3. Le feu

À l’entrée, il se dirigea vers la salle de la fontaine, où ses cours devaient se tenir tout au long de l’automne. Près de la cuisine, il sentit les parfums du dîner en préparation et se rappela brusquement qu’après sa dispute avec Elemak, il avait complètement oublié de manger. Pas le moins du monde affamé jusque-là, il se découvrit soudain une faim de loup et fut même pris d’un léger vertige. Mieux valait s’asseoir. La salle de la fontaine n’était plus qu’à quelques pas ; on comprendrait qu’il arrive en retard s’il n’était pas bien ; personne ne lui ferait de reproches, personne ne le prendrait pour un flemmard s’il était malade. Inutile qu’on sût qu’il était malade de faim.

Il pénétra dans la salle d’un pas traînant, pitoyable, jouant lourdement de sa faiblesse ; il s’appuya même un instant contre un mur. Il devina les yeux des élèves sur lui, mais ne les regarda pas ; il imaginait vaguement qu’un vrai malade ne rendait pas facilement leurs regards aux gens. Il espérait presque que le professeur de service l’interrogerait : « Qu’y a-t-il, Nafai ? Tu n’es pas bien ? »

Mais le silence se poursuivit et il se laissa glisser le long du mur jusque par terre, où il s’assit.

« On va faire venir les pompes funèbres, Nafai, au cas où tu rendrais brusquement l’âme. »

Oh non ! Ce n’était pas un professeur, une de ces jeunes femmes faciles à tromper, intimidées que Nafai fût le propre fils de Rasa. Non, c’était Mère elle-même, aujourd’hui. Il leva les yeux et croisa son regard. Elle lui souriait d’un air malicieux, pas dupe le moins du monde de sa comédie.

« Je t’attendais. Issib est déjà sous mon portique. Il n’a pas fait allusion à ton agonie, mais c’est sûrement un oubli de sa part. »

Il ne restait plus qu’à faire contre mauvaise fortune bon cœur. Nafai se releva en soupirant. « Vous savez, Mère, que la mauvaise volonté que vous mettez à me croire retardera ma carrière de comédien de plusieurs années.

— Tant mieux, Nafai, mon chéri. Ta carrière de comédien retarderait le théâtre basilicain de plusieurs siècles ! »

Les élèves éclatèrent de rire. Nafai sourit – tout en observant la classe pour repérer qui riait le plus fort de la repartie. Eiadh était là, près de la fontaine ; de minuscules gouttelettes s’étaient prises dans ses cheveux et reflétaient le soleil comme des diamants. Elle au moins ne riait pas ; avec un magnifique sourire, elle lui lança même un clin d’œil. Il le lui renvoya – ridicule comme un clown, à coup sûr – et trébucha sur la marche de la porte qui menait au couloir de derrière. Les rires redoublèrent, bien entendu ; Nafai se retourna et fit une profonde révérence, puis il s’éloigna avec dignité et se cogna exprès au chambranle pour déclencher un nouveau fou rire avant de quitter enfin la salle.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il à Mère en la rattrapant.

— Une affaire de famille », répondit-elle.

Puis ils franchirent la porte qui donnait sur le portique privé de Mère. Comme toujours, ils allaient s’installer dans la zone protégée par l’écran ; au-delà, près de la balustrade, le portique offrait une vue splendide sur la Fracture, aussi était-il strictement interdit aux hommes. Dans les maisons, on ignorait souvent ce genre d’interdictions ; Nafai connaissait plusieurs garçons qui parlaient de la Fracture en affirmant qu’elle n’avait rien de particulier, si ce n’était ses pentes raides et crevassées couvertes de pins et de plantes grimpantes et des bancs de brume ou de brouillard qui empêchaient d’en voir le centre, où s’étendait probablement le lac sacré. Mais chez Mère, on respectait les conventions, et Nafai était convaincu que Père lui-même n’avait jamais franchi l’écran.

Quand il se fut habitué à l’éclat du soleil, il distingua les personnes présentes sous le portique. Issib, naturellement ; mais, à la grande surprise de Nafai, Père aussi, au retour de son voyage. Pourquoi était-il passé chez Rasa, au lieu de rentrer d’abord à la maison ?

Père se leva pour le saluer d’une accolade.

« Elemak est revenu, Père.

— Issya m’en a informé. »

Père avait l’air très grave, très distant. Quelque chose le tracassait. Rien de bon, sûrement.

« Maintenant que Nafai est enfin arrivé, dit Mère, peut-être pourrions-nous savoir à quoi rime tout ceci. »

Nafai s’assit dans un coin d’ombre inoccupé et s’aperçut alors qu’il y avait deux filles avec eux. D’abord, ébloui par le soleil, il les avait prises pour ses sœurs, Sevet et Kokor, les filles de Rasa ; s’il s’agissait d’une réunion de Rasa et de ses filles, la présence de Père était surprenante, puisqu’il n’était le père que d’Issib et Nafai. Mais en fait, c’étaient deux élèves de l’école : Hushidh, une nièce de Mère, du même âge qu’Eiadh, et la sorcerette de l’auvent, Luet. Consterné, il se demanda comment elle avait pu arriver aussi vite. Il est vrai qu’il ne s’était pas pressé ; Mère avait dû envoyer chercher cette fille avant même de savoir que Nafai était là.

Pourquoi diable Luet et Hushidh assistaient-elles à une conférence familiale ?

