Jamais Issya n’avait tenté de monter si haut avec ses flotteurs. Il savait qu’ils réagissaient à la tension de ses muscles et qu’un flotteur sur lequel il appuyait au maximum gardait ensuite sa position dans l’espace. Mais il avait toujours cru que cette position était relative au sol en dessous du flotteur. Ce n’était d’ailleurs pas complètement faux : plus il montait, plus les flotteurs avaient tendance à « glisser » vers le bas. Or il s’aperçut tout à coup qu’il pouvait grimper en l’air comme sur une échelle, si bien qu’il finit par atteindre le niveau des toits.
Naturellement, tout le monde le regardait, et c’était bien ce qu’il voulait. Qu’ils me voient tous, et qu’ils parlent du jeune infirme qui s’est envolé jusqu’aux toits ! Les gorilles de Gaballufix n’oseraient pas lui tirer dessus en présence d’autant de témoins, en tout cas pas devant le domicile de leur chef.
Les toits étaient déserts ; les prenant en enfilade, il passa en flottant entre les bouches d’aération et les cheminées, les coupoles et les cages extérieures d’ascenseur, les chéneaux et les arbres des terrasses. À un moment, il surprit un vieil homme qui réparait un mur bas le long d’un belvédère ; le bruit d’une tuile qui se cassait inquiéta Issib, mais en se retournant, il vit que l’homme, loin d’être tombé, le regardait bouche bée. Peut-être racontera-t-on une histoire ce soir, se dit Issib, à propos d’un jeune demi-dieu qu’on aurait vu voler au-dessus de la cité, en mission amoureuse auprès d’une jeune mortelle à l’insurpassable beauté ; qui sait ?
Le pâté de maisons qu’il suivait était exceptionnellement long, car plusieurs rues avaient été recouvertes de bâtiments dans ce quartier. Sans redescendre au sol, il put ainsi parcourir plus de la moitié du chemin jusqu’à la porte Arrière, et sûrement plus vite qu’aucun de ses poursuivants. Restait le risque, évidemment, que Gaballufix eût posté des assassins à toutes les portes de la cité ; et s’il n’en avait choisi qu’une, ce devait justement être la porte Arrière, la plus proche de chez lui. Donc, pas d’imprudence une fois qu’il se trouverait au niveau de la rue.
Mais avant de quitter les toits, il jeta un long regard de regret sur l’enceinte rouge de la cité. De cette hauteur, le soleil était encore visible, coupé en deux par la muraille. Si seulement il pouvait passer par-dessus ! Mais l’enceinte était bourrée d’une électronique compliquée, il le savait bien, et elle contenait notamment les nœuds qui créaient le champ magnétique où ses flotteurs puisaient leur énergie. Impossible donc de traverser par là : le petit ordinateur accroché à sa ceinture serait incapable d’équilibrer les forces conflictuelles au sommet du mur.
Il atteignit le bord du toit et descendit lentement vers la chaussée. Il était tout en haut de la route Sainte ; à ce niveau, les hommes avaient encore le droit de la traverser. Beaucoup de gens remarquèrent son atterrissage, bien entendu, mais à peine arrivé, il se mit en position assise et fila dans la foule à hauteur d’enfant. Allez, les assassins, essayez de me tirer dessus, maintenant ! Quelques minutes plus tard, il arrivait à la porte. Les gardes reconnurent son nom à l’examen de son pouce, et ils lui souhaitèrent bonne chance avec force claques dans le dos.
Au sortir de la porte Arrière, ce n’était pas encore le désert, mais les limites du bois Impénétrable. À droite s’étendait la dense forêt qui rendait impraticable la région septentrionale de la cité ; à gauche, un réseau complexe de ravines encombrées d’arbres et de lianes courait depuis les verdoyantes collines de Basilica jusqu’aux premiers rochers nus du désert. Pour un homme normal, c’eût été un cauchemar à traverser, à moins qu’il ne connût le chemin – comme Elemak le connaissait sans doute. Issib, lui, n’eut qu’à éviter les obstacles les plus élevés et à se laisser flotter loin de la cité. Il se repéra au soleil pour parvenir jusqu’au plateau du désert ; là, il prit au sud, traversa la route Sèche, puis la route du Désert, et au coucher du soleil arriva enfin à l’endroit où l’attendait son fauteuil.
Ses flotteurs fonctionnaient à présent aux limites du champ magnétique de la cité, et il eut du mal à s’installer. Mais de toute manière, ce fauteuil était une source d’ennuis. Il avait cependant quelques avantages : polyvalent, il possédait un terminal relié à la bibliothèque de la cité quand il était à portée d’émetteur, avec plusieurs interfaces différentes pour s’adapter à tous les handicaps possibles. Il répondait même à certains codes vocaux et pouvait prononcer de façon compréhensible les mots les plus courants de plusieurs dizaines de langues. Sans les flotteurs, ce fauteuil aurait sans doute été l’élément le plus important de la vie d’Issib. Mais il y avait les flotteurs, grâce auxquels il devenait un homme quasi normal, avec quelques avantages en plus. Sans eux, il n’était plus qu’un misérable infirme.
