Avec la lune montante, Luet eut beaucoup moins de mal au retour qu’à l’aller. Et puis, cette fois, elle connaissait sa destination ; il est toujours plus facile de rentrer chez soi que d’atteindre un but inconnu.
Mais curieusement, ce ne fut qu’une fois dans la cité qu’elle se sentit menacée. Le garde de la porte du Goulet n’était pas à son poste : peut-être l’avait-on surpris à dormir, ou bien Surâme lui avait insufflé un besoin pressant. La jeune fille ne put s’empêcher de sourire en pensant que Surâme pouvait donner à un homme l’envie soudaine de soulager sa vessie simplement pour que Luet puisse passer sans difficulté !
À l’intérieur de la cité, la lune lui fit défaut. Encore basse dans le ciel, elle projetait des ombres profondes, et le pavé des rues nord-sud était encore plongé dans une obscurité totale. À cette heure de la nuit, on pouvait rencontrer n’importe qui ; certes, les tolchocks sortaient ordinairement plus tôt, alors que les rues grouillaient encore de femmes ; mais à ces heures désolées qui précèdent l’aube, on risquait de tomber sur bien pire que des tolchocks.
« Tiens ! ne serait-ce pas la jolie petite ? »
La voix la fit sursauter. Mais c’était celle d’une femme, une femme enrouée. Il fallut quelques instants à Luet pour la distinguer dans l’ombre.
« Je ne suis pas jolie, répondit-elle. Vos yeux vous ont joué un tour dans le noir. »
Ce devait être une sainte femme, pour être dehors à cette heure. Elle sortit du coin obscur où elle avait cherché refuge contre la brise nocturne, et sa peau sale apparut très pâle dans l’ombre. Elle était nue de la tête aux pieds. À cette vue, Luet sentit soudain le froid de cette nuit d’automne. Elle avait eu chaud tant qu’elle avait marché ; mais à présent, elle se demandait comment la femme pouvait vivre ainsi, sans rien d’autre que sa crasse pour la protéger de l’air glacé.
Ma mère était une Sauvage, se dit Luet. Je descends d’une femme comme celle-ci. Elle dormait dans le désert pendant que j’étais dans son ventre, et puis elle m’a emportée, aussi nue qu’elle, dans la cité pour m’abandonner chez tante Rasa. Mais ce n’est pas celle que j’ai devant moi. Ma mère – Surâme sait où elle se trouve – n’est plus une sainte femme. À peine un an après ma naissance, elle a délaissé Surâme pour suivre un homme, un fermier, et gagner une vie de misère sur la terre caillouteuse de la vallée de Chalvasankhra. Enfin, c’est ce que raconte tante Rasa.
La femme entonna une sorte de mélopée.
« Magnifiques sont les yeux de l’enfant sainte qui voit dans les ténèbres et brûle d’un feu éclatant dans la nuit glacée ! »
Luet la laissa lui toucher le visage, mais lorsque ses mains froides commencèrent à tirer sur ses vêtements, elle les recouvrit des siennes. « Non, s’il vous plaît, dit-elle, je ne suis pas sainte, et Surâme ne me protège pas du froid.
— Ni des yeux indiscrets, enchaîna la sainte femme. Surâme voit loin en toi, et tu es sainte. Oh oui, tu es sainte ! »
Des yeux indiscrets ? Les yeux de qui ? De Surâme ? Des hommes qui évaluent les femmes comme si c’étaient des chevaux ? Les yeux des commères de la cité ? Ou ceux de la sainte femme ? Et quant à la sainteté, Luet savait à quoi s’en tenir. Surâme l’avait choisie, c’est vrai, mais pas à cause d’une vertu particulière. C’était plutôt une punition d’être toujours entourée de gens qui voyaient en elle un oracle et non une jeune fille. Hushidh, sa propre sœur, lui avait dit un jour : « J’aimerais avoir ton don ; tout est si clair pour toi ! » Luet avait eu envie de lui répondre : « Mais non, rien n’est clair, en réalité ! Surâme ne me fait pas de confidences ; elle se sert simplement de moi pour transmettre des messages que je ne comprends pas moi-même ! » Tout comme elle ne comprenait pas ce que cette sainte femme lui voulait ; en tout cas, si Surâme l’avait envoyée, c’était elle, Luet, la destinataire.
« Ne crains pas qu’il t’accompagne au bord de l’eau, dit la femme.
— Qui ça ?
— Surâme veut que tu le gardes en vie, quel que soit le danger. Il n’est pas sacrilège d’obéir à Surâme.
— Mais de qui parlez-vous donc ? » demanda encore Luet. Cette confusion, cette terreur d’avoir à décoder l’énigme que constituaient ces mots, sous peine d’une perte affreuse… était-ce donc ce que ressentaient les gens face à ses propres visions ?
« Tu penses que toutes les visions doivent te venir, à toi, dit la sainte femme. Mais certaines choses sont trop claires pour que tu les voies toi-même. Hein ? »
Ce n’est pas du tout ce que je pense, sainte femme, se dit Luet. Je n’ai jamais demandé de visions, et je regrette souvent que d’autres ne les reçoivent pas à ma place. Mais si tu veux absolument me délivrer un message, aie au moins la décence de le rendre aussi compréhensible que possible. Moi, en tout cas, c’est ce que je m’efforce de faire.
Luet, tout en essayant de garder un ton neutre, ne put résister au besoin de demander une réponse claire : « Qui est cet homme dont vous me parlez depuis tout à l’heure ? »
La femme la gifla durement. Luet sentit les larmes lui monter aux yeux, des larmes d’humiliation autant que de douleur. « Mais qu’est-ce que j’ai fait ?
— Je t’ai punie maintenant pour la profanation que tu feras plus tard, répondit la femme. C’est fait, et personne ne peut exiger que tu payes encore. »
Luet n’osa pas poser d’autres questions ; la réponse n’était pas de son goût. En revanche, elle dévisagea la femme : était-ce de la compréhension qu’on lisait dans ses yeux ? Ou bien de la folie ? Exprimait-elle vraiment la voix de Surâme ? Ah, tout serait tellement plus simple si elle était folle !
La vieille femme tendit de nouveau la main vers la joue de Luet, qui recula un peu. Mais cette fois, le geste fut doux, et la femme essuya une larme sous son œil. « N’aie pas peur du sang qu’il a sur les mains. Surâme le recevra comme une prière, à l’instar de l’eau de la vision. »
Soudain, le visage de la sainte femme devint flasque et las, et ses yeux perdirent leur éclat. « Oh ! quel froid sans pareil, dit-elle.
— Oui.
— Je suis beaucoup trop vieille. »
Ses cheveux n’étaient même pas grisonnants, mais Luet songea que, en effet, elle était vieille, très vieille.
« Et tout se dépareille, reprit la sainte femme. Et l’or et le vermeil. Qu’on le vole ou le paye. »
C’était une rimeuse. Beaucoup de gens le croyaient, quand une sainte femme se mettait à rimer, c’était Surâme qui parlait par sa bouche. Mais maintenant Luet savait qu’ils se trompaient : ces mots rimés composaient une espèce de musique, la voix de la transe qui permettait à certaines saintes femmes de s’abstraire de leur vie morne et misérable. Par contre, quand elles cessaient leur rimaillage, il y avait une chance pour que leurs paroles prennent un sens.