« Mon cher compagnon Wetchik a quelque chose à nous dire, annonça Mère. Nous espérons que vous pourrez… enfin, que Luet ou Hushidh, du moins…

— Si je commençais, tout simplement ? » dit Père.

Mère sourit et leva les mains avec un haussement d’épaules gracieux et élégant.

« J’ai vu quelque chose de troublant ce matin, poursuivit Père. Ou plutôt juste avant l’aube. Je rentrais à la maison sur la route du Désert (j’étais allé dans le désert, hier, pour réfléchir et délibérer en moi-même, et avec Surâme) quand soudain j’eus le violent désir – le besoin, plutôt – de quitter la piste, bien que ce fût très imprudent entre le coucher de la lune et le lever du soleil. Mais je n’allai pas loin : je n’eus qu’à contourner un gros rocher, et je sus qu’à l’évidence j’avais été conduit là. Car devant moi je vis Basilica. Mais pas la Basilica à laquelle je m’attendais, toute brillante des lumières de la fête de Dollville ou du marché intérieur. Ce que je vis, ce fut Basilica embrasée.

— En feu ? demanda Issib.

— C’était une vision, bien entendu. Mais je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite : je me suis précipité ; je voulais courir jusqu’à la cité, courir jusqu’ici pour m’assurer que vous étiez sauve, ma chère…

— Je n’en attendrais pas moins de vous, glissa Mère.

— … mais la cité disparut aussi soudainement qu’elle était apparue. Seul subsista le feu, qui s’éleva pour former comme un pilier sur le rocher devant moi. Il demeura là un temps infini, véritable colonne de flammes. Et il était aussi brûlant que s’il avait été réel : je le sentais roussir mes vêtements, qui n’en portent évidemment pas la trace. Et puis le pilier de feu s’est élevé dans le ciel, lentement d’abord, puis de plus en plus vite ; et il s’est changé en une étoile, qui se déplaçait dans le firmament, et qui disparut enfin complètement.

— Vous étiez fatigué, Père, dit Issib.

— J’ai déjà bien souvent connu la fatigue, répondit Père, mais je n’ai encore jamais vu de piliers de feu. Ni de cités en flammes. »

Mère reprit la parole : « Ton père est venu me voir, Issya, parce qu’il espérait que je pourrais l’aider à comprendre sa vision, à savoir si elle venait de Surâme ou s’il ne s’agissait que d’un rêve éveillé un peu fou.

— Je vote pour le rêve, dit Issib.

— Même la folie peut venir de Surâme », murmura Hushidh.

Tout le monde la regarda. C’était une fillette pas très jolie, qui n’ouvrait jamais la bouche en classe. Maintenant que Nafai les voyait côte à côte, elle et Luet, il était frappé de leur ressemblance. Étaient-elles sœurs ? Et pour en revenir au sujet, que faisait Hushidh ici, et de quel droit se mêlait-elle de questions de famille ?

« Elle peut venir de Surâme, en effet, dit Père. Mais est-ce le cas ? Et si oui, dans quel but ? »

Père ne s’adressait ni à Rasa ni même à Hushidh, mais à Luet ! Il ne croyait tout de même pas ce que les femmes disaient d’elle, si ? Une seule vision suffisait-elle à transformer un homme d’affaires rationnel en pèlerin superstitieux qui cherche un sens à tout ce qui lui arrive ?

« Je ne peux pas vous dire ce que signifie votre rêve, dit Luet.

— Ah, répondit Père. De toute façon, je ne pensais pas…

— Si Surâme vous a envoyé ce rêve, et si elle voulait que vous le compreniez, elle vous en a sûrement envoyé l’interprétation aussi.

— Mais il n’y a pas eu d’interprétation !

— Ah non ? C’est la première fois que vous faites un tel rêve, n’est-ce pas ?

— Évidemment ! Je n’ai pas coutume d’avoir des visions sur les routes, la nuit.

— Donc, vous n’avez pas non plus l’habitude de saisir les signes qui les éclairent.

— Je ne crois pas.

— Pourtant, vous avez bien reçu des messages.

— Moi ?

— Eh bien, oui : avant de voir la flamme, vous avez senti que vous deviez vous écarter de la route.

— Ah, ça, oui, en effet.

— À quoi croyiez-vous que ressemble la voix de Surâme ? Pensiez-vous qu’elle parlait basyat ou qu’elle installait des panneaux le long des routes ? »

Le ton de Luet était vaguement méprisant ; parler ainsi à un homme de l’importance de Wetchik, c’était vraiment choquant. Il ne parut pourtant pas s’en offusquer et il accepta la rebuffade comme si Luet avait le droit de le reprendre.

« Surâme instille dans nos esprits la connaissance pure, sans mélange d’aucun langage humain, dit-elle. Il nous est toujours donné plus que nous ne pouvons comprendre, et nous pouvons comprendre bien plus que ce que nos mots expriment. »

On sentait dans la voix de Luet une force fondamentale, qui n’avait rien à voir avec les psalmodies dont usaient les sorcières et les prophètes du marché intérieur pour appâter le chaland. Elle parlait avec autorité, comme si le doute n’était pas possible.

« Maintenant, reprit Luet, une question, monsieur : quand vous avez vu la cité en flammes, comment avez-vous su que c’était Basilica ?

— Parce que je l’ai vue mille fois sous cet angle, en revenant du désert.