Cependant, les chameaux se trouvaient hors de l’influence des magnétiques de la cité, et il devait donc utiliser son fauteuil. Une fois installé, il coupa les flotteurs, puis guida le fauteuil dans son lent vol plané au milieu des ravines jusqu’à ce qu’il sente puis entende les chameaux.
Il n’y avait personne ; il était le premier. Il posa le fauteuil sur ses pieds, rétablit l’horizontale, puis resta là à tendre l’oreille tout en cherchant, parmi les nouvelles émises par la bibliothèque, celle d’un ou de plusieurs meurtres inexpliqués, ou d’autres violences. Rien encore. Mais il fallait peut-être du temps pour que la nouvelle arrive jusqu’aux journalistes et aux cancaniers. Ses frères étaient peut-être mourants ou morts déjà, ou bien prisonniers dans l’attente d’une rançon. Que ferait-il alors ? Comment reviendrait-il à la maison ? Le fauteuil l’y ramènerait peut-être, mais c’était bien peu probable ; il n’était pas conçu pour faire de longs trajets. Par expérience, Issib savait que l’appareil ne pouvait se déplacer que pendant une heure environ, alors qu’il en fallait plusieurs pour recharger ses batteries solaires.
Mère m’aidera, se dit-il. S’ils ne sont pas revenus cette nuit, Mère m’aidera. Enfin, si j’arrive jusque chez elle.
Mebbekew courait en zigzag au milieu des promeneurs. Il avait repéré plusieurs hommes qui cherchaient à l’atteindre, mais son expérience de comédien – surtout quand il devait passer dans le public faire la quête – lui avait donné le sens de la foule, et il utilisait efficacement cette masse contre les hommes qui le suivaient : il choisissait toujours les groupes les plus denses, il plongeait dans les trous qui allaient se refermer. Bientôt les assassins – si c’en étaient – furent loin derrière lui. Alors Mebbekew adopta un pas de course à la fois nonchalant et bondissant qui, sans donner une impression de précipitation, dévorait rapidement les distances. On eût dit qu’il courait pour le plaisir, et c’était le cas, en effet, mais il ne cessait de surveiller les alentours. Chaque fois qu’il apercevait des soldats, il fonçait droit vers eux, en partant du principe que Gaballufix n’oserait pas se servir d’hommes manifestement à sa solde pour exécuter un meurtre en public et en plein après-midi.
En moins d’une heure, il eut gagné le quartier de Dollville, celui qu’il connaissait le mieux. Les soldats se firent plus rares, et si les criminels à louer ne manquaient pas par ici, ils ne restaient jamais longtemps au service d’une seule personne. Et puis Mebbekew connaissait des gens pour qui ce secteur de la ville avait moins de secrets que pour l’ordinateur municipal lui-même.
« Ne vous fiez à aucun homme », avait dit Elemak. Voilà qui ne serait pas trop difficile à observer. Meb connaissait beaucoup d’hommes, mais ses vraies amies, c’étaient les femmes. Il avait fait son choix dès qu’il avait eu l’âge de comprendre les applications pratiques de la différence entre les sexes. À seize ans, il avait failli éclater de rire quand son père lui avait trouvé une cousinette, et en s’approchant d’elle, il s’était amusé à feindre de ne rien connaître à l’amour physique ; mais au bout de quelques jours, elle l’avait renvoyé en disant plaisamment que si jamais il revenait, ce serait pour lui enseigner des choses qu’elle n’avait pas spécialement envie d’apprendre. Meb se débrouillait très bien avec les femmes. Elles l’adoraient, hier comme aujourd’hui, non parce qu’il s’y entendait pour leur procurer du plaisir, bien qu’il fût doué, mais parce qu’il savait leur donner l’impression qu’il les écoutait et qu’avec lui elles étaient à la fois utiles et en sécurité. Toutes ne l’aimaient pas, naturellement, mais elles étaient nombreuses à éprouver pour lui un sentiment profond et durable.
Aussi ne lui fallut-il, une fois arrivé, que quelques minutes pour se retrouver, rue de la Musique, dans la chambre d’une joueuse de zithère, puis dans ses bras, en elle enfin ; ensuite ils bavardèrent pendant une heure, puis elle sortit et requit l’aide de quelques comédiennes qu’ils connaissaient tous deux et qui n’étaient elles-mêmes pas insensibles au charme de Mebbekew. Peu après la tombée de la nuit, vêtu d’une robe, perruqué et maquillé, la voix et la démarche soudain féminisées, il franchit la porte de la Musique au milieu d’un groupe de femmes qui riaient et chantaient gaiement. Ce n’est qu’en appliquant son pouce sur l’écran qu’il révéla son identité ; mais le garde se contenta de lui faire un clin d’œil avant de lui souhaiter une bonne nuit.
Mebbekew conserva son déguisement jusqu’au lieu de rendez-vous, et son seul regret fut que ce soit Issib et non Elemak qui le regarde d’un air égaré avant de le reconnaître à sa voix. C’aurait été marrant de faire profiter son frère aîné de sa bonne farce ! Mais de toute façon, étant donné qu’ils venaient d’être dépossédés de toute leur fortune et du titre de leur père, Elemak n’aurait sans doute pas goûté la plaisanterie.
Quant à Elemak, sa sortie de la cité fut moins mouvementée. Il ne vit pas un seul assassin et n’eut aucun problème à gagner la maison d’Hosni, près de la porte Arrière. Craignant que des tueurs ne l’attendent à la porte elle-même, il jugea préférable de faire une visite à sa mère. Elle le régala d’un repas somptueux – elle louait toujours les services des meilleurs cuisiniers de Basilica –, prêta une oreille compatissante à son histoire, convint avec lui qu’une fausse couche pendant qu’elle portait Gaballufix aurait bien amélioré le monde, et finit par le laisser partir plusieurs heures après la tombée de la nuit avec un peu d’or au fond de sa poche, un solide couteau à la ceinture et un baiser sur la joue. Il savait pourtant que si Gaballufix venait ensuite chez elle se vanter d’avoir extorqué une fortune aux fils de Volemak, elle l’applaudirait en riant. Elle adorait tout ce qui était amusant, et presque tout l’amusait. Pleine d’entrain mais complètement superficielle, c’était d’elle que Gabya tenait sa morale, mais sûrement pas son intelligence. Pourtant, un jour, Rasa, alors professeur d’Elemak, avait dit à ce dernier que sa mère était très intelligente, en réalité, beaucoup trop pour le laisser deviner. « Imagine que tu sois entouré d’étrangers dangereux, lui avait-elle expliqué. Mieux vaut leur laisser croire que tu ne comprends pas leur langue, afin qu’ils parlent librement devant toi. C’est ce que fait cette chère Hosni au milieu des gens qui se croient très brillants et très instruits. Une fois qu’ils sont partis, elle se moque impitoyablement d’eux. »
Elemak songea : Va-t-elle se moquer de moi devant Gaballufix comme elle s’est moquée de lui devant moi ? Ou bien va-t-elle nous ridiculiser tous les deux devant ses amies dès que nous aurons tourné le dos ?
À la porte, les gardes le reconnurent sans hésiter, le saluèrent à nouveau et lui offrirent leur aide. Il les remercia et s’enfonça dans la nuit. Malgré la pauvre lumière des étoiles, il trouva son chemin dans les sentiers encombrés de végétation qui menaient du bois Impénétrable au désert. Durant le trajet, il ne fit que ressasser sa fureur contre Gaballufix, la façon dont il avait manœuvré Rash pour les piéger. Il entendait même le rire de leur mère résonner à ses oreilles, comme si elle se moquait de lui. Il se sentait impuissant et profondément humilié.
Puis il se rappela le moment le plus terrible de tous, celui où Nafai, avec une stupidité sans nom, était intervenu dans le marchandage et avait fait cadeau à Gabya de la fortune entière de Père. Sans cela, Rashgallivak ne les aurait peut-être pas estimés indignes du trésor de Wetchik ; alors il ne se serait pas dressé contre eux et ils auraient pu s’en tirer avec la fortune et le titre intacts. En dernière analyse, c’était Nafai qui leur avait fait perdre l’affaire ; seul, Elemak aurait pu l’emporter. Gaballufix aurait peut-être accepté de céder l’Index contre le quart du trésor de Père ; c’était déjà énorme. Nafai ! ce jeune crétin incapable de tenir sa langue, qui prétendait avoir des visions pour gagner les faveurs de Père, Nafai qui, par sa simple existence, avait fait de Gaballufix l’ennemi mortel de Père !
Si je le tenais, je le tuerais sur place ! se disait Elemak. Il m’a coûté ma fortune, mon honneur et mon avenir ! Ah, ce n’était pas difficile pour lui de renoncer à la fortune du Wetchik : elle ne lui aurait jamais appartenu, de toute façon ! C’est à moi qu’elle devait revenir. Je suis né pour ça ; je l’aurais doublée, triplée, décuplée, parce que je suis bien meilleur commerçant que Père ne le sera jamais ! Mais aujourd’hui, me voilà exilé, rejeté, accusé de vol et dépouillé de ma fortune, sans même le respect de Rashgallivak, l’homme qui aurait dû devenir mon bras droit !
Et tout ça à cause de Nafai ! Tout est de sa faute !
Aveuglé par la terreur, Nafai courait sans but. Ce n’est qu’au sortir de la foule, une fois parvenu dans un espace libre, qu’il recouvra assez de sang-froid pour se demander où il était et ce qu’il allait faire. Il se trouvait à l’Ancienne Place-de-Bal, un lieu de fêtes populaires autrefois aussi vaste que l’Orchestre de Dollville, qui l’avait remplacé plusieurs siècles auparavant. Mais aujourd’hui les bâtiments empiétaient de tous côtés sur la piste. Elle avait perdu sa forme ronde, et même le cratère de l’amphithéâtre se perdait parmi les maisons et les boutiques. Mais il restait tout de même un espace dégagé, et c’était là que se tenait Nafai, les yeux fixés sur le ciel teinté de rose à l’ouest et d’un gris virant au noir à l’est. La nuit était presque tombée, et il ignorait si des assassins le poursuivaient encore ou non. Une chose était certaine : à la nuit, dans cette partie de la ville, la foule allait se disperser et un meurtre passerait aisément inaperçu. Sa course l’avait emporté plus loin que jamais de la sécurité, et il ne savait pas du tout quoi faire.
« Nafai ! » dit une voix de fillette.
Il se retourna. C’était Luet.
« Salut ! » lui répondit-il. Mais ce n’était pas le moment de bavarder. Il fallait réfléchir.
« Vite ! dit-elle.
— Quoi, vite ?
— Viens avec moi !
— Je ne peux pas, répliqua-t-il. Je dois faire quelque chose.
— Oui : venir avec moi !
— Non, il faut que je sorte de la cité ! »
Elle le saisit par le devant de la chemise et se dressa sur la pointe des pieds ; sans doute voulait-elle planter ses yeux dans ceux de Nafai, mais elle ne réussit qu’à rester pendue à sa chemise comme une marionnette. Nafai éclata de rire, mais elle ne l’imita pas. « Écoute-moi, ô toi, l’homme le plus occupé du monde ! dit-elle. Aurais-tu oublié que je suis une prophétesse de Surâme ? »
En effet, il l’avait oublié. Il avait même oublié que c’était la venue de Luet au milieu de la nuit qui avait sauvé son père du complot de Gaballufix. Il devait y avoir des choses qu’elle ignorait encore sur cette affaire, se dit-il, et il décida de les lui expliquer, sans bien savoir pourquoi.
« Elemak et Mebbekew étaient bien mouillés dans le complot, commença-t-il. Mais je crois que Gaballufix leur avait menti sur ses intentions. »
Luet n’attendit pas la fin de ses explications confuses. « Tu crois que ça m’intéresse en ce moment ? On te cherche, Nafai ! Je l’ai vu en rêve : il y avait un soldat aux mains couvertes de sang qui rôdait dans les rues. J’ai senti qu’il fallait que je te retrouve, pour te sauver.
— Toi, me sauver ? Et comment ?
— Viens avec moi, dit-elle. Je connais le chemin. »
Nafai ne vit rien de mieux à faire. En vérité, quand il essayait de trouver autre chose, son esprit se vidait, il n’arrivait pas à se concentrer. Il finit pas comprendre qu’il s’agissait d’un message de Surâme : il devait suivre Luet. Surâme l’avait conduite jusqu’à Nafai, qui n’avait plus qu’à la suivre aveuglément.
Alors, Luet lui prit la main et l’entraîna hors de l’Ancienne Place-de-Bal par la rue du même nom ; quand la me se rétrécit, ils prirent à gauche. « Notre fortune a disparu, dit Nafai. Et c’est de ma faute. Sauf que Rashgallivak nous a trahis.
— Boucle-la ! souffla-t-elle. Le quartier n’est pas sûr ! »
Elle avait raison. La rue était sombre et courait entre de vieilles bâtisses délabrées et crasseuses. Peu de gens y passaient, et leurs yeux évitaient ceux des adolescents.
Au bout de quelques virages aigus, ils se retrouvèrent soudain sur l’avenue de la Source, non loin de l’endroit où elle s’enfonçait dans le bois sacré. Au même instant, Nafai aperçut devant lui un groupe de soldats qui montaient la garde comme s’ils l’attendaient. Il se retourna brusquement pour s’enfuir et vit alors, remontant la rue qu’ils venaient de quitter, quelques hommes dont les épées électriques luisaient faiblement dans le noir.
« Bravo, Nyef, dit Luet d’un ton méprisant. Ils ne nous auraient sans doute même pas remarqués si tu n’avais pas bougé. Mais maintenant, on a vraiment l’air suspects !
— Ceux-là savaient déjà qui nous étions, répondit-il en indiquant les hommes qui s’approchaient dans la ruelle sombre.
— Bon, eh bien tant pis, soupira-t-elle. J’avais espéré prendre un chemin facile, mais on en trouvera un autre. »
Elle saisit Nafai par la main et l’entraîna, mais dans le mauvais sens, vers le bois sacré. C’était la dernière des choses à faire et il le savait bien : à la lisière de la forêt, il n’y aurait aucun témoin et les assassins seraient à leur affaire. Si Luet croyait Nafai particulièrement doué pour le combat et capable de désarmer ou de tuer les assassins, elle ne tarderait pas à déchanter : la bagarre ne l’avait jamais intéressé et il n’y connaissait rien. Il ne se rappelait pas avoir frappé qui que ce soit sous le coup de la colère, pas même ses frères aînés, car rendre leurs horions à Meb ou à Elemak ne faisait qu’empirer les choses. Nafai avait beau être grand pour son âge – c’était même le plus grand des fils de Wetchik –, cela ne signifiait rien dans un combat.
Comme ils s’enfonçaient dans l’obscurité qui régnait à l’extrémité de l’avenue de la Source, les assassins s’enhardirent.
« Allez, ça suffit ! dit l’un d’eux d’une voix basse mais audible pour Nafai et Luet. Mettez-vous dans l’ombre. On va avoir une petite conversation.
— Nous n’avons rien de valeur ! » Luet avait pris une voix affolée, chevrotante, mais sa main était ferme sur celle de Nafai ; elle ne tremblait pas du tout.
Nafai si.
« Allez, mettez-vous dans l’ombre », répéta l’homme.
Et ils lui obéirent. Ils plongèrent dans l’obscurité des arbres, mais à la grande surprise de Nafai, ils ne s’arrêtèrent pas et ils ne prirent pas non plus vers le sud pour contourner la forêt et rentrer dans la cité par la rue suivante. Luet l’emmenait presque plein sud, vers le cœur de la zone interdite.
« Mais je ne peux pas aller là ! dit-il.
— Boucle-la ! répondit-elle. Eux non plus ne pourront pas nous suivre si on ne fait pas de bruit ! »
Il se tut et obéit. Le sol ne tarda pas à s’incliner fortement, presque à la verticale, et il devint difficile de voir le chemin. Le ciel était complètement noir désormais, et bien qu’ils eussent déjà perdu des feuilles, les arbres faisaient encore une ombre profonde.
« Je n’y vois rien, murmura Nafai.
— Moi non plus, répondit Luet.
— Attends, dit-il. Écoute. Peut-être qu’ils ont cessé de nous suivre.
— C’est même sûr. Mais on ne peut pas s’arrêter.
— Pourquoi ?
— Il faut que je te fasse sortir de la cité.
— Oui, mais si on me surprend ici, la sanction sera terrible.
— Je sais, dit-elle. Mais j’y aurai droit aussi, pour t’y avoir conduit.
— Alors, ramène-moi dans l’autre sens.
— Non, répondit-elle. Surâme veut que nous allions de ce côté-ci. »
Ils ne pouvaient plus se tenir par la main ; ils avaient besoin des deux pour descendre le long de la face accidentée de la falaise. De jour, le danger n’aurait pas été si grand, mais dans le noir, ils risquaient de ne pas voir un brusque dévers qui les précipiterait dans le vide, et il leur fallait tâter le sol à chaque pas. Seule consolation, les arbres étaient plus rares sur cette pente et la clarté des étoiles leur permettait d’y voir un peu. Et c’est ainsi qu’ils atteignirent enfin le brouillard.
« Là, on va bien être obligés de s’arrêter, dit Nafai.
— Continue de descendre.
— Dans le brouillard ? On va se perdre le long de la falaise et on va se tuer.
— Cette brume, c’est un bon signe, répondit Luet. Ça veut dire qu’on est à mi-chemin du lac.
— Quoi ? Tu ne m’emmènes pas au lac, tout de même ?
— Chut !
— Dans ce cas-là, je ferais mieux de prendre tout de suite le chemin le plus rapide, ça éviterait aux assassins la peine de me tuer !
— Chut, homme stupide ! Surâme nous protégera.
— Surâme est un ordinateur avec des satellites en orbite autour d’Harmonie ! Il n’a pas d’appareils magiques pour nous rattraper si on tombe !
— Elle nous aiguise les sens, répondit Luet. En tout cas, moi, elle m’aide à trouver le chemin. Du moins, elle m’aiderait si tu voulais bien te taire et me laisser l’écouter. »
Ils descendirent pendant des heures dans le brouillard (ce fut du moins l’impression de Nafai), mais ils arrivèrent enfin en bas, et ils prirent pied sur une plaine dont l’herbe céda bientôt la place à de la boue.
De la boue chaude. Non, brûlante !
« Nous y sommes, dit Luet. On ne peut pas entrer dans l’eau à cet endroit ; elle sort d’une fracture qui s’enfonce loin dans la croûte du monde, où il fait si chaud qu’elle bout et qu’elle crache de la vapeur. L’eau nous cuirait la chair sur les os si on s’y plongeait, même près du bord.
— Alors, comment les femmes font-elles pour…
— Nous rendons notre culte près de l’autre extrémité, là où des torrents glacés alimentent le lac. Certaines femmes se plongent dans l’eau la plus froide. Mais la plupart d’entre nous ont des visions quand elles flottent là où les eaux chaudes et froides se mêlent. Ça bouge beaucoup, il y a tout le temps des vagues et des tourbillons, et l’eau nous glace, et puis elle nous brûle, et toujours ainsi. C’est l’endroit où le cœur du monde et sa surface la plus froide s’unissent. L’endroit où les deux cœurs de toute femme ne font plus qu’un.
— Je sais, répondit Luet. Mais Surâme nous y a conduits, et nous y resterons. »
Alors arriva ce que Nafai redoutait le plus : une femme parla non loin d’eux. « Je te dis que j’ai entendu une voix d’homme. Elle venait de là-bas ! »
Des lanternes apparurent, puis de nombreuses femmes. À chaque pas, leurs pieds faisaient un bruit d’éclaboussure, puis de succion. Et moi, se demanda Nafai, est-ce que je me suis beaucoup enfoncé dans la boue ? Est-ce qu’elles arriveront à m’en tirer ? Ou bien vont-elles simplement m’enterrer vivant sur place, en laissant la boue décider s’il faut me brûler ou m’asphyxier ?
« C’est moi qui l’ai amené, intervint Luet.
— C’est Luet », dit une vieille femme. Le nom fut repris à mi-voix et se propagea jusqu’à l’arrière de la foule qui grossissait.
« Surâme m’a conduite ici. Cet homme n’est pas comme les autres. Surâme l’a choisi.
— La loi est la loi, répondit la vieille femme. Tu as endossé la responsabilité de sa présence, mais cela ne fait que déplacer la sanction sur toi. »
Nafai perçut la tension qui habitait Luet. Il en saisit la raison : Elle ne comprend pas mieux Surâme que moi : qu’elle vive ou qu’elle meure à cause de ma présence ici, peut-être que Surâme s’en fiche complètement ! Voilà ce qui lui fait peur !
« Très bien, dit Luet. Mais il faut l’emmener à la porte Secrète et l’aider à traverser la forêt.
— Tu n’as pas à nous dire ce que nous devons faire, infidèle ! » cria une femme. Mais les autres la firent taire. À l’évidence, Luet jouissait encore d’un grand respect alors même qu’elle venait de commettre un sacrilège.
À cet instant, la foule s’écarta pour laisser passer une femme qui apparut tel un fantôme dans la brume. Elle était nue, et surtout propre, si bien que Nafai mit un moment à reconnaître en elle une Sauvage. Mais quand elle se fut rapprochée pour tirer la manche de Luet, il remarqua sa peau sèche et tannée, et son visage hâve et sillonné de rides.
« Vous ! souffla Luet.
— Toi », répondit la Sauvage.
Puis la sainte femme venue du désert s’adressa à celle qui semblait mener la bande des justicières. « Je l’ai déjà punie, dit-elle.
— Comment ça ? demanda la vieille femme.
— Je suis Surâme, et je dis qu’elle a déjà reçu ma sanction. »
La vieille femme regarda Luet, l’air irrésolu. « Est-ce vrai, Luet ? »
Nafai en fut abasourdi. Quoi ? Leur confiance en Luet allait jusque-là ? Jusqu’à lui demander de confirmer ou d’infirmer elle-même un témoignage qui pouvait lui coûter la vie ?
Eh bien, elles n’avaient pas tort, car la réponse que fit Luet ne renfermait aucun plaidoyer pour elle-même. « Cette sainte femme n’a fait que me gifler. Est-ce vraiment là une punition suffisante ?
— C’est moi qui l’ai conduite ici, dit la Sauvage. Et je lui ai fait amener ce garçon. Je l’ai favorisé de grandes visions, et je lui en montrerai d’autres. J’instillerai l’honneur dans sa lignée, et une grande nation en naîtra. Que personne ne l’arrête dans sa traversée de l’eau et de la forêt ; quant à elle, elle porte la marque de ma main sur son visage. Qui osera la toucher maintenant que j’en ai fini avec elle ?
— En vérité, c’est la voix de la Mère, dit la vieille femme.
— La Mère, chuchotèrent des voix dans la foule.
— Surâme », murmurèrent d’autres.
La sainte femme se retourna vers Luet, leva la main et posa un doigt sur les lèvres de la fillette. Luet baisa ce doigt, délicatement, et l’espace d’un instant, Nafai fut pris du regret douloureux de ne pouvoir partager cette douceur.
Puis l’expression de la Sauvage changea ; on eût dit que l’âme brillante qui avait envahi son visage venait de la quitter ; la femme prit un air troublé, vaguement égaré. Elle regarda autour d’elle sans rien reconnaître, puis s’éloigna dans le brouillard.
« C’était ta mère ? demanda Nafai à voix basse.
— Non, répondit Luet. La mère de mon corps n’est plus sainte. Mais dans mon cœur, toutes les femmes comme elle sont ma mère.
— Bien parlé, dit la vieille femme. Cette enfant a la parole courtoise ! »
Luet inclina la tête. Quand elle la releva, Nafai vit des larmes sur ses joues. Il ne comprenait pas ce qui se passait, ni ce que cela signifiait pour Luet ; tout ce qu’il savait, c’est que pendant un moment sa vie puis celle de Luet avaient été en danger, et qu’à présent la menace avait disparu. Cela lui suffisait.
La Sauvage avait dit que personne ne devait l’arrêter dans sa traversée de l’eau et de la forêt. Après une brève discussion, les femmes jugèrent qu’il devait traverser le lac depuis l’endroit où il se tenait jusqu’à l’autre bord, du brûlant vers le glacé. Comment elles avaient discerné cela dans le peu de mots prononcés par la sainte femme, il l’ignorait, mais il s’était souvent étonné de la diversité de sens que les prêtres parvenaient à tirer des saintes écritures de la religion des hommes, et il ne broncha pas. Quelques minutes s’écoulèrent, puis des femmes les appelèrent depuis le lac. Alors seulement Luet mena Nafai assez près de la rive pour distinguer l’eau, et il vit clairement que le brouillard en était bien issu. Il s’élevait en nappes de vapeur, du moins en eut-il l’impression. Deux femmes, l’une aux avirons, l’autre au gouvernail, approchaient une longue barque du rivage. Elle avait la proue basse et carrée, mais le lac était calme et la femme ramait sans à-coups ; il n’y avait donc apparemment pas de risque que le bateau embarque de l’eau par là. Enfin, il toucha terre ; néanmoins, il restait encore plusieurs mètres entre l’embarcation et la berge boueuse où se trouvaient Nafai et Luet. La boue était maintenant douloureusement cuisante et Nafai devait fréquemment changer de position pour soulager ses pieds. Que serait-ce quand il s’avancerait dans l’eau ?
« Marche régulièrement, lui souffla Luet. Moins tu feras d’éclaboussures, mieux ça vaudra ; ne cours surtout pas. Tu t’apercevras que si tu te déplaces sans t’arrêter, tu auras vite atteint le bateau et que la douleur te passera. »
Elle l’avait donc déjà fait. Très bien ; si Luet pouvait le supporter, lui aussi. Il fit un pas vers l’eau, et les femmes émirent un « ah ! » de surprise.
« Non, dit aussitôt Luet. Ici, où tu es un enfant et un étranger, il faut que quelqu’un te guide. »
Moi, un enfant ? s’exclama Nafai intérieurement. Par rapport à toi ? Mais il comprit vite qu’elle avait raison. Peu importait leur âge respectif ; il était ici chez elle et non le contraire ; elle était l’adulte et lui le bébé.
Elle donna la cadence, d’un pas vif mais sans précipitation. L’eau brûla les pieds de Nafai, mais elle était peu profonde et provoquait peu d’éclaboussures ; cependant, il était loin de se déplacer avec la grâce fluide de Luet. Ils rejoignirent la barque en peu de temps, mais ces quelques instants parurent à Nafai une éternité faite de mille pas torturants, surtout lorsqu’il dut attendre en piétinant qu’elle monte à bord de l’embarcation. Enfin, elle lui tendit la main et le hissa près d’elle ; ses pieds le piquaient si profondément qu’il eut peur de les regarder, crainte de constater que leur chair avait fondu sous la chaleur. Mais il se força à baisser les yeux quand même : sa peau était normale. Luet se servit de l’ourlet de sa chemise pour la lui essuyer. La rameuse enfonça le plat d’un aviron dans la boue, sous la surface de l’eau, et poussa la barque en arrière ; les muscles de ses bras épais roulèrent sous l’effort. Nafai fit face à Luet et lui agrippa les mains quand l’embarcation se mit à fendre l’eau.
Si le voyage ne fut pas long, ce fut le plus étrange de toute la vie de Nafai. Tout, dans le brouillard, paraissait irréel et magique. De gigantesques rochers se dressaient hors de l’onde, et la barque glissait silencieusement entre eux ; puis ils disparaissaient, engloutis, comme s’ils cessaient d’exister. L’eau devenait de plus en plus chaude ; elle bouillonnait même à certains endroits, qu’ils contournèrent. Le bois de la barque ne s’en échauffait pas, mais l’air alentour était si chaud et si humide qu’ils ne tardèrent pas à être trempés, leurs vêtements collés au corps. Nafai s’aperçut alors que Luet avait des formes naissantes, à peine esquissées mais suffisantes pour cesser de la regarder à l’avenir comme une gamine. Il se sentit soudain embarrassé de se tenir à côté d’elle, les mains dans les siennes, mais il avait encore plus peur de les lâcher. Il avait besoin de la toucher, comme un enfant qui tient les mains de sa mère dans le noir.
Ils avançaient. L’air se rafraîchit. Ils franchirent des étranglements bordés de falaises qui paraissaient se pencher les unes vers les autres à mesure qu’elles s’élevaient, avant de se perdre dans le brouillard. Nafai était perplexe : se trouvait-on dans une caverne, ou bien le soleil n’atteignait-il jamais le fond de cette fracture ? Enfin, les parois des falaises reculèrent, et la brume s’éclaircit un peu. Au même instant, l’eau se mit à s’agiter. Des vagues et des courants s’attaquèrent à la barque, menaçant de la faire chavirer.
Pourtant, la femme aux avirons releva ses rames et la main de la barreuse quitta le gouvernail. Luet se pencha en avant et murmura : « Voici l’endroit où les visions nous viennent. Tu sais, là où le chaud et le froid se mêlent. C’est là que nous nous fondons à l’eau corps et âme. »
« Corps et âme » : le sens de l’expression était apparemment sans équivoque, et Nafai fut encore plus gêné de regarder Luet se déshabiller que de se dévêtir lui-même ; comme dans un rêve, il se vit ôter ses habits, les plier comme elle le faisait et les poser au fond du bateau. Comme il s’efforçait d’observer les mouvements de Luet tout en ne la regardant pas ouvertement, Nafai eut du mal à comprendre comment elle faisait pour se glisser aussi silencieusement dans l’eau et rester immobile, couchée à la surface. Il vit qu’elle n’esquissait pas un geste pour nager ; aussi, quand il se laissa tomber – bruyamment –, il se mit lui aussi sur le dos et resta sans bouger. L’eau était étonnamment porteuse ; Nafai ne risquait pas de couler. Un silence impressionnant l’environnait ; il ne parla qu’une fois, quand il s’aperçut que Luet dérivait loin de lui.
« Ça n’a pas d’importance, répondit-elle à voix basse. Chut. »
Alors il se tut. Il était maintenant seul dans le brouillard. Les courants le faisaient tournoyer – ou peut-être pas, car dans la brume il ne distinguait plus l’est de l’ouest, ni aucune direction, sauf le haut et le bas, et même celles-là n’avaient plus grand sens. Il se trouvait en un lieu paisible, où ses yeux pouvaient voir sans voir, ses oreilles entendre sans rien entendre. L’eau ne l’endormait pas, pourtant. Il sentait le chaud et le froid le balayer par en dessous ; c’était parfois brûlant, parfois glacé, si bien qu’il se disait alors : Je n’en peux plus, il va falloir que je bouge ou bien je vais mourir sur place, et dans l’instant le courant changeait à nouveau.
Il n’eut pas de vision. Surâme ne lui dit rien. Mais lui, il écouta. Il parla même à Surâme, pour le supplier de lui indiquer comment récupérer l’Index que son père l’avait envoyé chercher. Si Surâme l’entendit, il ne réagit pas.
Il flotta sur le lac pendant une éternité. À moins que quelques minutes seulement ne se fussent écoulées quand il sentit le doux battement des rames dans l’eau. Une main lui toucha les cheveux, le visage, une épaule, puis le prit par un bras. Non sans difficulté, il tourna la tête et vit alors la barque et, à bord, Luet complètement rhabillée, les bras tendus vers lui. Il ne ressentit pas de gêne mais se réjouit simplement de la voir, tout en s’attristant de devoir sortir de l’eau. Il se montra d’ailleurs maladroit pour remonter dans le bateau ; il le secoua en tous sens et y fit embarquer de l’eau, jusqu’à ce que Luet lui souffle :
« Roule par-dessus bord. »
Alors, il se coucha sur le côté, passa une jambe et un bras par-dessus la lisse, puis il se hissa et se laissa rouler dans la barque. Ce fut facile et presque silencieux. Luet lui tendit ses vêtements, toujours trempés et froids à présent. Il les enfila en frissonnant tandis que les femmes ramaient dans le brouillard glacé. Luet frissonna également, mais ne parut pas autrement gênée par le froid.
Ils parvinrent enfin à un rivage, où un autre groupe de femmes les attendait. Peut-être une deuxième barque avait-elle franchi le lac sans s’arrêter au rite de la fusion à l’eau, à moins qu’il n’existât une route permettant de porter les messages ; quoi qu’il en fût, ces femmes étaient au courant de leur arrivée, et aucune explication ne fut nécessaire. Nafai et Luet, celle-ci toujours en tête, descendirent dans une eau cette fois glacée, qui endolorit Nafai jusqu’aux os. