en vantait. Mais moi, je l’ai tué de près, de ma main, étalé dans la rue, ivre mort, sans défense. Je l’ai fait non parce que je craignais pour ma vie, ni pour protéger une caravane, mais de sang froid, sans colère, parce que Surâme m’avait dit que c’était juste et parce que j’en étais convaincu.
Mais ce n’était pas tout : je le haïssais, aussi. Serai-je jamais sûr que je n’ai pas agi sous le coup de cette haine, de ce besoin de vengeance ? Jamais je ne saurai si je ne suis pas, au fond, un assassin qui s’ignore.
Mais je peux m’en arranger ; j’arriverai à dormir cette nuit. Avec le temps, la souffrance s’apaisera, j’en suis sûr. C’est le prix à payer pour le rôle que j’ai accepté : serviteur de Surâme. Je ne m’appartiens plus. Je suis l’homme que Surâme a décidé de faire de moi. Quand Surâme en aura fini avec moi, j’espère que l’homme que je serai devenu me plaira, au moins un peu…
Cette nuit-là, il dormit et fit un rêve. Il ne rêva pas de meurtre, ni de la tête de Gaballufix, ni de ses vêtements couverts de sang. Non, il rêva qu’il flottait sur une mer dont les courants étaient à la fois brûlants et glacés, et dont naissait un brouillard qui passait et repassait devant son visage. Soudain, émergeant dans ce monde perdu, mystérieux et paisible, des mains lui tâtèrent le visage, une épaule, puis lui saisirent un bras et se mirent à le tirer sur l’eau.
Je ne suis pas le premier à venir ici, se dit-il en s’éveillant. Je ne suis pas seul dans ce domaine, dans ce royaume de Surâme. D’autres y sont venus avant moi, ils sont ici, près de moi, et ils resteront près de moi pour m’accompagner dans tout ce qu’il me reste à vivre encore.