— Mais est-ce que vous avez vu la forme de la cité, ce qui vous a permis de la reconnaître, ou bien saviez-vous déjà qu’il s’agissait de Basilica en feu, et votre esprit a-t-il ensuite appelé l’image de la cité présente dans votre mémoire ?

— Je l’ignore… comment le saurais-je ?

— Pensez-y bien. La connaissance a-t-elle précédé la vision, ou l’inverse ? »

Au lieu de mettre Luet à la porte, Père ferma les yeux et s’efforça de rappeler ses souvenirs.

« Maintenant que vous m’en parlez, je crois que je le savais avant de le voir. Il me semble n’avoir rien vu avant de me mettre à courir. J’ai vu la flamme, mais pas la cité qui brûlait en elle. Et je savais aussi que Rasa et mes enfants couraient un terrible danger. C’est même ce que j’ai senti dès l’abord, alors que je contournais le rocher ; de là naissait pour une part mon impression d’urgence. Je savais que si je quittais la piste et me rendais en ce lieu précis, je pourrais les sauver du danger. Ensuite, j’ai compris de quel danger il s’agissait, et ce n’est qu’à la fin que j’ai vu la flamme et la cité qui brûlait.

— C’est une vraie vision », dit Luet.

Comme ça ? Rien qu’à partir de ça ? La simple chronologie des événements suffisait à l’en assurer ? Bah ! elle aurait sans doute dit la même chose quels qu’eussent été les souvenirs de Père. Et après tout, c’était peut-être elle qui les lui avait suggérés. Nafai était furieux de voir Père acquiescer, alors que cette gamine de douze ans le traitait avec condescendance, comme un apprenti dans un art dont elle était un maître respecté.

« Mais je me trompais, dit Père. Quand je suis arrivé ici, à l’évidence il n’y avait pas trace de danger.

— C’est bien ce que je pensais, répondit Luet. Et quand vous avez eu le sentiment que votre compagne et vos enfants étaient menacés, qu’avez-vous eu l’intention de faire ?

— Les sauver, bien sûr.

— Mais les sauver comment ? »

Il ferma les yeux. « Pas en les tirant d’un bâtiment en flammes, non. Ça ne m’est venu à l’esprit que plus tard, alors que j’entrais dans la cité. Sur l’instant, j’ai eu envie de crier que Basilica brûlait et qu’il fallait…

— Quoi ?

— Eh bien, quitter la ville ! Mais en réalité, ça n’a pas été ma première idée. Quand tout a commencé, je me suis senti poussé à aller avertir tout le monde qu’un incendie se préparait.

— Et qu’il fallait se sauver ?

— Je suppose, dit Père. Que dire d’autre, d’ailleurs ? »

Luet resta muette, mais elle ne quittait pas Père des yeux.

« Non, reprit-il tout à coup d’un air étonné. Non, ce n’était pas du tout ça. Je n’allais pas dire aux gens de se sauver. »

Luet se pencha en avant avec une expression plus tendue, moins… analytique. « Monsieur, il y a un instant, alors que vous disiez vouloir conseiller la fuite aux gens…

— Mais ce n’était pas ça que j’allais faire !

— Oui, mais quand vous avez cru un instant… quand vous avez supposé que vous alliez leur dire de quitter la cité… que ressentiez-vous ? Quand vous nous avez raconté ça, comment saviez-vous que c’était faux ?

— Je l’ignore. Simplement, ça ne sonnait pas juste.

— C’est très important, ça, dit Luet. Que ressent-on quand ça ne sonne pas juste ? »

Il ferma de nouveau les yeux. « Je n’ai pas l’habitude de m’analyser. Et voilà que j’essaye de me rappeler ce que j’ai ressenti quand j’ai cru me rappeler quelque chose que je ne me rappelais pas réellement…

Luet lui coupa la parole.

« Silence », dit-elle.

Et il se tut.

Nafai avait envie de hurler. Mais à quoi pensaient-ils tous, à écouter ce petit laideron borné qui se permettait de dire à Père de la fermer – à Père, le Wetchik lui-même, au cas où on l’aurait oublié ?

Mais tout le monde était si attentif que Nafai n’ouvrit même pas la bouche. Issib serait fier de lui en apprenant qu’il s’était ainsi retenu.

« Rien, reprit enfin Père ; voilà ce que j’ai ressenti : rien. » Il hocha lentement la tête. « Juste après que vous avez posé la question et que j’y ai répondu… je me suis aperçu que vous me regardiez et que j’avais la tête vide.

— Idiot », dit Luet.

Il leva un sourcil. Enfin ! songea Nafai, soulagé, enfin, il a remarqué avec quel manque de respect elle lui parle !

« Vous vous êtes senti idiot, continua-t-elle. C’est ainsi que vous avez su que ce que vous disiez était faux. »

Il acquiesça. « Oui, je crois que c’est cela. »

Alors, Issib intervint.

« Mais à quoi est-ce que vous jouez ? Vous analysez votre analyse des analyses d’une hallucination complètement subjective ? »

Bien joué, Issya ! pensa Nafai. Tu m’enlèves les mots de la bouche !

« Écoutez, on peut jouer à ça toute la matinée, mais vous ne ferez qu’accumuler des couches de sens sur une expérience qui n’en a aucun. Les rêves, ce n’est rien d’autre que des explosions aveugles de souvenirs ; ensuite, le cerveau les interprète pour y trouver des rapports fortuits qui créent des histoires à partir de rien. De rien ! »

Père regarda longuement Issib, puis il hocha la tête. « Tu as certainement raison. J’avais beau être bien éveillé et n’avoir jamais eu d’hallucinations jusque-là, il ne s’agissait que d’une décharge aveugle des synapses de mon cerveau. »

Père faisait de l’ironie, Nafai le savait, comme Issib et Mère ; il affirmait à Issib que sa vision d’une colonne de feu sur un rocher était bien plus qu’un simple rêve sans signification. Mais Luet ne connaissait pas Père et elle crut qu’il s’écartait du mysticisme et se réfugiait dans la réalité.

« Vous vous trompez, dit-elle. C’était une véritable vision, parce qu’elle vous est venue selon le processus normal. La compréhension a précédé la vision ; c’est pourquoi je posais toutes ces questions. Le sens vient en premier, et ensuite votre cerveau fournit les images qui vous permettent de le comprendre. C’est de cette façon que Surâme nous parle.

— Qu’il parle aux dingues, tu veux dire ! » jeta Nafai.

Il regretta immédiatement ses paroles, mais c’était trop tard.

« Aux dingues comme moi, par exemple ? demanda Père.

— Je t’assure que Luet est au moins aussi normale que toi », susurra Mère.

Issib ne pouvait laisser passer cette chance de lancer une pique.

« Aussi normale que Nyef ? Elle est mal partie ! »

Mais Père lui rabattit son caquet sans attendre. « Tu disais la même chose que lui il y a une minute !

— Mais moi, je n’ai traité personne de dingue.

— Non, tu n’y as pas mis… comment dire ?… l’éloquence mordante de Nafai. »

Nafai savait pouvoir se tirer d’affaire en se taisant, pour laisser Issib dévier le coup. Mais il était porté au scepticisme, et la maîtrise de soi n’était pas son fort. « Vous ne voyez donc pas comment cette fille vous fait marcher, Père ? s’écria-t-il. Elle pose une question, mais elle ne dit pas ce que la réponse signifiera ; à partir de là, peu importe ce qu’on répond, elle n’a qu’à affirmer : “C’est ça, c’est une vraie vision, c’est la parole de Surâme”. »

Père ne réagit pas tout de suite. Nafai jeta un coup d’œil triomphant à Luet avec l’espoir de la voir se tortiller d’un air gêné. Mais elle ne se tortillait pas du tout. Elle le regardait même très sereinement. La tension qui l’habitait avait disparu et elle était très calme. Ces yeux imperturbables agacèrent Nafai. « Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-il sèchement.

— Un imbécile », répondit-elle.

Nafai bondit. « Je ne vais pas rester là à me faire traiter…

— Assis ! » rugit Père.

Nafai retomba à sa place, bouillant de colère.

« Elle, elle t’a écouté la traiter de truqueuse sans broncher, dit Père. Je suis content de constater que mes deux fils font exactement ce que j’attendais d’eux : fournir un public sceptique à mon histoire. Vous avez très intelligemment analysé le processus, et votre version des faits explique tout ce que vous en savez, aussi bien que celle de Luet. »

Nafai voulut l’aider à en tirer la bonne conclusion. « Alors, la loi de la simplicité exige que vous…

— La loi de ton père exige que tu tiennes ta langue, Nafai. Ce que vous oubliez tous deux, c’est qu’il existe une différence fondamentale entre vous et moi. »

Père se pencha vers Nafai : « Moi, j’ai vu le feu. »

Il se redressa.

« À ce moment-là, Luet ne m’a pas dit que penser ou ressentir. Mais ses questions m’ont aidé à me souvenir – à me souvenir, moi – de la façon dont les choses se sont réellement passées, plutôt que de la manière dont je les modifiais déjà pour les adapter à mes préjugés. Luet savait que mes souvenirs seraient étranges… exactement comme ils l’ont été. Bien entendu, je ne peux pas t’en convaincre.

— Non, dit Nafai. Vous ne pouvez que vous convaincre vous-même.

— En fin de compte, Nafai, on ne peut convaincre que soi-même. »

Si Père commençait à parler par aphorismes, le combat était perdu. Nafai se radossa en attendant la fin de la discussion et se consola en songeant qu’il ne s’agissait finalement que d’un rêve. Ni sa vie ni rien n’en serait changé.

Mais Père n’en avait pas fini. « Savez-vous ce que j’ai vraiment eu envie de faire, quand je me suis senti tellement poussé à regagner la cité ? J’ai eu envie de dire aux gens qu’ils devaient suivre les anciennes coutumes et revenir aux lois de Surâme, sous peine que tout brûle.

— Quoi, tout ? demanda Luet, à nouveau concentrée.

— Tout. Basilica. La cité. C’est ça que j’ai vu brûler. »

Père se tut, le regard plongé dans les yeux ardents de Luet.

« Non, pas la cité, dit-il enfin. La cité, c’était seulement l’image fournie par mon esprit, n’est-ce pas ? Non, pas la cité. Le monde. Harmonie tout entière, en flammes. »

Rasa eut un hoquet d’horreur. « La Terre, souffla-t-elle.