La femme commençait à s’éloigner, comme si elle avait oublié la présence de Luet. Elle semblait ne plus savoir où était son abri ; Luet la prit par la main, la ramena vers son coin, puis l’encouragea à s’asseoir et à se blottir contre le mur qui la protégeait du vent. « Enfin abritée ! souffla la sainte femme. Comme ils ont péché ! »
Luet l’abandonna à son sort et s’en fut dans la nuit. La lune s’était élevée et dispensait une lumière plus vive qui pourtant ne la réconforta pas. La sainte femme était inoffensive, mais elle avait rappelé à Luet tous les rôdeurs qui se cachaient peut-être parmi les ombres, et à quel point elle était vulnérable. On parlait d’hommes qui traitaient les citoyennes comme la loi leur permettait de le faire avec les saintes femmes. Mais ce n’était pas là sa pire crainte.
Le meurtre règne dans cette cité, songea Luet. Le meurtre, non la sainteté, et c’est Gaballufix qui l’y a introduit. Sans la vision et l’avertissement de Surâme, des hommes de bien seraient morts. Elle revit la gorge tranchée de son rêve, et un frisson la parcourut de nouveau.
Enfin, elle parvint là où la route Sainte s’élargissait, puis s’encaissait en descendant dans la vallée ; des marches usées, taillées dans la roche, menaient tout droit là où des vapeurs légèrement soufrées montaient du lac bouillant. Les femmes qui choisissaient d’y rendre leur culte gardaient ensuite cette odeur plusieurs jours. C’était peut-être une odeur sacrée, mais Luet la trouvait excessivement désagréable et elle ne faisait jamais ses dévotions à cet endroit. Elle préférait se rendre là où les eaux chaudes et froides se mêlaient, il s’en dégageait la brume la plus épaisse, et des courants de températures différentes tourbillonnaient autour d’elle. Là, son corps dansait sur l’eau, dépourvu de volonté, et elle pouvait s’abandonner totalement à Surâme.
De qui parlait donc la sainte femme ? Qui était l’homme aux mains couvertes de sang, l’homme qu’elle avait le droit d’emmener près de l’eau – l’eau du lac, sans doute ?
Mais non, il n’y avait sûrement rien de tel. La sainte femme était une folle, et ses paroles n’avaient aucun sens.
Luet ne connaissait qu’un seul homme aux mains couvertes de sang, et c’était Gaballufix. Comment Surâme pourrait-elle vouloir qu’un homme pareil s’approchât du lac ? Un jour viendrait-il où Luet devrait lui sauver la vie ? Comment un tel événement cadrerait-il avec les buts de Surâme ?
Elle tourna à gauche dans la rue de la Tour, puis à droite dans celle de la Pluie, dont elle suivit la courbe jusqu’à la maison de Rasa. Et voilà, elle était rentrée, saine et sauve, naturellement : Surâme l’avait protégée, parce qu’elle avait encore d’autres projets pour elle. C’était un grand soulagement pour Luet, car sa propre mère avait dit en remettant son nourrisson à Rasa : « Cette enfant ne vivra qu’aussi longtemps qu’elle servira la Mère des Mères. » Eh bien, la Mère des Mères l’avait une nouvelle fois préservée du danger.
Luet avait cru pouvoir rentrer chez tante Rasa sans réveiller quiconque, mais le nouveau climat de peur qui régnait sur la cité avait changé jusqu’à la maison maîtresse de Basilica : la porte d’entrée était fermée de l’intérieur. Avec l’espoir de ne pas se faire remarquer, elle chercha une fenêtre ouverte et s’aperçut soudain, et seulement à cet instant, que les fenêtres donnant sur la rue ne servaient qu’à laisser entrer l’air et la lumière. C’étaient des fentes verticales pratiquées dans le mur, gravées ou sculptées de dessins délicats, mais étroites au point d’interdire même le passage de la tête et des épaules d’un enfant.
Ce n’est pas la première fois que Basilica connaît la peur, se dit-elle. La maison est conçue pour que personne ne puisse y entrer subrepticement. Il s’agissait d’une protection contre les cambrioleurs, bien entendu ; mais le but premier de ce genre de fenêtres était peut-être d’empêcher les prétendants et les compagnons déchus de pénétrer par la force dans une maison qu’ils avaient fini par considérer comme la leur.
Malgré sa frêle silhouette, Luet ne parvint pas à forcer le passage. Et pas question de passer par les côtés, puisque les maisons voisines s’appuyaient aux épais murs de pierre de la résidence de Rasa.
Comment n’avait-elle pas deviné que rentrer serait beaucoup plus difficile que sortir ? Elle était partie après la tombée de la nuit, bien sûr, mais bien avant que le tumulte de la journée ne se soit apaisé dans la maison ; Hushidh était au courant de sa mission et avait promis d’empêcher qu’on découvre son absence. Mais ni l’une ni l’autre n’avait pensé à prévoir le retour de Luet ; et surtout, tante Rasa n’avait encore jamais verrouillé la porte d’entrée. Enfin, quand Surâme avait endormi le garde à la sortie de la cité, puis l’avait éloigné au retour, Luet avait supposé qu’elle lui ouvrait le chemin.
Finalement, elle envisagea de passer la nuit sous l’auvent ; mais il commençait à faire froid. Tant qu’elle marchait, elle se réchauffait et tout allait bien, mais maintenant il serait dangereux de s’endormir. Les Basilicaines de bon milieu ne portaient pas les vêtements qu’il fallait pour dormir dehors. Elle attraperait du mal à vouloir imiter les saintes femmes.
Cependant, il existait peut-être un autre moyen. Le portique de tante Rasa, du côté de la vallée, n’était-il pas complètement ouvert ? Pourquoi ne pas envisager de grimper par là ? Évidemment, la partie de la corniche juste à l’est du portique était totalement déserte et en friche ; elle ne faisait même pas partie d’un quartier, et si la rue Amère y donnait, aucune route ne la traversait ; les femmes ne passaient jamais par là pour atteindre le lac.
Mais si Luet voulait rentrer chez tante Rasa, c’était ce chemin qu’elle devait prendre.
Elle y vit encore une fois la main de Surâme, Surâme qui la guidait mais ne lui expliquait jamais rien.
Pourquoi ? demanda Luet pour la millième fois. Pourquoi ne peux-tu pas m’expliquer ton but ? Si tu m’avais dit que j’allais chez Wetchik, je n’aurais pas eu si peur tout le long du chemin ! En quoi est-ce que ma peur et mon ignorance servaient ton dessein ? Et maintenant, tu m’envoies dans la friche près de la maison de tante Rasa ! Pour quoi faire ? Ça t’amuse de jouer avec moi ? Ou bien suis-je trop bête pour comprendre ? Tu m’utilises comme un pigeon voyageur, assez bon pour porter tes messages, mais pas assez pour qu’on les lui explique !
Pourtant, malgré sa rancœur, elle quitta les derniers pavés de la rue Amère et plongea dans les bois sauvages de la corniche.
Le terrain était irrégulier, et toutes les trouées et les clairières du sous-bois semblaient mener vers le bas, loin du portique de Rasa, en direction des falaises qui surplombaient l’encaissement de la route Sainte. Pas étonnant que même les femmes de la corniche ne construisent pas de maisons par ici. Mais Luet ne se laissa pas dévier par les chemins apparents ; elle savait qu’ils disparaîtraient dès qu’elle ferait mine de les suivre. Au contraire, elle se fraya un passage dans les taillis ; les épines de zarosel s’accrochaient méchamment à ses vêtements, en laissant sur sa peau de petites zébrures qui la piqueraient pendant des jours, même sous une couche du baume de tante Rasa. Elle était exténuée, elle avait froid et sommeil, si bien qu’elle se réveillait parfois en sursaut sans avoir eu l’impression de s’endormir. Mais elle s’était engagée, et elle irait jusqu’au bout.
