6. Les ennemis

« Où étais-tu donc passé, toute la journée d’hier ? » Nafai n’avait pas souhaité cette conversation, mais elle était inévitable. Mère n’était pas femme à laisser un de ses élèves disparaître un jour entier sans explication.

« J’ai marché. »

Comme il l’avait prévu, cette réponse ne satisfit pas sa mère. « Je me doute bien que tu n’as pas volé, dit-elle. Je m’étonne cependant que tu ne te sois pas roulé en boule dans un coin pour dormir. Où es-tu allé ?

— Dans des endroits très instructifs. » Il pensait au domicile de Gaballufix et au théâtre en plein air, mais Mère interpréterait naturellement ses paroles à sa façon.

— À Dollville ? demanda-t-elle.

— Il ne se passe pas grand-chose là-bas pendant la journée, Mère.

— Et tu n’as rien à y faire. À moins que tu ne croies tout savoir, ce qui te dispenserait désormais d’étudier ?

— Vous ne nous apprenez pas tout ici, Mère. » La vérité, à nouveau… mais pas tout à fait.

« Tiens donc, dit-elle. Dhelembuvex ne se trompait pas. »

Ah, d’accord, parfait. Il était donc temps de trouver une cousinette pour le petit garçon.

« J’aurais dû m’en rendre compte. Ton corps mûrit si vite… trop vite, je le crains ; il laisse tout le reste à la traîne. »

C’en fut trop. Nafai s’était promis d’écouter calmement sa mère, de la laisser tirer ses propres conclusions, puis de retourner en classe une fois l’affaire réglée. Mais l’entendre dire que c’étaient ses gonades qui guidaient sa vie alors que, si quelque chose en lui avait mûri, c’était son esprit plus que son corps…

« Votre intelligence ne va pas plus loin que ça, Mère ? »

Elle leva un sourcil.

Il avait déjà dépassé les bornes ; mais maintenant qu’il avait commencé, les mots étaient là, et il fallait qu’il les dise. « Vous voyez quelqu’un se conduire de façon inexplicable, et s’il s’agit d’un garçon, vous êtes persuadée que c’est à cause de ses désirs sexuels, c’est ça ? »

Elle eut un demi-sourire. « J’ai une certaine connaissance des hommes, Nafai, et l’hypothèse que le comportement d’un garçon de quatorze ans puisse être lié au désir sexuel est amplement prouvée.

— Mais je suis votre fils, moi, et vous ne me connaissez toujours pas !

— Donc, tu n’es pas allé à Dollville ?

— Pas pour les raisons que vous pourriez croire.

— Ah ! dit-elle. Des raisons, j’en imagine beaucoup. Mais aucune n’indique que tu possèdes un jugement très sûr.

— Tiens donc ! Et vous, vous êtes experte en jugements très sûrs, je suppose ? »

Le sarcasme passa mal. « Nafai, tu oublies que je suis ta mère et ton professeur.

— C’est vous, Mère, et non moi, qui avez invité ces deux filles à la réunion d’hier – réunion familiale, je précise.

— Et c’est un signe de mauvais jugement ?

— Tout à fait. Quand je suis arrivé au théâtre en plein air, bien longtemps avant la nuit, on parlait déjà de la vision de Père.

— Ça n’a rien d’étonnant. Ton père est allé tout droit au conseil clanique ; il n’était évidemment plus question de secret, après ça.

— Il ne s’agit pas que de sa vision, Mère. On répétait déjà une satire – de Drotik lui-même, s’il vous plaît – qui comprenait une extraordinaire petite scène sous un auvent. Comme les seules personnes étrangères à la famille étaient ces deux sorcerettes…

— Silence ! »

Nafai se tut immédiatement, mais non sans un indéniable sentiment de victoire. Mère était furieuse, et il devait avoir marqué un point pour la mettre ainsi en colère.

« Les désigner par ce terme dégradant et bien masculin est injurieux à l’extrême », dit Mère. Sa voix glaciale attestait qu’elle était vraiment en colère. « Luet est sibylle et Hushidh déchiffreuse. De plus, toutes les deux ont été parfaitement discrètes et n’ont rien révélé à personne.

— Ah, parce que vous ne les avez pas quittées des yeux depuis…

— Je t’ai dit de te taire ! » Sa voix était de glace. « Pour ta gouverne, mon petit garçon si brillant, si avisé et surtout si mûr, s’il y avait une scène sous un auvent dans la satire de Drotik – que j’ai vue, à propos, et qui est bien mal faite, ce qui me retire toute inquiétude –, s’il y avait cette scène, donc, c’est parce qu’alors que ton père allait au conseil clanique, j’étais, moi, en train de raconter l’histoire au conseil de la cité, et que j’y ai inclus ce qui s’est passé sous l’auvent. Mais pourquoi ? demande mon génie de fils d’un air délicieusement stupide. Eh bien, voilà : le conseil n’a pris au sérieux la vision de ton père que parce que Luet l’a cru et considère que cette vision converge avec la sienne. »

C’était donc Mère qui avait tout raconté ! Mère qui avait appelé le ridicule et la mine sur la famille ! Incroyable ! « Ah ! souffla Nafai.

— Je pense que tu vois maintenant les choses un peu différemment.

— Je vois en effet qu’il n’y avait aucun mal à ce que Luet et Hushidh assistent à la réunion, dit Nafai. C’est vous qu’on aurait dû en exclure. »

La main de Mère lui cingla le visage. Si elle avait visé la joue, elle la manqua, peut-être parce qu’il recula machinalement la tête. Un ongle le griffa au menton, arrachant la peau. L’éraflure le piqua et se mit à saigner.

« Vous vous oubliez, monsieur, dit-elle.

— Pas autant que vous, madame », répondit-il. Du moins, c’est ce qu’il voulut répondre. Il ouvrit même la bouche, mais soudain, l’énormité du geste de sa mère, le choc et la douleur qu’il en avait ressentis, l’humiliation absolue d’avoir été frappé par elle, tout cela le fit éclater en larmes. « Excusez-moi », dit-il. En réalité, il aurait voulu crier : « Comment osez-vous me traiter ainsi ? Je suis trop grand pour ça ! Je vous déteste ! » Mais impossible de parler aussi crûment alors qu’il pleurait comme un gosse. C’était exaspérant : les larmes lui étaient toujours venues facilement, et cela ne s’arrangeait pas avec les années.

« La prochaine fois, vous n’oublierez peut-être pas de vous adresser à moi avec respect », dit-elle. Mais pas plus que lui elle ne parvint à rester cassante, et en même temps qu’elle parlait, il la sentit passer son bras autour de lui ; puis elle s’assit à ses côtés et le consola.

Elle ne comprenait pas qu’en attirant la tête de Nafai dans le creux de son épaule, elle ne faisait qu’ajouter à son humiliation ; il se sentit conforté dans sa décision de la considérer désormais comme une ennemie. Si elle avait le pouvoir de le faire pleurer par amour pour elle, il n’avait plus qu’une solution : cesser de l’aimer. Ainsi n’aurait-elle plus jamais l’occasion de lui infliger pareil tourment.