— Oh, pitié ! » dit Nafai. Et voilà ! Mère allait rapprocher la vision de Père de cette vieille histoire de planète originelle que Surâme aurait détruite par le feu ; le crime ainsi châtié variait suivant le péché que le conteur du moment souhaitait flétrir. C’était le type même du mythe coercitif multi-usages : si vous ne faites pas ce que je dis – enfin, ce que Surâme dit – le monde entier partira en fumée.

« Moi, je n’ai pas vu le feu lui-même, dit Luet sans prêter attention à Nafai. Je n’ai peut-être même pas vu ce que vous avez vu.

— Alors, qu’avez-vous vu ? » demanda Père. Nafai frémit du respect qu’il marquait à cette gamine.

« J’ai vu le lac profond de Basilica recouvert d’une croûte de sang et de cendres », dit-elle.

Nafai attendit qu’elle poursuivît. Mais elle se tut.

« C’est fini ? C’est tout ? » Nafai se leva, prêt à s’en aller. « Ça vaut le coup de vous écouter comparer vos visions, tous les deux ! Moi, j’ai vu une ville en feu. Et moi, un lac couvert de crasse ! »

Luet se leva et le toisa en se tordant le cou, car il était nettement plus grand qu’elle.

« C’est uniquement après moi que tu en as, dit-elle vivement, parce que tu refuses de croire ce que j’ai dit à propos d’Eiadh.

— Tu dérailles ! » répondit Nafai.

Rasa dressa l’oreille. « Tu as eu une vision sur Eiadh ?

— Quel rapport entre Eiadh et Nyef ? » s’enquit Issib.

Nafai était furieux : Luet remettait le sujet sur le tapis devant sa famille ! « Tu peux raconter ce que tu veux sur les autres, mais tu as intérêt à ne pas t’en prendre à moi !

— Assez ! dit Père. Nous en avons fini. »

Rasa leva les yeux, surprise. « Ma parole, seriez-vous en train de me congédier dans ma propre maison ?

— Ce sont mes fils que je congédie.

— Vous avez naturellement toute autorité sur vos fils. » Mère souriait, mais la douceur même de son ton disait à Nafai qu’elle était très agacée. « Pourtant je ne vois actuellement dans ma maison que mes élèves. » Elle avait insisté sur les possessifs.

Père hocha la tête : il acceptait la rebuffade ; puis il se leva. « Dans ce cas, je me congédie moi-même ; j’en ai le droit, j’espère.

— Vous pouvez toujours partir, mon compagnon adoré, tant que vous promettez de me revenir. »

Il lui déposa un baiser sur la joue en guise de réponse.

« Qu’allez-vous faire ? demanda-t-elle.

— Ce que Surâme m’a ordonné.

— Et qu’est-ce donc ?

— Avertir les gens d’avoir à revenir à ses lois, sous peine de voir le monde s’embraser. »

Issib fut épouvanté. « Mais c’est dingue, Père !

— Je suis las d’entendre ce mot sur les lèvres de mes fils.

— Mais enfin ! Les prophètes de Surâme ne disent pas des choses de ce genre. Ce sont comme des poètes, sauf que leurs métaphores expriment une morale, ou célèbrent Surâme, ou…

— Issya, dit Wetchik, toute ma vie j’ai écouté ces prétendues prophéties – les psaumes aussi, les légendes et ce que disent les prêtres des temples – et j’ai toujours pensé que si c’était là tout ce que Surâme avait à dire, ça ne valait pas la peine de perdre son temps à l’écouter. Mieux encore, pourquoi Surâme se donnerait-il le mal de parler, si ses préoccupations sont aussi mesquines ?

— Alors, pourquoi nous avez-vous appris à parler à Surâme ? demanda Issib.

— Mais parce que j’avais foi dans les anciennes lois ! Et même, je m’adressais personnellement à Surâme, davantage pour clarifier mes propres pensées, à vrai dire, que parce que je croyais qu’il m’écoutait. Et puis cette nuit, ce matin, plutôt, j’ai vécu une expérience à laquelle je ne m’attendais pas, que je n’avais pas demandée. Je ne comprenais même pas ce qu’elle signifiait avant de parler à Luet, à l’instant. Maintenant je le sais ! Je sais ce qu’on éprouve à entendre résonner en soi la voix de Surâme. Et cela n’a rien à voir avec ce que racontent tous ces poètes, tous ces rêveurs et ces charlatans qui écrivent ce qui leur passe par la tête en prétendant que ce sont des prophéties ! Ce qui était en moi, alors, ce n’était pas moi, et Luet m’a prouvé qu’elle entendait la même voix au fond d’elle. Cela signifie que Surâme est réel et vivant.

— D’accord, admettons que c’est réel, dit Issib. Et alors ? Ça ne nous dit pas ce que c’est.

— C’est le gardien du monde, répliqua Wetchik. Il m’a demandé mon aide. Il m’a ordonné de l’aider, positivement ! Et c’est ce que je vais faire. »

Issib bouillait de rage.

« Tout ça, c’est des histoires de prêtres ! s’écria-t-il. Vous n’y connaissez rien du tout : vous cultivez des plantes exotiques ! »

Père écarta d’un geste les objections d’Issib. « Si Surâme veut que je connaisse quelque chose, il me le fera savoir. » Sur quoi il se dirigea vers la porte.

Nafai le suivit, quelques pas en arrière. « Père ! »

Père attendit.

L’ennui, c’est que Nafai ignorait tout à fait ce qu’il allait dire. Et pourtant, il fallait qu’il le dise : c’était une question très importante dont il devait obtenir la réponse avant le départ de Père. Seulement, voilà, cette question, il ne la connaissait pas.

« Père, répéta-t-il.

— Oui ? »

Et comme il était incapable de trouver la vraie question, profonde, importante, Nafai posa la seule qui lui vint à l’esprit à ce moment : « Et moi, qu’est-ce que je dois faire ?

— Respecter les anciennes coutumes de Surâme, Nafai.

— Mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?

— Sinon, le monde brûlera », poursuivit Père. Et il s’en alla.

Nafai resta un moment les yeux fixés sur la porte. Comme elle ne se rouvrait pas, il revint auprès des autres. Tous le regardèrent comme s’ils attendaient quelque chose de lui.

« Qu’est-ce qu’il y a ? lança-t-il d’un ton hargneux.

— Rien », dit Mère. Elle se leva de son siège à l’ombre d’un kaplya. « Remettons-nous tous au travail.

— Et c’est tout ? demanda Issib. Notre père – votre compagnon – vient de nous annoncer que Surâme lui parle, et nous, on se contente de retourner à nos études ?

— Mais alors, s’écria Mère, vous ne comprenez vraiment pas ? Comment ? Vous, mes fils, mes élèves depuis si longtemps, vous n’êtes toujours que de petits godelureaux qui rôdent dans les rues de Basilica en quête d’une femme accueillante et d’un lit pour la nuit ?

— Qu’est-ce que nous ne comprenons pas ? demanda Nafai. Ce n’est pas parce que vous autres, les femmes, vous prenez cette sorcerette au sérieux que…

— Je suis moi-même descendue dans l’eau, dit Mère d’une voix métallique. Vous, les hommes, vous pouvez vous persuader que Surâme est distraite ou endormie, ou que ce n’est qu’une machine qui collecte nos informations pour les envoyer aux bibliothèques de cités lointaines ; quelle que soit votre théorie, elle ne change rien à la vérité. Car je sais, moi, comme la plupart des femmes de notre cité, que Surâme est bel et bien vivante. En tant que gardienne des souvenirs de notre monde, en tout cas, elle est vivante, car nous recevons ces souvenirs quand nous nous plongeons dans l’eau. Parfois on a l’impression qu’ils viennent au hasard, mais parfois aussi nous obtenons exactement le souvenir désiré. Surâme préserve l’histoire du monde telle que l’ont vue d’autres peuples. Seules quelques-unes parmi nous – comme Luet et Hushidh – reçoivent la sagesse de l’eau, et plus rares encore sont celles qui ont la vision d’événements futurs. Depuis la mort de la grande Izumina, Luet est la seule sibylle que je connaisse à Basilica ; alors oui, nous la prenons vraiment très au sérieux. »

Les femmes descendent dans l’eau et reçoivent des visions ? C’était la première fois que Nafai entendait décrire une partie du culte du lac. Il avait toujours supposé que le culte des femmes était semblable à celui des hommes, qu’il s’agissait donc d’un moyen physique, ascétique, douloureux et sans nulle passion de se décharger de ses émotions. Mais non, c’étaient toutes des mystiques. Ce qui pour les hommes n’était que légendes et folie était aux yeux d’une femme le pivot même de sa vie. Nafai eut soudain l’impression d’avoir découvert que les femmes formaient une espèce à part. Mais alors, qui étaient les vrais humains ? Les hommes ou les femmes ? Les hommes, rationnels mais brutaux ? Ou les femmes, irrationnelles mais douces ?

« Il n’y a qu’une chose plus rare qu’une jeune fille comme Luet, poursuivit Mère, c’est un homme qui entend la voix de Surâme. Nous savons maintenant que c’est le cas de votre père ; Luet l’a confirmé. J’ignore ce que Surâme veut et pourquoi elle a parlé à votre père, mais moi, j’ai assez de sagesse pour savoir que c’est important. »

En passant devant Nafai, elle l’attrapa par l’oreille, fermement mais sans lui faire mal. « Quant à l’embrasement mythique de la Terre, mon cher enfant, j’y ai assisté. Oui, il a eu lieu. Il y a combien de temps, je ne le sais pas exactement ; on estime que l’histoire humaine remonte au moins à trente millions d’années sur ce monde que nous avons nommé Harmonie. Mais j’ai vu voler les missiles, éclater les bombes, et le monde exploser en flammes. La fumée a empli le ciel, éteint la lumière du soleil, et sous ce manteau fuligineux, les océans ont gelé, la Terre s’est couverte de glace, et seuls quelques êtres humains ont survécu ; ils se sont échappés hors des ténèbres alors que la planète mourait, et ont emporté leurs espoirs, leurs regrets et leurs gènes vers d’autres mondes en comptant sur un nouveau départ. Ils ont réussi. Nous sommes là. Et aujourd’hui, Surâme a prévenu votre père que le nouveau départ qu’avait pris Harmonie risque de mener à la même fin que celle de la Terre. »

Nafai connaissait le visage officiel de Mère, enjoué, brillant, analytique, gracieux, et son visage familial, franc mais toujours bienveillant, prompt à la colère mais encore plus au pardon. Il avait toujours cru qu’en famille, elle montrait sa véritable personnalité sans rien dissimuler. Et voilà que derrière ces visages connus, elle celait un secret, sa vision atroce de l’agonie de la Terre. « Vous ne nous en avez jamais parlé, souffla-t-il.

— Oh si, je vous en ai parlé, répliqua Rasa. Ce n’est pas ma faute si vous avez cru que je vous racontais une légende. » Elle lui lâcha l’oreille et rentra dans la maison.

Issib passa en flottant devant Nafai ; il marmonnait qu’on peut très bien se lever un matin et s’apercevoir qu’on a passé sa vie dans un asile de fous. Hushidh le suivit en évitant de croiser le regard de Nafai ; il imagina aussitôt le genre de cancans qu’elle allait répandre dans sa classe pendant toute la journée.

Il se retrouva seul avec Luet.

« Je n’aurais pas dû te parler avant, dit-elle.

— Et tu ne devrais pas recommencer, répondit-il du tac au tac.

— Certains entendent un mensonge quand on leur dit la vérité. Tu es très fier de ton statut de fils de Rasa et Wetchik, mais visiblement, ce ne sont pas les bons gènes que tu as hérités de tes parents.

— Alors que toi, tu as reçu les meilleurs que pouvaient t’offrir les tiens, je suppose ! »

Elle le dévisagea avec un mépris évident, puis s’éloigna.

« Une journée magnifique en perspective », dit-il. Il ne parlait à personne, puisqu’il était seul. « Toute ma famille me déteste. » Il réfléchit un instant. « Au fond, je ne sais même pas si j’ai envie qu’ils m’aiment. »

Dangereusement, seul sous l’auvent, il joua un moment avec l’idée de passer les écrans et de s’approcher de la balustrade pour contempler le spectacle interdit de la vallée des Saintes Femmes, qu’on appelait familièrement la Fracture, et plus grossièrement le ravin des Commères. « Je parie que je n’en serais même pas aveuglé », pensa-t-il.

Il fut longuement tenté, mais il ne céda pas. Chaque fois qu’il était sur le point de faire un pas vers la balustrade, il avait l’impression que son esprit s’égarait soudain, et il hésitait, hébété, son but oublié. Pour finir, il se désintéressa de la question et rentra dans la maison.

Il aurait dû retourner en classe, et c’est ce qu’il pensait faire. Mais il ne put s’y résoudre. Il erra jusqu’à la porte d’entrée, sortit sous l’auvent et s’éloigna dans les rues de Basilica. Mère serait furieuse, sans doute, mais tant pis.

Il savait sûrement où il mettait les pieds, car il ne se cogna nulle part, mais il ne conserva aucun souvenir de ce qu’il vit ni des lieux qu’il traversa. Et il se retrouva dans le quartier des Fontaines, non loin de chez Rasa : son esprit, lui aussi, avait tourné en rond et se retrouvait à son point de départ.

Il y avait pourtant une certitude : toute cette affaire ne se résumait pas à une simple crise de folie. Père n’était pas fou, pas fou du tout, même s’il apparaissait soudain sous un jour nouveau et bizarre ; quant à Mère, si sa vision de la Terre en train d’exploser relevait de la folie, alors elle était déjà folle bien avant la naissance de Nafai. Par conséquent, il existait quelque chose qui instillait des idées, des désirs et des visions dans la tête de ses parents, et dans celle de Luet aussi, il ne fallait pas l’oublier, celle-là. On appelait cette chose Surâme, mais ce n’était qu’un nom, une étiquette. Qu’était-ce, en réalité ? Que voulait-elle ? De quoi était-elle capable ? Si elle pouvait communiquer avec certaines personnes, pourquoi pas avec tout le monde ?

Sur une large avenue, Nafai fit halte en face d’une grande maison, peut-être la plus grande de Basilica. Il la connaissait bien, car le chef du clan Palwashantu était apparié avec la femme qui l’habitait. Nafai ne parvint pas à se rappeler son nom ; elle n’était rien du tout, personne n’ignorait qu’elle avait acheté cette maison avec l’argent de son compagnon, et si elle ne renouvelait pas leur contrat, même avec la maison elle ne serait rien du tout ; mais lui, c’était Gaballufix. Nafai et lui étaient parents éloignés, par la mère de Gaballufix, Hosni, devenue plus tard la cousinette de Wetchik et la mère d’Elemak. Grâce à cette parenté et au rang de Père, second du clan Palwashantu de Basilica, la famille de Nafai pénétrait dans cette maison au moins une fois l’an, et d’habitude deux ou trois, aussi loin que Nafai pût s’en souvenir.

Il resta planté là, à contempler bêtement la façade de ce bâtiment, point de repère de toute la ville, puis revint soudain à lui, car il avait reconnu quelqu’un dans l’avenue. Elemak aurait dû être en train de dormir à la maison, épuisé par son voyage de la nuit. Pourtant, il était là, en plein après-midi ; en un instant d’affolement, Nafai se demanda si ce n’était pas lui qu’Elya cherchait : peut-être Mère, ne l’ayant pas trouvé, s’était-elle inquiétée et, à l’heure qu’il était, toute la famille et jusqu’aux employés de Père passaient la cité au peigne fin pour mettre la main sur lui.

Mais non, Elemak ne cherchait personne ; il y avait trop de désinvolture, trop d’aisance dans sa démarche, et son regard n’était à l’affût de rien.

Soudain, il disparut.

Ah non, il avait tourné dans la ruelle qui séparait la maison de Gaballufix du bâtiment voisin. Il allait donc bien quelque part.

Nafai voulut en savoir plus et se mit à trotter le long de l’avenue : arrivé à l’étroite allée, il eut juste le temps de voir Elemak se baisser et franchir une porte basse sur le flanc de la maison.

Qu’est-ce qu’Elya pouvait bien avoir à faire chez Gaballufix, jusqu’à se rendre chez lui le jour même de son retour d’un long voyage ? Gaballufix était son demi-frère, c’est vrai, mais ils avaient seize ans de différence et jamais Gaballufix n’avait officiellement reconnu Elya comme son frère. Cela n’empêchait évidemment pas qu’ils commencent à se comporter comme des parents. Mais qu’Elemak n’en eût jamais rien dit et voulût encore aujourd’hui le garder secret, voilà qui tracassait Nafai.

Mais, tracassé ou non, Nafai savait que poser de but en blanc la question à Elemak serait une très mauvaise idée. Quand Elya désirerait qu’on connût ses relations avec Gaballufix, il le dirait ; en attendant, le secret resterait enfermé dans sa tête.

Un secret dans la tête de quelqu’un…

Comme Luet, qui savait que Nafai était amoureux d’Eiadh. Mais ce n’était pas vraiment secret ; elle avait pu le deviner à la façon dont il la regardait. Par contre, sous l’auvent de chez Mère, Luet avait dit : « C’est toi, le bâtard », comme s’il l’avait traitée de bâtarde, alors qu’il n’avait fait que le penser. De surcroît, c’était la première fois qu’il pensait cela, et seulement parce que Luet l’énervait. Et pourtant, elle l’avait entendu.

Était-ce encore un tour de Surâme, qui, non content de glisser des idées dans la tête des gens, leur racontait aussi les secrets des voisins ? Surâme ne faisait donc pas que fournir des rêves bizarres, c’était aussi un espion et une pipelette !

Nafai fut pris de terreur : non seulement Surâme était réel, mais il avait aussi le pouvoir de lire ses pensées les plus secrètes, les plus fugitives et d’en faire part à quelqu’un d’autre. Et à qui ? À cette répugnante petite bâtarde de sorcerette, rien de moins !

Son effroi lui rappela soudain le jour où il s’était aventuré seul dans la mer, pour la première fois. Père avait emmené tout le monde en vacances ; à la plage, ils s’étaient tous aussitôt mis à l’eau et, entouré de son père et de ses frères – sauf Issib, naturellement, qui les regardait de sa chaise sur la plage –, il avait senti la mer jouer avec lui, les vagues le pousser vers le rivage, puis essayer de le tirer dans l’autre sens. C’était drôle et très excitant. Il s’était même enhardi à nager là où il n’avait presque plus pied, tout en jouant avec Meb, Elya et Père. Ç’avait été une belle et bonne journée, à une époque où ses grands frères l’aimaient encore. Mais le lendemain matin, il s’était levé tôt, avait quitté la tente et gagné tout seul le bord de l’eau. Il nageait comme un poisson : il n’y avait aucun danger. Pourtant, en entrant dans la mer, il avait ressenti un inexplicable malaise. L’eau le tirait et le poussait, comme la veille ; il n’était qu’à quelques mètres du rivage, mais sans personne autour de lui cette fois, seul, et il avait eu l’impression de n’être plus là, comme si déjà il avait été entraîné au large, comme s’il était étreint par quelque chose de si vaste qu’il risquait partout de se faire avaler. Alors, il avait été pris de panique et s’était mis à courir vers la plage, luttant contre les flots qui sûrement allaient refuser de le lâcher, qui cherchaient à l’entraîner, à l’aspirer. Il s’était retrouvé sur le sable, le sable sec au-dessus de la ligne de marée ; alors il était tombé à genoux et il avait pleuré parce qu’il était sain et sauf.

Mais pendant ces quelques secondes de terreur dans l’eau, il avait pris conscience de sa petitesse, de son impuissance et de la force énorme que recèle le monde, une force qui pouvait faire de lui ce qu’elle voulait, sans qu’il fût en rien capable de lui résister.

C’était le même effroi que Nafai ressentait aujourd’hui, moins violent et moins précis, évidemment : il n’avait plus cinq ans et savait mieux négocier avec sa peur. Non, Surâme n’avait rien d’une légende ! Il était vivant, il pouvait imposer des visions à ses parents et extirper des secrets de la tête de Nafai pour les révéler à d’autres, d’autres que Nafai n’aimait pas et qui ne l’aimaient pas non plus.

L’antipathie de Luet tenait probablement à ce que Surâme lui avait dit de ses pensées ; c’était le plus affreux : ses pensées les plus intimes dévoilées à ce petit monstre répugnant ! Et jusqu’où cela irait-il ? Les fantasmes de Nafai à propos d’Eiadh, Père les percevrait-il ? Ou, pire encore, Mère ?

Dans l’eau, il avait réussi à regagner la plage. Mais où aller pour échapper à Surâme ?

Nulle part. Impossible aussi de se cacher ; comment déguiser ses propres pensées jusqu’à ignorer soi-même ce qu’on pense ?

La seule solution, Nafai le voyait bien, c’était de percer à jour la nature de Surâme, d’essayer de comprendre ce qu’il voulait, ce qu’il cherchait à faire à sa famille et à lui en particulier. Oui, il fallait qu’il arrive à comprendre Surâme et, si possible, à le convaincre de le laisser en paix.

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