Elle arriva dans une petite clairière où un clair de lune lumineux s’infiltrait à travers les frondaisons. Dans un mois, toutes les feuilles seraient tombées et les taillis ne seraient plus aussi sinistres. Mais aujourd’hui, Luet voyait cette tache de lumière comme un miracle, et elle cligna des yeux.
Et durant ce battement de paupières, la clairière changea. Une femme s’y tenait à présent.
« Tante Rasa, murmura Luet. Comment a-t-elle su où me chercher ? Surâme aurait-elle encore parlé à quelqu’un d’autre ? »
Mais non, ce n’était pas tante Rasa. C’était Hushidh. Comment avait-elle pu les confondre ?
Non. Non, elle ne les avait pas confondues. Car voici qu’Hushidh venait de changer. C’était maintenant Eiadh, la belle jeune fille de la classe d’Hushidh, celle dont le pauvre Nafai était si vainement amoureux. Puis la silhouette se modifia encore, et ce fut Dol, l’actrice qui avait connu une grande heure de gloire dans sa jeunesse ; c’était une des nièces de tante Rasa, et elle était revenue chez celle-ci pour y enseigner. On avait été jusqu’à dire qu’elle avait donné son nom à Dollville (alors que ce quartier s’appelait ainsi depuis dix mille ans au moins), tant elle était belle et avait brisé de cœurs ; mais elle avait vingt ans passés maintenant, et les traits qui, chez une jeune fille, donnaient aux femmes envie de la dorloter et ravissaient les yeux des hommes ne frappaient plus chez une jeune femme. N’empêche, Luet aurait volontiers donné la moitié de sa vie si, au cours de l’autre moitié, elle avait possédé la douce et délicate beauté de Dol.
Pourquoi Surâme me montre-t-elle ces femmes ? se demanda-t-elle.
De Dol, l’apparition se transforma en Shedemei, une autre nièce de tante Rasa. Si on pouvait les comparer, Shedya était tout le contraire de Dol et d’Eiadh. À vingt-six ans, elle habitait toujours chez tante Rasa et enseignait la science aux élèves les plus anciens, cependant que sa réputation de généticienne grandissait. En fait, elle dormait la plupart du temps dans son laboratoire, à plusieurs rues de chez Rasa, plutôt que dans sa chambre, mais elle restait une figure forte et calme de la maison. Shedemei n’était pas jolie ; pas laide non plus, mais parfaitement banale, si bien que plus on étudiait son visage, moins il paraissait séduisant. Néanmoins, son esprit était comme un aimant, un aimant attiré par la vérité : dès qu’elle s’en approchait assez, elle bondissait dessus et s’y accrochait. De toutes les nièces de tante Rasa, c’est elle que Luet admirait le plus ; mais elle ne possédait pas plus l’intellect qu’il fallait pour imiter Shedemei que la beauté pour suivre les traces de Dol, et elle le savait. Surâme avait choisi d’envoyer des visions à quelqu’un qui ne pouvait servir à rien d’autre.
La femme disparut. Luet se retrouva seule dans la clairière, avec encore une fois l’impression qu’elle venait de se réveiller.
Était-ce un simple rêve, comme ceux qui surgissent alors qu’on ne sait même pas qu’on dort ?
Derrière l’endroit où l’apparition s’était dressée, Luet vit une lumière isolée qui brûlait dans la noirceur d’avant l’aube. Ce devait être le portique de tante Rasa ; dans cette direction, il ne pouvait y avoir d’autre source de clarté. Sur ce point, la vision était peut-être exacte. Tante Rasa était éveillée et l’attendait.
Elle se fraya un chemin dans les buissons. Des branchioles la cinglaient, des épines s’accrochaient à ses vêtements et à sa peau, et le sol irrégulier la faisait trébucher. Mais elle se guidait toujours sur la lumière, jusqu’au moment où celle-ci disparut, cachée par le rebord du portique.
Le mur en pierre patinée montait d’un seul élan jusqu’à la balustrade, sans aucune prise pour les mains, sur quatre mètres au moins. Même si tante Rasa attendait Luet, le portique était inaccessible, à moins d’appeler des serviteurs. Et si elle devait réveiller la maison, elle aurait aussi bien pu tirer la cloche à la porte d’entrée !
À force de tours et de détours dans les sous-bois, Luet avait finalement abordé la maison presque par le sud. La plus grande partie du portique lui était dissimulée, mais peut-être avait-on prévu, lors de la construction, un accès de l’auvent à la forêt. Les architectes ne s’étaient sûrement pas contentées d’offrir à la maison une simple vue sur la vallée de la Fracture. Et même s’il n’existait aucun moyen d’accès intentionnel, il devait bien se trouver un endroit d’où elle pourrait escalader le mur.
Contournant la face de pierre incurvée, Luet tomba enfin sur ce qu’elle cherchait : un endroit où le sol irrégulier s’élevait par rapport au portique. Là, la balustrade n’était plus éloignée que d’une longueur de bras. Et alors qu’elle s’efforçait de trouver une prise sur la rambarde, elle vit, tel un soleil qui se lève enfin, tante Rasa lui tendre les mains.
Si Luet avait été plus grande, tante Rasa n’aurait sans doute pas pu la soulever ; mais elle aurait peut-être aussi réussi à grimper toute seule.
Quand enfin elle fut assise sur le banc, à demi pelotonnée contre elle, tout près de pleurer de soulagement et d’épuisement, tante Rasa posa la seule question possible : « Au nom de la lune, que faisais-tu par ici au lieu de te présenter à la porte d’entrée comme les élèves normaux quand ils rentrent à des heures indues ? Avais-tu si peur de te faire réprimander que tu as préféré risquer de te rompre le cou à te promener dans les bois en pleine nuit ? »
Luet fit non de la tête. « Dans les bois, j’ai eu une vision, dit-elle. Mais je l’aurais peut-être aussi bien eue ailleurs, et dans ce cas-là, c’est ma propre bêtise qui m’a fait faire le tour de la maison. »
Ensuite, Luet dut raconter à tante Rasa tout ce qui s’était passé : la vision qu’elle avait décrite à Nafai, qui l’avertissait du complot contre Wetchik ; les paroles de la sainte femme dans la rue obscure ; et enfin l’apparition de Rasa et de quelques-unes de ses nièces.
« Je ne vois vraiment pas ce que peut signifier une telle vision, dit Rasa. Si Surâme ne te l’a pas dit, à toi, comment donc pourrais-je le savoir ?
— Je n’ai plus envie de me casser la tête là-dessus, répondit Luet. Je ne veux plus de visions, ni de discussions sur des visions ; je ne sais plus rien, sauf que j’ai mal partout et que j’ai envie de dormir !