« Tu saignes, dit-elle.

— Ce n’est pas grave.

— Laisse-moi t’essuyer ; là, avec un mouchoir propre, pas cet affreux chiffon que tu trames dans ta poche, gros bêta. »

Je ne serai donc jamais autre chose dans cette maison, hein ? songea-t-il. Un gros bêta ! Il s’écarta de sa mère pour éviter le contact du mouchoir. Mais elle insista et tamponna la blessure ; aussitôt, le tissu blanc se colora d’une quantité étonnante de sang ; aussi le prit-il lui-même et le pressa-t-il sur l’éraflure. « C’est profond, j’ai l’impression, dit-il.

— Si tu n’avais pas retiré ta tête, je ne t’aurais pas griffé comme ça. »

Si vous ne m’aviez pas giflé, vos griffes seraient restées sur vos genoux, songea Nafai. Mais il garda le silence.

« Je vois que tu prends la situation de notre famille très à cœur, Nafai, mais tes valeurs sont un peu faussées. Que nous importe la dérision des chansonniers ? On sait bien que chaque grande figure de l’histoire de Basilica s’est fait moquer à un moment ou un autre, et généralement pour cela même qui l’a rendue grande. Nous pourrons le supporter. Ce qui compte, c’est que la vision de Père était un avertissement très clair de Surâme, avec des implications immédiates dans la ligne d’action que devra suivre notre cité lors des prochains jours, des prochaines semaines ou des prochains mois. La gêne qui peut naître de cette situation finira par passer. Et chez les femmes importantes de notre ville, Père est considéré comme un homme tout à fait remarquable, digne d’un respect qui va croissant. Essaye donc de surmonter l’embarras que te cause la mise en avant de ton père. À la puberté, tous les enfants sont atrocement susceptibles, mais avec le temps, tu apprendras que la critique et la dérision ne sont pas toujours négatives. Être dans l’inimitié des méchants peut même te valoir une excellente réputation. »

C’était incroyable : fallait-il qu’elle le tînt en piètre estime pour lui infliger un tel sermon ! Croyait-elle réellement que c’étaient les vexations qu’il redoutait ? Si elle avait su écouter au lieu de pérorer, il aurait pu lui parler du danger qui menaçait Père, de la visite secrète d’Elemak chez Gaballufix. Mais aux yeux de Mère, il n’était à l’évidence qu’un enfant. Elle ne prendrait pas ses avertissements au sérieux. Mieux, elle lui infligerait sans doute un autre sermon sur la nécessité de ne pas succomber à l’appréhension et de se concentrer sur ses études en laissant aux adultes le soin de se tourmenter pour les vrais problèmes du monde.

Pour elle, j’ai encore six ans, et je les aurai toujours, se dit-il. Puis, à voix haute : « Excusez-moi, Mère ; je ne vous parlerai plus jamais de cette façon. » (D’ailleurs, je crois que je ne vous dirai plus rien de sérieux ni d’important de toute votre vie.)

« J’accepte tes excuses, Nafai, comme j’espère que tu accepteras les miennes pour t’avoir giflé dans ma colère.

— Bien sûr, Mère. » (J’accepterai vos excuses quand vous les présenterez vraiment et quand je serai sûr qu’elles sont sincères. Car à la vérité, chère bedaine adorée dont je suis issu, vous ne vous êtes excusée à aucun moment de la conversation.).

« J’espère, Nafai, que tu vas reprendre tes études sans plus permettre aux événements de la cité de perturber le cours normal de ta vie. Tu as l’esprit très vif, mais tu dois l’aiguiser encore sans te laisser distraire. »

(Et une petite pincée de louange ! Merci, Mère ! Vous m’avez dit que j’étais puéril, que j’étais l’esclave de mes désirs, que je devais taire mes avis et non les écouter. Vous prêtez une oreille attentive au moindre mot qui tombe de la bouche de la sorcerette, mais vous partez du principe que ce que j’ai à dire, moi, n’a pas de valeur.)

« Oui, Mère, répondit Nafai. Mais j’aimerais mieux ne pas rentrer en classe tout de suite, si ça ne vous gêne pas.

— Bien sûr. Je comprends très bien. »

(Surâme adoré, faites que je n’éclate pas de rire !)

« Je ne veux plus que tu traînes dans les rues, Nafai ; tu le comprends, j’en suis sûre. La vision de Père a suffisamment attiré l’attention pour que quelqu’un en parle en termes qui te mettront en colère, et je ne veux pas que tu te battes. »

(Vous avez peur que je me batte, moi, Mère ? Rappelez-vous, s’il vous plaît, qui a commencé à frapper l’autre sous votre auvent, aujourd’hui même.)

« Pourquoi ne passerais-tu pas la journée à la bibliothèque avec Issib ? il aurait une bonne influence sur toi, je pense ; il est toujours si calme. »

(Issib, toujours calme ? Pauvre Mère… elle ne connaît rien à ses propres fils ! Les femmes ne comprennent jamais les hommes. Évidemment, les hommes ne comprennent pas mieux les femmes, mais au moins, nous ne nous faisons pas d’illusions à ce sujet, nous.)

« Oui, Mère. La bibliothèque, c’est parfait. »

Elle se leva. « Alors, vas-y tout de suite. Tu peux garder le mouchoir, naturellement. »

Et elle quitta l’auvent sans attendre de voir s’il lui obéissait.

Il bondit alors sur ses pieds, fit le tour de l’écran et se dirigea droit vers la balustrade ; de là, il plongea le regard dans la Fracture.

Il ne vit pas signe du lac. Un épais brouillard baignait la partie inférieure de la vallée, et comme les parois semblaient plus escarpées là où il commençait, le lac était peut-être invisible de l’endroit où se tenait Nafai, même par temps clair.

Il ne voyait que le nuage de brume blanche et la verdure luxuriante de la forêt qui bordait la vallée. Çà et là, un filet de fumée montait d’une cheminée, car des femmes vivaient sur les pentes de la Fracture. L’intendante de Père, Trujnisha, en faisait partie. Elle possédait une maison dans le quartier de la Terrasse Occidentale, un des douze quartiers de Basilica où seules les femmes avaient le droit d’habiter et même de pénétrer. Les quartiers des femmes étaient beaucoup moins peuplés qu’aucun des vingt-quatre autres où les hommes étaient admis (sans pouvoir toutefois être propriétaires, naturellement) ; mais au conseil municipal, ces quartiers pesaient d’un poids énorme, car leurs représentantes votaient en bloc. Conservatrices, dévotes – sans nul doute, c’étaient ces conseillères qui avaient été le plus impressionnées quand Luet avait confirmé la vision de Père. Si elles tombaient d’accord avec lui sur la question des chariots de guerre, il suffirait des voix de six autres conseillères pour bloquer le vote, et de sept pour prendre des mesures contre Gaballufix et ses plans.

C’étaient ces mêmes représentantes des quartiers des femmes qui refusaient depuis des milliers d’années d’autoriser la subdivision des quartiers ouverts, pourtant surpeuplés, de donner voix au chapitre aux quartiers situés hors de l’enceinte et de permettre aux hommes d’être propriétaires intra-muros, ou de faire quoi que ce soit qui risquait d’affaiblir le pouvoir absolu des femmes à Basilica. Le regard plongé dans la vallée secrète, bouillant de colère contre sa mère, Nafai ne percevait pas la beauté de ce paysage plein de mystère et de vie ; tout ce qu’il constatait, c’était le nombre infime de maisons qui s’y trouvaient.

Comment diable peuvent-elles diviser ça en douze quartiers ? Dans certains, il ne doit pas y avoir plus de trois femmes, qui deviennent sans doute conseillères à tour de rôle.

Et hors de la ville, dans les box minuscules et hors de prix où étaient forcés de vivre les hommes célibataires et sans famille, il n’existait aucun recours légal pour exiger un traitement plus juste, pour faire appliquer les lois qui protégeaient les hommes seuls contre leurs propriétaires, contre les femmes dont les promesses s’évanouissaient avec leur intérêt pour eux, ou même contre les violences de leurs voisins. L’espace d’un instant, les yeux fixés sur la végétation indisciplinée de la Fracture, Nafai comprit comment un Gaballufix parviendrait facilement à réunir des hommes autour de lui et les pousser à se battre pour un peu de pouvoir, dans cette cité où les femmes les émasculaient chaque jour, à chaque heure de leur vie.

Puis le vent eut une saute et le nuage se déplaça ; il y eut un miroitement de lumière : un reflet sur le lac, non pas au centre de la Fracture, dans sa partie la plus profonde, mais plus haut, plus loin. Instinctivement, Nafai détourna les yeux. Défier sa Mère et s’approcher de la balustrade, c’était une chose, mais de là à oser regarder le lac sacré où les femmes rendaient leur culte… Ce qui devenait clair dans toute cette affaire, c’est que Surâme était sans doute bien réel. Inutile de s’attirer ses foudres pour la satisfaction stupide d’apercevoir un lac par-dessus la rambarde du portique de Mère.

Nafai s’arracha donc à sa contemplation et contourna rapidement l’écran, tout en se sentant parfaitement ridicule. Et si on me surprenait là ? Eh bien, quoi ? Non, non, le jeu n’en valait pas la chandelle. Il avait mieux à faire que de défier Mère. Si elle refusait d’écouter ses craintes au sujet de Père, il devrait se débrouiller seul. Mais d’abord, il fallait en savoir plus, sur Gaballufix, Surâme, sur tout.

Il envisagea un instant d’aller trouver Luet pour l’interroger. Elle était spécialiste de Surâme, non ? Elle avait des visions tout le temps, pas seulement une fois, comme Père. Elle pourrait sûrement lui expliquer tout cela.

Mais c’était une femme, et Nafai savait qu’il n’obtiendrait aucune aide des femmes. Au contraire : on apprenait dès l’enfance aux Basilicaines à opprimer les hommes et à les avilir. Luet se moquerait de lui et puis elle irait répéter ses questions à Mère.

S’il pouvait donner sa confiance à quelqu’un, c’était aux hommes – et encore, à bien peu d’entre eux, puisque le danger que courait Père venait du parti de Gaballufix. Peut-être qu’il pourrait s’assurer l’aide de ce Roptat dont Elya avait parlé ? Ou alors, commencer par découvrir ce que manigançait Surâme.


Issib ne bondit pas de joie en le voyant. « Je suis occupé ; je ne veux pas qu’on me dérange.

— C’est la bibliothèque de la maison, ici, dit Nafai. On y vient toujours quand on a des recherches à faire.

— Tu vois ? Tu me déranges déjà !

— Hé là, je n’ai rien dit, moi ! C’est toi qui as commencé à me chercher des poux dès l’instant où je suis entré !

— J’espérais que tu t’en irais.

— Impossible. C’est Mère qui m’envoie. » Nafai s’approcha d’Issib qui lui tournait le dos, flottant confortablement devant son écran d’ordinateur. Une trentaine de pages de texte y apparaissaient, mais comme chacune ne comptait que quelques mots, Nafai put lire presque tout d’un seul coup d’œil. On eût dit un jeu de solitaire, dont Issib se contentait de déplacer des pièces sur l’écran.

Ces pièces étaient des mots tirés de langues bizarres. Ceux que Nafai reconnut se révélèrent très anciens.

« C’est quoi, comme langue ? » demanda-t-il en indiquant un mot.

Issib soupira. « C’est vraiment sympa de ne pas me déranger !

— C’est quoi ? Une forme archaïque de vijati ?

— Gagné. C’est du slucajan, qui dérive de l’obilazati, la forme originelle du vijati. C’est une langue morte, aujourd’hui.

— Je lis le vijati, tu sais ?

— Moi pas.

— Ah ? Alors, tu te spécialises dans des langues anciennes et inconnues que plus personne ne parle, à commencer par toi ?

— Je n’essaye pas de les apprendre, je cherche des mots perdus.

— Mais si une langue est morte, tous ses mots sont perdus, non ?

— Je parle de mots qui avaient un certain sens, un sens qui a disparu ou qui ne survit que dans des expressions idiomatiques. Par exemple, “danser comme un éléphant”». Tu sais ce que c’est, toi, un éléphant ?

— Non. J’ai toujours cru que c’était une espèce d’oiseau, très gracieux.

— Raté. C’est un ancien mammifère, qui n’a existé que sur Terre, je crois, et qu’on n’a jamais acclimaté chez nous. Ou alors, il s’est éteint tout de suite. C’était un animal beaucoup plus grand qu’un homme et très puissant. Mais herbivore.

— Et tu dis qu’il dansait ? Un éléphant ?

— Mais non ! L’expression s’appliquait à quelqu’un de maladroit et de ridicule. Comme un chien qui marcherait sur les pattes de derrière, si tu veux.

— Mais aujourd’hui, elle veut dire juste le contraire. C’est bizarre. Comment ça se fait ?

— C’est qu’il n’existe plus d’éléphants de nos jours. Le sens était évident autrefois, parce que tout le monde savait à quoi ressemblait un éléphant et qu’un éléphant qui danse, c’est maladroit. Mais quand ils ont disparu, le sens s’est retrouvé sans support. Maintenant, on s’en sert pour désigner quelqu’un de très adroit à se tirer d’une situation sociale gênante. C’est le seul cas où l’on utilise encore le mot “éléphant”. Et beaucoup de gens l’orthographient mal.

— Génial ! Tu travailles à un projet linguistique ?

— Non.

— Alors, à quoi ça sert, tout ça ?

— Ça me sert à moi.

— Tu recueilles de vieux idiomes, c’est ça ?

— Des mots perdus.

— Comme “éléphant” ? Mais le mot n’est pas perdu, Issya. Ce sont les éléphants qui ont disparu !

— Très bien, Nyef. Tout l’honneur de la découverte te revient. Maintenant, va-t’en.

— Ce ne sont pas des mots perdus que tu recherches, mais des mots qui ont perdu leur signification parce que les choses qu’ils désignaient n’existent plus. »

Issya tourna lentement la tête vers Nafai. « Ne me dis pas qu’il t’est poussé un cerveau ? »

Nafai désigna l’écran. « “Kolesnisha ”. C’est un terme kunic. Tu as la traduction ici : chariot de guerre. Plus personne ne parle le kunic depuis dix millions d’années. C’est une langue uniquement écrite aujourd’hui. Or, ces gens-là avaient un mot pour désigner le chariot de guerre, qu’on vient pourtant juste d’inventer. Ça veut dire qu’il existait des chariots de guerre il y a très longtemps de ça. »

Issib se mit à rire, d’un rire bas mais qui dura longtemps.

« Quoi ? Je me trompe ? demanda Nafai.

— Je suis sidéré, c’est tout. Sidéré par l’évidence. Même toi, tu regardes un écran d’ordinateur et tu comprends tout, d’un seul coup. Alors, pourquoi personne ne l’a-t-il remarqué avant ? Pourquoi personne n’a-t-il remarqué que nous possédions déjà le mot « chariot » et que nous savions tous ce qu’il signifie, alors que, pour autant qu’on le sache, il n’y a jamais eu aucun chariot nulle part dans le monde ? Jamais.

— C’est vrai, c’est curieux.

— Ce n’est pas curieux, c’est effrayant ! Regarde ce qui se passe avec les Têtes Mouillées et leurs chariots, leurs “kolesnishety”. Ça leur donne un avantage crucial à la guerre. Ils sont en train de bâtir un véritable empire ; il ne s’agit pas d’un simple système d’alliances, mais bel et bien du contrôle de nations situées à six journées de voyage de leur cité. Alors, si des chariots de guerre réussissent un coup pareil, et si les gens les connaissaient il y a quelques millions d’années, comment diable se fait-il que nous ayons oublié ce que c’était ? »

Nafai réfléchit un moment. « Il faudrait être complètement abruti, dit-il enfin. Des choses comme ça, ça ne s’oublie pas. Même si la paix régnait pendant un millier d’années, il resterait des images dans les bibliothèques.

— Il n’existe aucune image de chariot de guerre, répliqua Issib.

— Mais enfin, c’est idiot !

— Tiens, regarde ce mot, dit Issib.

— “Zrakoplov”, lut Nafai. C’est un mot obilazati, à coup sûr.

— Exact.

— Et qu’est-ce que ça veut dire ? Ça a quelque chose à voir avec l’air, non ?

— En le décomposant et en le traduisant librement, oui, ça veut dire “nageur aérien”. »

Nafai se plongea dans une longue réflexion. Une image jaillit dans son esprit : celle d’un poisson se déplaçant dans l’air. « Un poisson volant ?

— Il s’agit d’une machine, dit Issib.

— Un navire très rapide ?

— Mais écoute-toi donc, Nafai ! Ça devrait être évident pour toi ! Et pourtant, tu refuses de voir le sens tout simple de ce terme.

— Un bateau sous-marin ?

— Pourquoi donc appellerait-on ça un nageur aérien, Nyef, aérien ?

— Je n’en sais rien, répondit Nafai, qui se sentit idiot. J’avais oublié la partie aérienne.

— Tu l’avais oubliée… et pourtant, tu l’avais reconnue du premier coup, sans que je t’aide. Tu savais parfaitement que “zraky” est la racine obilazati signifiant “air”, mais ça ne t’a pas empêché d’oublier la “partie aérienne”.

— Il faut croire que je suis complètement bouché.

— Mais non, Nyef ! Tu es au contraire très intelligent, et pourtant, malgré mes explications, tu es incapable de comprendre le sens de ce mot, même avec le nez dessus.

— Et celui-ci, qu’est-ce qu’il veut dire ? demanda Nafai en montrant “puscani prah”. Je ne reconnais pas cette langue. »

Issib hocha la tête, incrédule. « Si ce n’était pas à toi que ça arrivait, et devant moi encore, je n’y croirais pas !

— À quoi donc ?

— Ça ne t’intéresse pas de savoir ce qu’est un “zrakoplov” ?

— Mais tu me l’as dit : c’est un nageur aérien.

— C’est une machine appelée nageur aérien, nuance !

— Bon, bon, d’accord ! Alors, c’est quoi, un “puscani prah » ? »

Issib pivota lentement et fit face à Nafai. « Assieds-toi, mon cher frère adoré, brillant et stupide, ô fidèle serviteur de Surâme ! Il faut que je t’explique quelque chose à propos de machines qui nagent dans l’air.

— Je te dérange, je crois, dit Nafai.

— Je veux te parler, répliqua Issib. Tu ne me déranges pas. Je veux seulement t’expliquer le concept du vol…

— Je t’assure, il vaut mieux que je m’en aille.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui te presse tant ?

— Je ne sais pas. » Nafai se dirigea vers la porte. « J’ai besoin d’air. J’ai du mal à respirer. » Il sortit. Immédiatement, il se sentit mieux. Ses étourdissements disparurent. Mais d’où cela provenait-il ? La bibliothèque était étouffante, c’est ça. Bondée.

« Pourquoi es-tu sorti ? » demanda Issib.

Nafai se retourna brusquement. Issib passait silencieusement la porte de la bibliothèque à sa suite. Nafai fut immédiatement saisi par la même claustrophobie qui l’avait fait fuir dans le couloir. « C’est surpeuplé, là-dedans, dit-il. J’ai besoin d’être seul.

— Il n’y avait que moi dans la bibliothèque.

— Ah ? » Nafai s’efforça de se souvenir. « Peu importe ; je veux sortir. Laisse-moi tranquille.

— Attends, réfléchis un peu. Tu te rappelles la discussion entre Luet et Père, hier ? »

Nafai se détendit aussitôt, et sa crise de claustrophobie disparut. « Bien sûr !

— Luet sondait Père à propos de ses souvenirs. Quand il s’est aperçu que celui qu’il gardait de sa vision était faux, il s’est senti idiot, d’accord ?

— C’est bien ce qu’il a dit.

— Il s’est senti idiot, débranché. Il est resté les yeux dans le vague.

— J’imagine.

— Tout comme toi, dit Issib, quand je t’ai asticoté sur le sens de “zrakopiov”. »

Nafai eut soudain la sensation qu’on avait chassé l’air de ses poumons. « Il faut que je sorte !

— Tu es vraiment sensible à ce truc-là, poursuivit Issib, encore plus que Père et Mère quand j’ai voulu leur en parler !

— Arrête de me suivre ! » cria Nafai. Mais Issib flotta à sa suite dans le couloir et descendit les escaliers derrière lui jusque dans la rue. Puis il le dépassa sans difficulté et resta à planer devant lui, comme s’il repoussait un mouton vers son enclos.

« Arrête ! » s’écria Nafai, mais il ne pouvait échapper à son frère. Il n’avait jamais ressenti une telle terreur. Il se retourna, trébucha et tomba à genoux.

« Ça va, ça va, dit Issib d’une voix apaisante. Calme-toi. Ce n’est rien. Calme-toi. »

Nafai respira plus librement. La voix d’Issib n’était plus menaçante et la panique s’éteignit. Nafai releva la tête et regarda autour de lui. « Qu’est-ce qu’on fait dans la rue ? Mère va me tuer !

— Tu t’es enfui, Nafai.

— Moi ?

— C’est Surâme, Nyef.

— Quoi, Surâme ?

— La force qui t’a fait sortir au lieu de m’écouter parler de… de ce dont Surâme ne veut pas que les gens soient au courant.

— C’est idiot, répondit Nafai. Surâme répand l’information, il ne la dissimule pas. On lui soumet nos écrits, notre musique, tout, et Surâme se charge de les transmettre de cité en cité, de bibliothèque en bibliothèque, partout dans le monde.

— Tu as eu une réaction beaucoup plus violente que Père, reprit Issib sans l’écouter. Évidemment, j’y suis allé plus fort avec toi.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Surâme est dans ta tête, Nafai. Dans notre tête à tous. Mais il est plus présent chez certains d’entre nous. Il est là, et il surveille nos pensées. C’est difficile à croire, je sais. »

Mais Nafai se souvenait de la façon dont Luet avait deviné ce qu’il pensait. « Non, Issya, j’étais déjà au courant.

— Ah bon ? Très bien ; alors, dès que Surâme a compris que tu t’approchais d’un sujet interdit, il a fait le nécessaire pour te bloquer.

— Un sujet interdit ? Mais lequel ?

— Peu importe. Si je t’y refais penser, il va encore te débrancher, dit Issib.

— Alors comme ça, je suis devenu stupide, d’un seul coup ?

— Crois-moi, Nafai : complètement idiot ! Tu t’es mis à changer de sujet sans même t’en rendre compte. Normalement, tu es très intelligent et extrêmement perspicace, Nafai. Tu sens parfaitement les choses. Mais cette fois-ci, à la bibliothèque, tu es resté les bras ballants comme un crétin, alors que la vérité t’aveuglait ; tu ne l’as même pas vue. Quand je te l’ai rappelée, que j’ai insisté, tu as été pris d’une crise de claustrophobie, je ne me trompe pas ? Tu avais du mal à respirer, il fallait que tu sortes. Alors je t’ai suivi, j’ai encore insisté, et tu as vu le résultat. »

Nafai essaya de se souvenir de ce qui s’était passé. L’ordre des événements tel que le décrivait Issib était exact. Sauf que Nafai n’avait pas fait le rapprochement entre son besoin de sortir du bâtiment et ce que disait son frère. D’ailleurs, il était totalement incapable de se rappeler ce dont Issib avait parlé. « Tu as insisté ?

— Oui, je sais, répondit Issib ; j’ai eu le même problème moi aussi, la première fois que je suis tombé sur la piste, il y a quelques années. Je m’amusais avec mes fameux mots perdus, comme l’histoire de l’éléphant, je dressais des listes. J’en avais une très longue de termes similaires, avec des définitions et des explications pour chacun, et mes conjectures quant à leur sens. Et puis un jour, alors que je vérifiais une liste que je croyais terminée, je me suis aperçu qu’une vingtaine de mots n’avaient pas de traduction. C’est idiot, je me suis dit, ça gâche ma liste. Alors, ces mots, je les ai détruits.

— Tu les as détruits ? s’écria Nafai, horrifié. Au lieu de faire des recherches sur eux ?

— Tu vois comme ça rend débile ? Et au moment où je finissais de les effacer, je me suis dit : “Mais qu’est-ce que je suis en train de faire ?” Alors j’ai voulu appuyer sur la commande d’annulation, mais au lieu de ça, j’ai tapé sur la touche de confirmation, ce qui a complètement effacé la mémoire de sécurité, et pour finir, j’ai sauvegardé le nouveau fichier sur l’ancien.

— C’est trop compliqué pour être de la simple maladresse, dit Nafai.

— Exact. Je savais que c’était une erreur d’effacer ces mots, mais au lieu de réparer mon erreur et de les retrouver, je les ai détruits ; ils ont entièrement disparu.

— Et tu penses que c’est Surâme qui t’a fait faire ça ?

— Nafai, tu ne t’es jamais demandé qui est Surâme ? Et à quoi il sert ?

— Si, bien sûr.

— Moi aussi. Et maintenant, je le sais.

— À cause de ces mots ?

— Je n’ai pas réussi à les retrouver tous, mais j’ai retracé ce que j’ai pu de mes recherches et j’ai abouti à une liste de huit mots. Tu n’imagines pas le mal que ça m’a donné ; c’est que maintenant, j’y étais sensibilisé. Avant, j’avais dû simplement les oublier, tomber abruti en les lisant – comme Père quand il se trompait sur sa vision. C’est comme ça qu’ils s’étaient retrouvés sans définition sur ma première liste : je tombais en hébétude chaque fois que j’y pensais. Mais à présent, quand je les voyais, j’avais une impression d’étouffement, j’avais besoin d’air, il fallait que je sorte de la bibliothèque. Alors je m’obligeais à rentrer. Je n’avais jamais rien fait d’aussi difficile : je me forçais à rester à l’intérieur et à penser à l’impensable, à conserver à l’esprit des concepts que Surâme veut qu’on oublie, des concepts autrefois si courants que toutes les langues du monde ont eu des termes pour les désigner. D’anciens mots. Des mots perdus.

— Surâme nous cache des choses ?

— Oui.

— Quoi, par exemple ?

— Si je te le dis, Nafai, tu vas encore décrocher.

— Mais non !

— Mais si, répliqua Issib. Tu crois que je ne le sais pas ? Tu crois que je ne me suis pas moi-même battu au cours de cette année ? Alors, tu imagines ma surprise hier soir quand Elemak nous a parlé d’un des interdits : les chariots de guerre.

— Interdits ? Pourquoi est-ce qu’ils seraient interdits ? On vient de les inventer !

— Tu vois ? Tu as déjà oublié : le mot “kolesnisha”.

— Ah oui ! C’est vrai. Non, ça, je m’en souviens.

— Mais tu ne t’en souviens que depuis que je te l’ai rappelé. »

C’est exact, songea Nafai. J’ai eu un trou de mémoire.

« Hier soir, vous étiez là, Elemak et toi, à discuter tranquillement de chariots de guerre, alors qu’il m’avait fallu des mois entiers avant d’arriver à étudier le terme “kolesnisha” sans hoqueter tout le temps.

— Mais nous n’avons pas prononcé ce mot.

— Ce que je veux dire, Nafai, c’est que Surâme est en train de se détraquer.

— Ce n’est pas nouveau, comme théorie.

— Mais elle est exacte, dit Issib. Surâme a certains concepts qu’il protège, auxquels il ne permet pas aux humains de réfléchir. Dans les dernières années, les Têtes Mouillées, tout à coup, sont devenus capables de réfléchir à un de ces concepts. Les Potoku également. Et nous aussi. Et hier soir, en écoutant Elemak en parler, je n’ai pas ressenti la moindre trace de panique.

— Mais Surâme m’a quand même fait oublier le mot “kolesnisha”.

— Simple effet résiduel. Tu t’en es souvenu à l’instant, non ? Nafai, Surâme a renoncé à nous écarter du concept de chariot de guerre. Après des millions d’années d’effort, il baisse les bras.

— Et le reste ? demanda Nafai. Quels sont les autres concepts ?

— Il n’a pas encore renoncé sur ce point. Et tu m’as l’air très sensible à Surâme, Nyef. Je ne sais pas si je peux t’en parler, ni si tu t’en souviendrais cinq minutes plus tard si je te le disais.

— En somme, j’ai le droit de savoir que Surâme nous cache des choses, mais pas lesquelles, parce que Surâme m’empêche encore de les connaître, c’est bien ça ?

— C’est bien ça.

— Mais alors, pourquoi Surâme n’empêche-t-il pas les gens de penser au meurtre ? Et aussi à la guerre, au viol et au vol ? S’il a ce pouvoir, pourquoi n’en fait-il pas quelque chose d’utile ? »

Issib hocha la tête, songeur. « C’est vrai, ce n’est pas juste. Mais j’y ai réfléchi – j’ai eu toute une année pour ça – et voici la meilleure explication que j’aie trouvée : Surâme ne veut pas nous empêcher d’être humains, et ça comprend toutes les saloperies que nous sommes capables de nous faire les uns aux autres. Il cherche seulement à maintenir au plus bas l’échelle de nos saloperies. Toutes ces choses qui sont interdites… comment te dire ça sans te faire décrocher ?… si nous possédions encore les machines que décrivent les mots perdus, tous nos actes auraient une plus grande portée, les armes feraient plus de dégâts, et tout se déroulerait beaucoup plus vite.

— Le temps s’accélérerait ?

— Non », répondit Issib. Il choisissait manifestement ses mots avec soin. « Imagine… imagine que les Gorayni puissent transporter cinq mille hommes de Yabrev à Basilica en un jour.

— Ne me fais pas rigoler !

— Mais s’ils en étaient capables ?

— On serait fichus, évidemment.

— Pourquoi ça ?

— On n’aurait pas le temps de mettre une armée sur pied, tiens !

— Donc, si nous savions que d’autres nations en sont capables, il faudrait entretenir une armée permanente, d’accord ? juste pour le cas où quelqu’un nous attaquerait subitement.

— Je suppose, oui.

— Et maintenant, sachant ça, imagine que les Gorayni trouvent le moyen d’acheminer, non pas cinq mille, mais cinquante mille soldats chez nous, et pas en un jour, mais en six heures.

— Impossible.

— Et si je te disais que ça a été fait ?

— Le pays qui pourrait faire ça serait le maître du monde !

— Exactement, Nyef, sauf si toutes les autres nations avaient la même capacité. Mais quel genre de monde est-ce que ça donnerait ? Ce serait comme s’il avait rapetissé, comme si chacun vivait tout contre son voisin. Une nation cruelle, violente et dominatrice comme celle des Gorayni pourrait dépêcher ses armées aux portes de n’importe quel pays ; si bien que les autres nations du monde seraient obligées de s’allier pour l’en empêcher. Et dans une guerre, au lieu de quelques milliers de morts, il y aurait un million, dix millions de victimes…

— C’est donc à cause de ça que Surâme nous empêche de réfléchir à… à des moyens rapides… de transporter beaucoup de soldats d’un endroit à un autre.

— Ç’a été difficile à dire, hein ?

— Je n’arrêtais pas de… Mon esprit s’égarait tout le temps.

— C’est un concept difficile à garder à l’esprit, et pourtant tu ne penses à rien de précis.

— C’est exaspérant, dit Nafai. Et tu ne peux même pas me dire comment quelqu’un a réussi un coup pareil : j’ai déjà du mal à me rappeler le concept lui-même. J’ai horreur de ça !

— Je ne crois pas que Surâme ait l’habitude qu’on y fasse attention. À mon avis, le simple fait que tu sois capable d’imaginer des concepts inimaginables indique que Surâme est en train de lâcher la rampe.

— Issya, je ne me suis jamais senti aussi impuissant ni aussi stupide de toute ma vie !

— Et il ne s’agit pas que de guerres et d’armées, dit Issib. Tu te rappelles les histoires de Klati ?

— Le massacreur ?

— Celui qui entrait chez les femmes par leurs fenêtres, la nuit, et qui les éventrait comme des bœufs à l’abattoir.

— Pourquoi est-ce que Surâme ne l’abrutissait pas, lui, quand ce genre d’idées lui venait ?

— Parce que le boulot de Surâme n’est pas de nous rendre parfaits, répondit Issib. Mais imagine que Klati ait pu mettre la main sur… enfin, qu’il ait pu voyager très vite et aller d’une cité à l’autre en six heures ?

— Eh bien, les habitants l’auraient regardé comme un étranger et surveillé de si près qu’il n’aurait rien pu faire, c’est tout.

— Non, tu ne comprends pas ; des milliers, des millions de personnes feraient la même chose tous les jours…

— Ils éventreraient des femmes ?

— Mais non : ils voyageraient en volant.

— C’est trop délirant ! Je ne veux pas y penser ! » s’écria Nafai. Il se dressa d’un bond et se dirigea vers la maison.

« Reviens ! cria Issib. Ce n’est pas toi qui penses ça ; on te le fait penser ! »

Nafai s’adossa contre un pilier de l’auvent. Issib avait raison. Tout allait très bien, quand soudain Issib avait dit quelque chose (quoi ? mystère) ; et Nafai s’était brusquement senti obligé de s’en aller, et il se retrouvait haletant, adossé à ce pilier, le cœur lui martelant si fort la poitrine qu’on devait l’entendre à un mètre au moins. Surâme avait-il réellement ce pouvoir de l’hébéter et de l’effrayer à ce point ? Dans ce cas, Surâme était son ennemi, et Nafai ne capitulerait pas. Il avait le droit de réfléchir, que cela plaise ou non à Surâme. Il avait le droit de réfléchir à tout ce dont Issib avait parlé, sans pour autant être contraint à s’enfuir.

Il reconstitua mentalement les derniers instants de sa conversation avec Issib. Voyons… ils parlaient de Klati, qui aurait pu aller d’une cité à l’autre en quelques heures ; les autres cités l’auraient remarqué, naturellement… Mais alors, Issib avait dit : « Et si des milliers de gens… pouvaient… voler. »

Une image grotesque se présenta à l’esprit de Nafai : des gens en l’air, qui s’élevaient et piquaient comme des oiseaux. Il aurait dû en rire, mais non : au contraire, sa gorge se serra. Il avait l’impression d’avoir la tête dans un étau. Une douleur fulgurante prit naissance dans sa nuque et lui remonta dans le crâne. Mais il parvint à conserver cette pensée : des gens qui volaient. Et à partir de là, il put achever l’idée d’Issib : des gens qui volaient d’une cité à l’autre, par milliers, si bien que les autorités de chaque ville étaient bien incapables de surveiller une personne en particulier.

« Klati aurait pu tuer dans chaque cité et on ne l’aurait jamais découvert », dit Nafai.

Issib était revenu à côté de lui et lui avait passé un bras léger – si léger ! – autour des épaules. « Oui, répondit-il.

— Mais qu’est-ce que ça voudrait dire, être citoyen d’une cité, alors ? Si un millier de personnes arrivaient en… en volant… à Basilica… aujourd’hui ?

— Du calme, dit Issib. Ne te force pas.

— Si ! J’ai le droit de penser à ce que je veux. Il ne peut pas m’en empêcher.

— J’essaye seulement de t’expliquer que Surâme n’empêche pas le mal d’exister dans le monde ; il l’empêche seulement d’échapper à tout contrôle. Il le maintient à un niveau réduit, local. Mais le bon côté des choses – penses-y, Nafai –, c’est que nous donnons notre art, notre musique, notre littérature à Surâme, et lui les distribue aux autres nations. Les choses positives se propagent, grâce à lui. Donc, il rend effectivement le monde meilleur.

— Non, rétorqua Nafai. Dans un certain sens, c’est vrai, mais comment ne serait-ce pas un bien de vivre dans un monde où les gens… où on pourrait… voler ? »

Il faillit s’étrangler sur le dernier mot, mais il le prononça ; il eut le plus grand mal à ne pas s’enfuir en courant, et l’air lui parut soudain oppressant, irrespirable, mais il ne bougea pas d’un pouce.

« Tu es doué, dit Issib. Tu m’impressionnes, tu sais. »

Nafai ne se sentait pas du tout impressionnant, mais nauséeux, furieux et trahi, ça oui ! « Enfin, de quel droit est-ce que Surâme nous prive de tout ça ?

— De quoi ? D’armées qui surgissent à nos portes sans prévenir ? Je suis plutôt content de ne pas vivre ça ! »

Nafai secoua la tête. « Il décide de ce que j’ai le droit de penser, tu te rends compte ?

— Nyef, je sais ce que tu ressens ; je suis passé par là il y a des mois, et je sais parfaitement que tu es scandalisé et que ça te fait peur. Mais je sais aussi que tu es capable de surmonter cette crise. Hier, Père a parlé de sa vision, d’une planète qui brûlait. Il y a un mot pour… peu importe, tu ne pourrais pas l’entendre, je le sais ; mais ce que je peux te dire, c’est que Surâme nous protège de ce désastre, et cela depuis trente ou quarante millions d’années ; tu imagines le temps que ça représente ? C’est une durée historique bien plus longue qu’on ne peut le concevoir. Ce qui s’est passé pendant ce temps-là est archivé quelque part, mais tout ce qu’on peut en saisir, tout ce que notre esprit est capable d’en retenir, c’est à peine une vague esquisse de ce qui s’est produit pendant les dix derniers millions d’années, à peu près… et il faut déjà toute une vie d’études pour digérer ne serait-ce que cette esquisse. Il a existé des royaumes et des langues, au cours du dernier million d’années, dont nous n’avons jamais eu connaissance, et pourtant, rien n’est réellement perdu de tout ça. Quand j’ai fait des recherches à la bibliothèque, j’ai découvert des références d’ouvrages qui se trouvent dans d’autres cités ; je suis remonté le plus loin possible et j’ai fini par tomber sur une mauvaise traduction d’un livre écrit voici trente-deux millions d’années. Tu sais ce dont il parlait ? Eh bien, l’auteur disait déjà que l’histoire était trop longue, trop dense pour que l’esprit humain puisse l’embrasser tout entière, et que si toute l’histoire de l’humanité était ramenée à un volume de mille pages, le séjour de l’homme sur la Terre n’en représenterait qu’une seule. Et on avait écrit ça il y a trente-deux millions d’années !

— Ça veut dire qu’on est ici depuis longtemps, dis donc !

— Ça veut surtout dire, si je prends l’auteur au pied de la lettre, que l’histoire de l’homme sur Terre n’aurait duré que huit mille ans avant que la planète ne… ne brûle. »

Alors, Nafai comprit : Surâme avait empêché les humains d’accroître leurs moyens de destruction, et l’humanité avait duré cinq mille fois plus longtemps sur la planète Harmonie que sur la Terre. « Mais alors, pourquoi Surâme n’a-t-il pas empêché l’anéantissement de la Terre ? dit-il.

— Je n’en sais rien, répondit Issib. Mais j’ai ma petite idée là-dessus.

— Et c’est quoi ?

— C’est que… je ne suis pas sûr que tu auras le droit d’y penser.

— Essaye toujours.

— Eh bien, Surâme n’existerait que depuis l’arrivée des hommes sur Harmonie. Le nom de la planète a le même sens dans toutes les langues, tu sais : Sklad, Endrakt, Soglassye, etc. Peut-être qu’en arrivant ici, avec la Terre en cendres derrière eux, les humains ont décidé de ne plus jamais laisser se produire une telle catastrophe. C’est peut-être à ce moment-là que Surâme a été mis en place, pour nous empêcher de posséder un jour une puissance aussi terrifiante.

— Surâme serait donc… artificiel ?

— Oui, dit Issib. Ce n’est pas trop pénible de penser ça ?

— Non, répondit Nafai. C’est facile. On a déjà imaginé que Surâme était une machine, ce n’est donc pas une notion très nouvelle.

— Eh bien, pour moi, ç’a été dur. Mais c’est peut-être parce que je suis parvenu à cette idée par un biais différent, par des chemins qui m’étaient interdits : par exemple, le concept d’une modification génétique du cerveau humain, qui lui permettrait de recevoir des pensées émises par des satellites de communication en orbite autour de la planète, et d’en transmettre d’autres à ces mêmes satellites. »

Nafai entendit ces mots, mais ils n’avaient aucun sens pour lui.

« Tu n’as rien compris à ce que je viens de dire, n’est-ce pas ? demanda Issib.

— Non.

— C’est bien ce que je pensais.

— Issya, qu’est-ce que Surâme est en train de nous faire ?

— C’est justement à ça que je travaille. J’essaye de voir au-delà des mots interdits, de découvrir le plan d’ensemble, de comprendre pourquoi Père a eu la vision d’un monde réduit en cendres. Et il y a la vision de Mère, aussi, et le rêve de sang et de cendres qu’a reçu Luet.

— Mais ça signifie que nous ne sommes que des marionnettes !

— Non, Nafai, non ! Ne te force pas à haïr Surâme. Ça ne te fera aucun bien ; aujourd’hui, je le sais. Ce qu’il faut, c’est le comprendre, comprendre ce qu’il fait, parce que le monde est vraiment en danger si Surâme se détraque. Et il est en train de se détraquer. S’il a laissé passer les chariots de guerre, que laissera-t-il passer la prochaine fois ? Quel empire sera le prochain à refuser d’obéir ? Lequel découvrira le… ce mot sur lequel tu m’as interrogé… le “puscani prah”. C’est une poudre qui explose quand on l’enflamme ; elle éclate comme un ballon, mais avec une puissance mille fois supérieure, suffisante pour abattre un mur et pour tuer des gens.

— Arrête, s’il te plaît », souffla Nafai. La panique que lui inspiraient ces paroles et qu’il essayait en vain de repousser était insupportable. Mais Issib continua :

« Surâme n’est pas notre ennemi. En fait, je pense… je pense qu’il s’est adressé à Père parce qu’il a besoin d’aide.

— Mais pourquoi n’en as-tu rien dit avant ?

— Je l’ai dit : à Père, et à Mère. À certains professeurs, aussi, à d’autres élèves, et à des savants. Je l’ai même écrit dans un article, mais comme personne ne se souvient de l’avoir reçu, on ne le retrouve jamais. Après l’avoir réexpédié quatre fois de suite à la même personne, j’ai laissé tomber.

— Mais tu me l’as bien dit, à moi.

— Tu es venu à la bibliothèque, lui rappela Issib. Je me suis dit : après tout, pourquoi pas ?

— “Zrakoplov”, articula Nafai.

— Je n’en reviens pas que tu te souviennes de ce mot !

— Une machine. Les gens ne… ne volent pas. Ils utilisent une machine.

— Ne force pas, dit Issib. Tu ne réussirais qu’à te rendre malade. Déjà, tu as mal à la tête, non ?

— Mais c’est bien ça, dis ?

— Ce que je peux imaginer de mieux, c’est un objet creux, comme une maison, dans lequel les gens s’installaient pour voler. Ou comme un bateau, mais en l’air ; et avec des ailes. Je pense d’ailleurs qu’il y en a eu chez nous, des machines comme ça. Tu connais le quartier des Champs-Noirs ?

— Oui, bien sûr, juste à l’ouest du marché.

— Autrefois, il s’appelait Cielport. Ce nom lui est resté jusqu’il y a environ vingt millions d’années. Cielport. Quand on l’a changé, plus personne ne se rappelait ce qu’il signifiait.

— Ça y est, je n’arrive plus à y penser, dit Nafai.

— Mais tu veux quand même te souvenir de ce nom ? demanda Issib.

— Comment est-ce que je l’oublierais ?

— Tu l’oublieras, sois tranquille, si je ne te le rappelle pas chaque jour. Tu tiens à ce que je le fasse ? Tu auras la même impression chaque fois : ça te rendra malade. Tu préfères l’oublier, ou tu veux que je te le rappelle sans arrêt ?

— Et toi, qui t’a empêché d’oublier ?

— Je me laissais des messages à moi-même, répondit Issib, dans les ordinateurs de la bibliothèque. Des pense-bête, si tu veux. Pourquoi crois-tu qu’il m’ait fallu un an pour en arriver là ?

— Je veux me rappeler, dit Nafai.

— Tu te mettras en rogne contre moi, je te préviens.

— Rappelle-moi d’éviter de le faire.

— Ça te rendra malade aussi.

— Eh bien, je m’évanouirai souvent. » Nafai glissa le long du pilier et s’assit par terre, les yeux tournés vers la rue. « Pourquoi est-ce que personne ne nous a remarqués ? On n’a pas été vraiment discrets. »

Issib éclata de rire. « Oh, on nous a remarqués ! Mère est sortie une fois, et quelques profs aussi. Ils nous ont entendus parler quelques minutes, et puis ils ont… comment dire ?… oublié pourquoi ils étaient là.

— C’est génial ! Si on a envie d’avoir la paix, on n’a qu’à parler des “zrakoplovs”.

— Oui, mais en réalité, ça ne marche qu’avec les gens qui sont encore étroitement liés à Surâme.

— Il y en a qui ne le sont pas ?

— Tous ceux qui ont pensé aux chariots de guerre, par exemple.

— Tu disais que pour ceux-là, Surâme avait renoncé.

— Bien sûr, récemment, dit Issib en insistant sur le dernier mot. Mais à Basilica, il y a des gens qui projettent de construire des chariots de guerre, des gens qui négocient à ce sujet avec les Potoku, depuis longtemps, depuis plus d’un an. Ceux-là n’ont pas de problèmes avec Surâme. Ils sont comme sourds à ce qu’il dit. Pourtant ce n’est pas le cas de la majorité, ce qui explique que Gaballufix et ses hommes aient pu garder le secret si longtemps. La plupart de ceux qui entendaient parler de chariots de guerre en oubliaient tout, complètement. Et même, ajouta Issib, il est possible que Surâme ait levé l’interdiction pendant un tout petit moment, précisément parce qu’il fallait déclencher un débat ouvert sur l’affaire des chariots, de façon à pouvoir y mettre fin.

— Donc, les gens qui sont sourds à Surâme… pour les empêcher de continuer, Surâme doit cesser de nous contrôler, nous aussi.

— C’est une double contrainte, dit Issib. Pour gagner, Surâme doit capituler. À mon avis, Surâme a un gros problème sur les bras. »

Nafai commençait à y voir plus clair, sauf sur un point. « Mais pourquoi est-ce que c’est à Père qu’il a parlé ?

— C’est ce qu’il va falloir déterminer. Et aussi ce qu’il va dire à Père la prochaine fois.

— Hé, ho, laissons-lui quand même quelques surprises à nous faire ! » Nafai éclata de rire, mais au fond de lui-même, il ne trouvait pas cela drôle.

Issib non plus. « Même si on prend parti pour Surâme, Nafai, rien ne nous dit qu’on ne s’apercevra pas en cours de route qu’il fait plus de mal que de bien. Et qu’est-ce qu’on fera, alors ?

— Écoute, Issya, peut-être bien qu’il patauge en ce moment, mais ça ne veut pas dire qu’on ferait mieux sans lui.

— De toute façon, on n’en saura jamais rien, n’est-ce pas ? »

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