— Bien sûr, c’est normal, l’approuva tante Rasa. Va dormir ; c’est à Wetchik et moi de réfléchir à la ligne de conduite à suivre, maintenant. À moins qu’il n’ait la bêtise d’estimer que l’honneur l’oblige à se présenter à ce rendez-vous perfide ! »
Luet eut soudain une pensée affreuse. « Et si Nafai ne l’avait pas prévenu ? »
Tante Rasa lui lança un regard sévère. « Nafai, ne pas prévenir son père d’un complot contre sa vie ? Je te rappelle que c’est de mon fils que tu parles ! »
Quelle importance pour Luet, qui n’avait jamais connu sa mère et dont le père pouvait être n’importe quel homme de la cité, avec une forte probabilité pour les plus bestiaux ? La relation de mère à fils n’avait pas grand sens pour elle. Dans un monde de promesses en l’air, tout était possible.
Non ! c’était son épuisement qui lui soufflait de ne faire confiance à personne. Ce qu’elle mettait en doute ici, ce n’était pas seulement la loyauté de Nafai, mais aussi et surtout le jugement de tante Rasa. Manifestement, ses facultés étaient embrouillées. À moitié guidée, à moitié portée, elle se laissa conduire jusqu’à la propre chambre de Rasa, où celle-ci l’étendit sur son grand lit moelleux ; mais Luet s’endormit avant même de comprendre où elle se trouvait.
« Alors, tu es restée dehors toute la nuit ! » dit Hushidh.
Luet ouvrit un œil. La lumière qui entrait par la fenêtre était éclatante, mais le fond de l’air encore froid. Il faisait grand jour, et Luet se réveillait seulement.
« Et tu n’as même pas pensé à sonner à la porte d’entrée !
— Je ne me fie pas toujours à mon intelligence, répondit Luet d’un ton calme.
— J’avais remarqué. Tu aurais dû m’emmener, dans ce cas-là.
— Ben tiens : à deux, on est moins voyants que tout seul, c’est bien connu !
— Et tu allais chez Wetchik ! Il ne t’est pas venu à l’idée que je pouvais connaître le chemin ?
— Mais je ne savais pas que c’était là que j’allais !
— Et toute seule, en pleine nuit ! Il aurait pu t’arriver n’importe quoi. Et toi qui me fais jurer bêtement de ne rien dire à personne ! Tante Rasa a bien failli m’écorcher vive et me mettre à sécher sous l’auvent quand elle a compris que j’étais au courant de ta sortie et que je ne l’avais pas prévenue !
— Allons, ne me fais pas la tête, Hushidh !
— Toute la cité est en ébullition, tu le sais ? »
Une frayeur soudaine transperça Luet. « Non, Hushidh ! Ne me dis pas qu’il y a quand même eu un meurtre !
— Un meurtre ? Non, ça m’étonnerait. Mais Wetchik a disparu avec tous ses fils ; il aurait fomenté un complot pour assassiner Roptat et Gaballufix lors d’un rendez-vous secret qu’il leur aurait donné à sa serre froide, près de la porte de la Musique : c’est ce que Gaballufix prétend avoir découvert.
— Mais c’est faux ! cria Luet.
— Ça, je m’en doute, répondit Hushidh. Je t’ai simplement répété ce que les partisans de Gaballufix racontent. Les rues sont pleines de ses soldats.
— Je suis épuisée, Hushidh, et je ne peux rien faire à tout ça !
— Tante Rasa pense le contraire, dit Hushidh ; c’est pour ça qu’elle m’a envoyée te réveiller.
— C’est vrai ?
— Bah, tu la connais. Elle m’a demandé deux fois – je cite – de “voir si la pauvre Luet continue à se reposer, comme elle en a grand besoin”. À la troisième fois, j’ai fini par piger qu’elle attendait que tu te lèves mais qu’elle n’avait pas le courage de m’ordonner de te réveiller.
— Quelle prévenance de ta part de lire ainsi entre les lignes, ma grande sœur chérie, mon bijou !
— Tu pourras repiquer un roupillon plus tard, ma petite sœur, ma douce baie de yagda ! »
Il ne fallut que quelques instants à Luet pour faire sa toilette et s’habiller, car elle était encore trop jeune pour que tante Rasa exige d’elle une coiffure et une tenue élégantes pour paraître en public. Elle avait ainsi le droit d’être elle-même, gauche et maigrichonne, ce qui demandait évidemment beaucoup moins d’efforts. Quand Luet descendit de la chambre, tante Rasa était dans son salon en compagnie d’un homme inconnu qu’elle lui présenta sur-le-champ.
« Voici Rashgallivak, chère Luet. C’est peut-être l’homme le plus loyal et le plus digne de confiance qui soit, d’après ce qu’a toujours répété mon compagnon bien-aimé.
— Je sers la maison du Wetchik depuis toujours, dit Rashgallivak, et je continuerai jusqu’à ma mort. Je ne viens peut-être pas d’une grande maison, mais je suis néanmoins un vrai Palwashantu. »
Tante Rasa acquiesça. Luet se demanda si elle devait la croire ou mettre en doute ce que disait cet homme ; mais Rasa semblait lui accorder confiance, et Luet décida d’en faire autant, provisoirement.
« C’est donc vous qui avez apporté le message d’avertissement, si je ne me trompe pas ? » demanda Rashgallivak.
Luet lança un regard étonné à tante Rasa.
« Il ne le répétera à personne, dit celle-ci. J’ai sa parole. Nous ne souhaitons pas t’impliquer dans ces tristes affaires politiques, ma chérie ; mais il fallait que Rash soit au courant, afin qu’il ne crût pas que mon Wetchik avait perdu l’esprit. Wetchik, vois-tu, lui a ordonné de faire quelque chose d’insensé.
— Je dois fermer l’exploitation, expliqua Rash sur le ton de la récitation, congédier le plus possible de personnel, me débarrasser de tous les animaux de bât et liquider les stocks. Je ne dois garder que les terrains, les bâtiments et les actifs disponibles, sur des comptes bloqués. Tout ça est très suspect, si mon maître est innocent. C’est en tout cas ce que diraient certains, qui, d’ailleurs, ne s’en privent pas.
— L’absence de Wetchik, dit Rasa, n’a été constatée qu’une demi-heure avant l’arrivée de Gaballufix qui a exigé, en tant que chef du clan Palwashantu, que toutes les propriétés de la famille de Wetchik lui soient remises. Il a même eu l’audace de parler de mon compagnon en se servant de son nom de naissance, Volemak, comme s’il avait été déchu du droit de porter le titre familial.
— Si mon maître a vraiment quitté Basilica définitivement, dit Rashgallivak, Gaballufix était dans son droit. Les propriétés ne peuvent être vendues ni données hors du clan Palwashantu.
— Et je m’efforce d’en convaincre Rashgallivak : c’est parce que tu l’as averti d’un danger imminent, Luet, que Wetchik s’est enfui, il ne s’agit pas d’une machination de sa part pour filer avec la fortune familiale. »
Luet comprit enfin ce qu’on attendait d’elle.
« J’ai en effet parlé à Nafai, dit-elle. Je l’ai prévenu que Gaballufix avait l’intention de tuer Wetchik et Roptat ; c’est du moins ce que mon rêve semblait indiquer. »
Rashgallivak hocha lentement la tête. « C’est insuffisant pour inculper Gaballufix, évidemment. À Basilica, on n’envoie pas les gens au tribunal, pas même les hommes, pour des actes demeurés à l’état d’intention. Mais cela suffit à me persuader de résister à Gaballufix et à ses tentatives de s’emparer des propriétés.
— J’ai été appariée avec Gabya autrefois, dit Rasa, et je le connais très bien. Je vous engage donc à prendre des mesures extraordinaires pour protéger cette fortune, les actifs liquides en particulier.
— Personne n’y touchera, sinon le chef de la maison de Wetchik, répondit Rashgallivak. Madame, je vous remercie, ainsi que vous, ô sage enfant ! »
Et il s’en alla sans un mot de plus. Il contrastait violemment avec les élégants – artistes, scientifiques, hommes de gouvernement et de finance – que Luet avait rencontrés jusque-là dans le salon de tante Rasa. Ceux-ci ne se décidaient jamais à partir, et Rasa était alors obligée de feindre la fatigue ou de prétexter des devoirs urgents à l’école (comme si le personnel enseignant n’avait pas la compétence voulue pour gérer les problèmes sans elle !) Mais il faut dire que Rashgallivak appartenait à une classe sociale qui ne lui permettait pas d’envisager raisonnablement un appariement avec quelqu’un comme tante Rasa, ni aucune de ses nièces.
« Je regrette que tu n’aies pu dormir plus longtemps, dit Rasa, mais je suis bien soulagée que tu te sois réveillée à un moment si opportun. »
Luet acquiesça. « La nuit dernière, j’ai tellement eu l’impression de dormir en marchant que j’avais peut-être besoin de moins de sommeil ce matin !
— Je te renverrais volontiers au lit sur-le-champ, reprit tante Rasa, mais j’ai d’abord une question à te poser.
— Je ne connais sûrement pas la réponse, ma dame, sauf si c’est un sujet qu’on a récemment étudié en classe.
— Allons ! ne fais pas semblant d’ignorer de quoi je parle, s’il te plaît.
— Allons ! n’allez pas imaginer que je comprends quelque chose de Surâme, moi ! »
Luet sentit immédiatement qu’elle avait parlé d’un ton trop désinvolte. Tante Rasa leva les sourcils, et ses narines se dilatèrent ; mais elle contint sa colère et reprit d’un ton calme : « Tu t’oublies, parfois, ma chérie. Tu prétends ne tirer aucun honneur de ce que Surâme t’a faite prophétesse, mais tu t’adresses à moi sur un ton d’impertinence qu’aucune femme de cette cité, jeune ou vieille, n’oserait employer. Que dois-je croire ? Tes humbles paroles ou tes manières orgueilleuses ? »
Luet inclina la tête. « Mes paroles, Maîtresse. Mes manières ne sont dues qu’à l’insolence naturelle d’une enfant. »
Tante Rasa éclata de rire. « C’est maintenant que j’ai le plus de mal à te croire ! Je vais néanmoins t’épargner mes questions, tout compte fait. Retourne te coucher, mais dans ton lit, cette fois ; personne ne viendra te déranger, je te le promets. »
Luet s’approchait de la porte quand elle s’ouvrit brusquement ; une jeune femme entra, repoussant Luet dans le salon.
« Mère, c’est abominable ! s’écria-t-elle.
— Sevet, je suis vraiment ravie de te revoir au bout de tant de mois – et sans un mot pour m’annoncer ta venue, ni même la courtoisie d’attendre que je t’invite dans mon salon ! »
C’était donc Sevet, la fille aînée de tante Rasa ! Luet ne l’avait vue qu’une fois auparavant. Suivant la coutume, Rasa n’élevait pas ses propres filles mais les confiait à sa grande amie Dhelembuvex ; Sevet, l’aînée donc, était appariée à un jeune savant de quelque renom – Vas, ou quelque chose dans le genre – mais cela n’avait pas gêné sa carrière de chanteuse, de plus en plus connue pour sa maîtrise des pichalnys, ces chants de deuil doux et mélancoliques d’ancienne tradition basilicaine. Cependant, il n’y avait rien de pichalny chez Sevet en ce moment ; elle était furieuse, tout autant que sa mère. Luet jugea préférable de quitter la pièce.
Mais tante Rasa ne l’entendait pas de cette oreille. « Reste, Luet. Je crois instructif que tu constates à quel point ma fille tient peu de sa mère, et pas davantage de sa tante Dhel. »
Sevet jeta un regard méprisant à Luet. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous vous occupez d’orphelines, maintenant ?
— Sa mère était une sainte femme, Sevya. Tu as déjà entendu prononcer le nom de Luet, j’imagine ? »
Sevet rougit brusquement. « Je vous demande pardon », souffla-t-elle.
Luet ne sut comment répondre : elle était effectivement orpheline et ne devait donc pas montrer que l’insulte de Sevet l’avait offensée.
Rasa lui évita de se creuser la tête. « Je vais considérer que l’une a demandé pardon et que l’autre l’a accordé ; maintenant, nous pouvons entamer notre conversation sur un ton plus civil.
— Bien sûr, dit Sevet. Mais comprenez que je viens directement de chez mon père.
— À en juger par la grossièreté de tes manières, j’imaginais bien que tu avais passé au moins une heure avec lui.
— Il enrage, le pauvre. Et comment en serait-il autrement, alors que sa propre compagne répand d’horribles mensonges sur lui ?
— Le pauvre, en effet, répondit tante Rasa. Je m’étonne néanmoins que la loque qui lui sert de compagne ait le courage de s’élever contre lui – ou assez d’esprit pour inventer un mensonge, d’ailleurs. Mais que dit-elle donc ?
— Mais non ! Je parlais de vous, évidemment, Mère, pas de sa compagne actuelle ! Personne n’y pense, à elle !
— Allons, étant donné que j’ai rompu il y a quinze ans le contrat de ce cher Gabya, il ne peut tout de même pas exiger que je m’abstienne de dire la vérité sur lui.
— Mère, vous êtes impossible !
— Je ne suis jamais impossible. Je m’autorise tout au plus à être parfois légèrement improbable.
— Vous êtes la mère des deux filles de Père, toutes deux plus qu’un peu célèbres ; ce sont les plus célèbres de tous vos enfants, et pour des motifs honorables, même si Korya n’en est qu’à ses débuts et qu’elle n’a pas encore sorti un seul myachik…
— Épargne-moi tes histoires de rivalité avec ta sœur, je te prie.
— Ce n’est que de son point de vue qu’il y a rivalité, Mère ; moi, la lenteur de ses débuts de chanteuse ne me préoccupe pas. Pour une soprano lyrique, c’est toujours plus difficile de se faire remarquer : il y en a tellement qu’il faut être une sœur bien loyale pour la distinguer des autres.
— Tu as raison, et je te donne toujours à mes nièces comme un exemple de loyauté. »
Un instant, Sevet rayonna ; puis elle s’aperçut que sa mère se moquait d’elle, et elle se rembrunit. « Vous êtes vraiment trop désagréable avec moi !
— Si ton père t’a envoyée pour me persuader de retirer mes remarques sur les événements de ce matin, tu peux lui dire que je sais de source indubitable ce qu’il projetait, et que s’il ne cesse pas de raconter partout que Wetchik méditait de l’assassiner, je présenterai mes preuves devant le conseil, moi, et le ferai bannir !
— Je ne peux… je ne peux pas dire ça à Père ! bredouilla Sevet.
— Alors, ne le lui dis pas, reprit tante Rasa. Il aura la surprise quand j’agirai.
— Vous voulez le faire bannir ? Exiler Père ?
— Si tu avais davantage étudié l’histoire – encore qu’en y réfléchissant, je doute que Dhelya t’en ait tant appris, de toute façon – tu saurais que plus un homme est puissant et connu, plus il a de chances de se faire exiler de Basilica. C’est déjà arrivé, et cela arrivera encore. Après tout, ce sont les soldats de Gabya, non ceux de Wetchik ou de Roptat, qui arpentent les rues sous prétexte de nous protéger de tueurs sans doute eux-mêmes à la solde de Gabya. Les gens n’ont qu’une envie : le voir partir, et ils accepteront donc de croire aux moindres preuves que j’apporterai. »
La mine de Sevet devint grave. « Père est peut-être un peu soupe au lait et légèrement sournois en affaires, Mère, mais ce n’est pas un assassin.
— Bien sûr que ce n’est pas un assassin ! Wetchik a quitté Basilica et Gabya n’aurait jamais osé tuer Roptat sans pouvoir faire porter le chapeau à Wetchik. Je pense pourtant que si Gabya avait su à ce moment-là que Wetchik s’était enfui, il aurait certainement tué Roptat sans perdre un instant, puis se serait servi du départ précipité de Wetchik pour démontrer que mon cher compagnon était son assassin.
— À vous entendre, Père est un monstre. Pourquoi l’avoir pris comme compagnon, alors ?
— Parce que je voulais absolument une fille qui ait une voix extraordinaire et pas le moindre sens moral. Cela a si bien marché que j’ai reconduit mon contrat avec lui pour une deuxième année et que j’ai eu une autre fille. Ensuite, j’en avais fini. »
Sevet éclata de rire. « Vous êtes vraiment une grosse bête, Mère ! J’ai le sens moral, croyez-moi, et tous les autres sens qu’il me faut. C’est Vasya que j’ai épousé, pas un acteur de seconde zone !
— Cesse de dire du mal du compagnon qu’a choisi ta sœur, dit tante Rasa. Son Obring est un amour, même s’il n’a absolument aucun talent et pas l’ombre d’une chance que Koya lui donne un enfant, sans même parler de lui renouveler son contrat.
— Un amour, dit Sevet en insistant sur le mot. Il faudra que je me rappelle ce que ce terme veut dire, maintenant que vous me l’avez enfin expliqué. »
Sevet se leva pour prendre congé et Luet lui ouvrit la porte. Mais tante Rasa arrêta sa fille avant qu’elle ne sorte.
« Sevya, ma chérie, dit-elle, un temps viendra peut-être où tu devras choisir entre ton père et moi.
— Vous m’avez tous les deux fait jouer à ça au moins une fois par mois depuis que je suis toute petite. Jusqu’ici, j’ai réussi à me défiler, et j’ai bien l’intention de continuer. »
Rasa claqua des mains, provoquant une détonation sèche, comme celle de deux pierres frappées l’une contre l’autre. « Écoute-moi, enfant. Je sais quelle danse tu as dû pratiquer, je t’ai admirée pour ta façon de l’exécuter, et en même temps je t’ai plainte de ce qu’elle fût nécessaire. Mais je dis que bientôt, très bientôt, il ne te sera peut-être plus possible de danser ainsi. Aussi est-il temps pour toi de regarder tes deux parents et de décider lequel mérite ta loyauté. Je ne parle pas d’amour, parce que je sais que tu nous aimes tous les deux. Je parle de loyauté.
— J’aimerais bien que vous ne me parliez pas ainsi, Mère, dit Sevet. Je ne suis pas votre élève. Et même si vous réussissiez à faire exiler Père, ce ne serait pas une raison pour que je choisisse entre vous deux.
— Et si ton père envoyait des soldats pour me faire taire, dis-moi ? Ou bien des tolchocks, ce qui est plus probable ? Si c’était un couteau à sa solde qui tranchait la gorge de ta mère ? »
Sevet contempla Rasa en silence. « Alors, j’aurais un pichalny à chanter pour de bon, dit-elle.
— Je crois que ton père est l’ennemi de Surâme et celui de Basilica. Penses-y sérieusement, ma Sevet à la voix triste, penses-y bien et longuement, parce que quand l’heure du choix viendra, il ne sera plus temps de réfléchir.
— Je vous ai toujours honorée, Mère, parce que vous n’avez jamais essayé de me dresser contre mon père, en dépit des ignominies qu’il disait sur vous. Je regrette que vous ayez changé. » Et avec une grande dignité, Sevet quitta la pièce. Luet, encore étourdie de la brutalité dissimulée sous le vernis d’une conversation élégante, la suivit lentement.
« Luet », murmura tante Rasa.
La fillette se retourna vers la noble femme et son cœur trembla en voyant des larmes sur ses joues.
« Luet, il faut que tu me dises : qu’est-ce que Surâme nous fait ? Que prépare-t-elle ?
— Je n’en sais rien, répondit Luet. Et j’aimerais bien le savoir.
— Mais si tu le savais, me le dirais-tu ?
— Bien sûr !
— Même si Surâme t’ordonnait le contraire ? »
Luet n’avait pas songé à cette éventualité.
Tante Rasa prit son hésitation pour une réponse. « C’est donc cela, dit-elle. Je ne m’attendais pas à autre chose ; Surâme ne choisit pas des serviteurs pusillanimes ni déloyaux. Mais dis-moi ceci, si tu le peux : est-il possible, je dis bien possible, qu’il n’ait jamais existé de complot visant à tuer Wetchik ? Que Surâme ait envoyé son avertissement simplement pour l’obliger à quitter Basilica ? Il faut que tu comprennes que… enfin, j’étais en train de penser… Écoute, Lutya, et si tout ce que cherchait Surâme, c’était à se débarrasser d’Issib et de Nafai ? Ce serait logique, n’est-ce pas ? Ils la gênaient, ils l’occupaient au point qu’elle ne pouvait plus communiquer qu’avec eux. Ne t’aurait-elle pas envoyé cette vision pour leur faire quitter la cité, parce que c’étaient eux, et personne d’autre, qui la mettaient en danger ? »
La première réaction de Luet fut de crier son refus, de faire honte à tante Rasa pour oser parler de façon aussi sacrilège de Surâme, comme si Surâme pouvait agir pour son propre bénéfice !
Mais après réflexion, elle se rappela avec quelle stupéfaction Hushidh avait compris qu’Issib et Nafai étaient peut-être la cause du silence de Surâme. Et si Surâme jugeait que ces deux garçons entravaient sa capacité à guider et protéger ses filles, était-il impossible qu’elle agisse pour s’en débarrasser ?
« Non, dit enfin Luet. Non, je ne le pense pas.
— En es-tu sûre ?
— Je ne suis jamais sûre de rien, sauf de la vision elle-même, répondit Luet. Mais à ma connaissance. Surâme ne m’a jamais trompée. Toutes mes visions se sont vérifiées.
— Cependant, celle-ci, même trompeuse, resterait un instrument de la volonté de Surâme.
— Non, répéta Luet. Non, ce n’est pas possible, parce que Nafai et Issib avaient déjà cessé leurs interférences. Nafai est même allé prier…
— J’en ai entendu parler ; mais quelqu’un d’autre en a fait autant : Mebbekew, le fils que Wetchik a eu de cette lamentable petite putain de Kilvishevex…
— Et puis, Surâme a réveillé Nafai et l’a conduit à ma rencontre dans la chambre des voyageurs. Si elle avait voulu qu’il se tienne tranquille, elle le lui aurait dit et il aurait obéi. Non, tante Rasa, je suis sûre que ce message n’avait qu’un seul sens. »
Tante Rasa acquiesça. « Je sais. J’en étais persuadée. Mais ç’aurait été…
— Plus simple.
— C’est ça. » Elle sourit d’un air lugubre. « Ç’aurait été plus simple si Gaballufix avait été innocent, comme il le prétend. Mais ça ne va pas avec le personnage. Tu sais pourquoi je n’ai pas reconduit son contrat ?
— Non », répondit Luet. Et elle n’avait pas envie de le savoir ; une longue coutume voulait qu’une femme ne dévoile jamais pourquoi elle éconduisait un homme, et poser des questions ou même spéculer sur le sujet constituait un affreux manquement à l’étiquette.
« Je ne devrais pas le faire, mais je vais te le dire quand même, parce que tu es de celles qui doivent connaître la vérité afin de tout comprendre. »
Je suis une enfant, aussi, pensa Luet. Vous ne parleriez jamais de ces choses aux autres élèves de mon âge. Vous n’en parleriez même pas à votre fille. Mais moi, je suis une prophétesse, tout est ouvert devant moi et rien ne doit me rester inconnu, sauf le bonheur…
« Je l’ai évincé parce que j’avais appris qu’il… »
Luet s’était raidie, dans l’attente d’une révélation sordide, mais rien ne vint.
« Non, mon enfant, non. Ce n’est pas parce que Surâme te parle que je dois t’accabler de mes secrets. Va, va dormir. Oublie mes questions, si tu peux. Je connais mon Wetchik. Et je connais aussi Gaballufix ; je les connais tous les deux, jusqu’aux ombres les plus profondes de leurs âmes. C’est pour l’amour de mes filles que je voulais découvrir une chose impossible, comme l’innocence de Gabya. » Elle eut un petit rire. « Je suis telle une enfant qui désire toujours l’impossible. C’est comme ta vision dans les bois, avant que je ne t’aide à monter sous le portique : tu as vu toutes mes nièces les plus brillantes, comme à l’appel d’une liste. » Les plus brillantes ? Shedemei et Hushidh, d’accord, mais Dol et Eiadh, ces femmes peinturlurées et clinquantes ?
« Tu ne sais pas mon bonheur d’apprendre que Surâme les connaissait et les liait à toi comme à moi dans ta vision ! Mais où étaient mes filles, Lutya ? Je regrette que tu n’aies pas vu ma Sevya ni ma Koya. Je le regrette profondément… est-ce stupide de ma part ? »
Oui, pensa Luet. « Non, dit-elle.
— Tu devrais t’exercer à mentir, tu serais plus crédible. Va te coucher, ma gentille prophétesse. »
Luet obéit, mais elle dormit très peu.
Les jours suivants, l’agitation s’accrut dans la cité, au point qu’il devint presque impossible de continuer les cours chez tante Rasa, à cause de l’inquiétude générale, certes, mais surtout de la disparition d’un grand nombre d’élèves, en particulier dans les petites classes ; pourtant, seuls quelques parents retirèrent leurs enfants parce qu’ils désapprouvaient la position politique de Rasa. La plupart furent enlevés des maisons d’enseignement, grandes ou modestes, et renvoyés à leur famille, dont bon nombre partirent pour des vacances anonymes dans des endroits inconnus, sans doute en attendant la fin des heures terribles à venir.
Luet enviait, ô combien, Nafai et Issib, en sécurité au loin, affranchis de la peur constante qui régnait dans cette cité que les poètes avaient si longtemps baptisée « la Montagne de Paix ».
Tandis que la pétition pour son bannissement gagnait des voix au conseil, Gaballufix utilisait ses soldats avec une audace croissante. D’abord, ils étaient plus nombreux, et ils ne feignaient même plus de protéger les citoyennes contre les tolchocks. Ils interpellaient les gens dans la rue, renvoyaient chez eux femmes et enfants en pleurs et frappaient les hommes qui leur répondaient.
« Il est idiot ou quoi ? demanda un jour Hushidh à Luet. Il ne sait donc pas que chaque fois que ses soldats se font remarquer, ça donne une raison de plus à ses ennemis de l’exiler ?
— Il doit bien le savoir, répondit Luet ; c’est donc qu’il veut être exilé.
— Alors, que ce soit le plus tôt possible, et bon débarras ! »
Luet attendait une vision de Surâme, un message d’avertissement à présenter au conseil, mais la seule vision fut celle que reçut une vieille femme du quartier de l’Oliveraie : on l’assurait que son fils disparu était toujours vivant et revenait sur un navire attendu bientôt au port. Luet ne sut si elle devait se réjouir que Surâme prit encore le temps de répondre aux prières douloureuses de femmes brisées de chagrin, ou enrager qu’elle perdit ainsi son temps au lieu de sauver la cité avant qu’elle ne se déchire toute seule.
Enfin, le moment tant redouté arriva. La cloche de l’entrée retentit, des poings martelèrent la porte, et quand elle s’ouvrit brutalement, une dizaine de soldats apparurent. La domestique venue à la porte se mit à hurler, et ce n’était pas seulement parce qu’il s’agissait d’hommes armés en période de crise. Luet fut parmi les premières à se précipiter à l’aide de la servante, et elle vit ce qui l’avait terrorisée : tous les soldats portaient des uniformes identiques, avec des armures, des casques et des épées électriques semblables, comme on pouvait s’y attendre ; mais sous les casques, tous les visages aussi étaient identiques.
Ce fut la nièce la plus âgée de Rasa, Shedemei, qui s’adressa aux soldats : « Vous n’avez rien à faire ici. On n’a pas besoin de vous. Allez-vous-en.
— Je ne m’en irai pas sans avoir vu la maîtresse de cette maison ! répondit le soldat qui se tenait devant les autres.
— Elle n’a rien à faire avec vous, j’ai dit ! »
Mais tante Rasa apparut à cet instant, et c’est d’une voix nette qu’elle déclara : « Ne laissez pas entrer ces mercenaires criminels ! »
Le chef des soldats éclata de rire, porta la main à sa ceinture, et en un clin d’œil il se transforma : le jeune soldat au visage inexpressif devint un homme entre deux âges avec la barbe grisonnante et des yeux à l’éclat féroce, corpulent mais sans mollesse, et vêtu non d’une armure mais d’un costume d’une élégance discrète. Un homme de goût et puissant, qui trouvait manifestement la situation d’un comique irrésistible.
« Gabya ! s’exclama tante Rasa.
— Comment trouves-tu mes nouveaux jouets ? » demanda Gaballufix en entrant à grands pas dans la maison. Femmes, fillettes et garçons s’écartèrent devant lui. « C’est un vieil instrument de théâtre qu’on n’utilise plus depuis des siècles, mais il dormait dans une bulle de stase au musée, et les machines de fabrication n’avaient pas oublié comment le dupliquer. On appelle ça des holocostumes. Tous mes soldats en ont, maintenant. Ça les rend un peu difficiles à reconnaître, c’est vrai, mais c’est moi qui détiens l’interrupteur général qui peut couper les appareils quand je le désire.
— Sors de chez moi ! dit Rasa.
— Mais je n’en ai pas envie ! répondit Gaballufix. Je veux te parler.
— Tu peux me parler quand tu veux, mais sans tes soldats. Tu le sais, Gabya.
— Je le savais, oui, autrefois, dit Gaballufix. À vrai dire, ô toi, la plus noble de mes compagnes, inoubliable occupante de mon lit, je savais que mes soldats ne t’impressionneraient pas ; je voulais simplement te montrer la dernière mode. Bientôt, les plus élégants porteront ces costumes.
— Seulement dans leur cercueil ! répliqua tante Rasa.
— Veux-tu tenir cette conversation devant les enfants, ou nous retirerons-nous sous ton portique sacré ?
— Alors, que tes soldats attendent derrière la porte, la porte fermée et barrée.
— Comme tu voudras, ô mère de mon duo de doux oiseaux chanteurs ! Mais ta porte avec toutes ses serrures ne serait pas un obstacle si je voulais qu’ils entrent.
— Les gens certains de leur force n’ont pas besoin de se vanter », répliqua tante Rasa. Elle s’engagea dans le couloir tandis que Shedemei barrait la porte au nez des soldats.
Luet put entendre la conversation qui se poursuivait, alors que Gaballufix et tante Rasa avaient disparu derrière un angle du couloir. « Je ne suis pas obligé de me vanter, disait Gaballufix. Mais ça m’amuse beaucoup. »
Au lieu de répondre, tante Rasa appela : « Luet ! Hushidh ! Venez avec moi ! J’ai besoin de témoins ! »
Sans hésiter, Luet s’élança à grands pas, et Hushidh l’imita. Tante Rasa les avait éduquées, aussi évitèrent-elles de courir ; mais leur vive allure leur permit de surprendre les derniers mots que souffla Gaballufix : « … pas peur de tes sorcerettes ! » disait-il.
Naturellement, Luet ne manifesta pas qu’elle avait entendu. Hushidh devait avoir gardé un visage encore plus impassible.
Sous le portique, Gaballufix ne feignit même pas de respecter la barrière des écrans de tante Rasa. Il gagna directement la balustrade et contempla le domaine interdit aux hommes. Tante Rasa ne le suivit pas, et Luet et Hushidh demeurèrent derrière les écrans. Enfin, Gaballufix revint vers elles.
« C’est un spectacle magnifique, comme toujours, dit-il.
— Pour cet acte seul, tu mériterais d’être exilé », répliqua tante Rasa.
Gaballufix s’esclaffa. « Ah ! ton lac sacré ! Combien de temps crois-tu qu’il se passera avant que les bottes des hommes ne soulèvent sa vase, si les Têtes Mouillées arrivent ? Y as-tu pensé ? Et Roptat et ton Volemak bien-aimé, y ont-ils pensé ? Les Têtes Mouillées n’ont aucune révérence pour la religion des femmes !
— Encore moins que toi ? »
Gaballufix leva les yeux au ciel pour marquer le mépris que lui inspirait cette accusation. « Si on laisse faire Roptat et Volemak, les Têtes Mouillées s’empareront de cette cité, et à leurs yeux, ce qu’on voit depuis ce portique ne sera pas une terre sacrée, mais des terrains municipaux, des sites potentiels de construction, des parcs de chasse, bref un domaine inexploité, avec un lac extraordinaire, à la fois chaud et froid, pour s’y baigner par tous les temps. »
Luet était ébahie : Gaballufix en savait énormément sur le lac ! Quelle femme avait bien pu se laisser aller au point de lui parler de ce lieu sacré ?
Cependant, tante Rasa ne releva pas ces paroles indécentes. « C’est Roptat qui a eu l’idée de faire venir les Têtes Mouillées. Wetchik et moi n’avons jamais réclamé que la traditionnelle neutralité de Basilica.
— La neutralité ! Il n’y a que les imbéciles et les enfants pour y croire ! Il n’existe plus de neutralité quand les grandes puissances s’affrontent !
— Dans la puissance de Surâme, on trouve la neutralité et la paix, répondit tante Rasa, calme devant la tempête. Elle a le pouvoir de détourner les ennemis, de nous rendre invisibles à leurs regards.
— Du pouvoir ? D’accord, peut-être que ton Surâme en a ; mais je n’ai vu nulle part la preuve qu’il ait sauvé de malheureuses cités de la destruction. Comment se fait-il que je sois le seul champion de Basilica, le seul pour comprendre que la sécurité ne peut résider que dans une alliance avec Potokgavan ?
— Garde tes discours patriotiques pour le conseil, Gabya. Devant moi, inutile de te cacher derrière eux. Les chariots étaient l’occasion de profits faciles. Et quant à la guerre, tu sais si peu ce que c’est que tu t’imagines la désirer. Tu te vois aux côtés des redoutables soldats de Potokgavan, repoussant les assauts des Têtes Mouillées, et tu crois qu’on n’oubliera jamais ton nom. Mais moi, je dis que quand tu affronteras ton ennemi, tu l’affronteras seul. Et quand tu tomberas, ton nom disparaîtra des mémoires, aussi vite que la pluie de la semaine dernière.
— Mais la présente tempête, chère compagne non-reconductrice, elle porte un nom et ne sera pas oubliée de sitôt.
— Uniquement à cause des dégâts que tu auras provoqués, Gabya. Quand Basilica brûlera, chaque langue de feu sera estampillée Gaballufix, et l’ultime malédiction de chaque citoyen qui tombera reprendra ton nom.
— Eh bien ! qui se prend pour une prophétesse, maintenant ? Garde tes envolées poétiques pour ceux que la pensée de Surâme fait trembler. Et quant à vouloir m’exiler, que tu réussisses ou que tu échoues, cela n’a aucune importance.
— Tu n’as donc pas l’intention de te plier à la décision du conseil ?
— Moi ? désobéir au conseil lui-même ? Ce serait inconcevable ! Non, on ne me verra nulle part dans la cité une fois que j’aurai été banni, sois-en sûre. »
Mais en même temps qu’il disait ces mots, il activa son holocostume. Il se transforma instantanément en une illusion en armure, et son visage ne fut plus que le masque méconnaissable et vaguement menaçant d’un soldat, un parmi les centaines d’autres pareillement équipés. Luet comprit alors qu’il n’avait nulle intention d’obéir à une sentence d’exil. Il n’avait qu’à porter ce déguisement parfait et personne ne pourrait l’identifier ; il resterait donc dans la cité, y agirait à sa guise et bafouerait les édits du conseil en toute impunité. Alors, les instances politiques seraient impuissantes à libérer Basilica de sa mainmise. Ce serait la guerre civile, et les rues ruisselleraient de sang.
Luet vit aux yeux de tante Rasa que celle-ci l’avait compris également. Son regard était planté dans les yeux vides de l’holocostume de Gaballufix, et elle ne dit rien quand il se détourna et sortit. Elle garda aussi le silence lorsque Luet prit finalement Hushidh par la main et l’emmena au bord du portique pour contempler la vallée des Femmes.
« Il n’y a plus rien entre eux, dit Hushidh. J’ai vu tomber le dernier lien d’amour, ou même seulement d’intérêt. Si Gaballufix mourait cette nuit, elle s’en moquerait. »
Aux yeux de Luet, c’était la plus affreuse des tragédies. Voilà deux personnes que l’amour avait unies, ou quelque chose de proche de l’amour ; elles avaient fait deux enfants, et malgré tout, quinze petites années plus tard, le dernier lien entre elles se rompait. Tout était perdu, tout avait disparu. Rien ne durait, rien. Même ce monde vieux de quarante millions d’années que Surâme avait préservé comme dans la glace, même ce monde fondrait devant le feu. La permanence était toujours une illusion, et l’amour n’était que le masque porté par les amants pour se dissimuler quelque temps la mort de leur union.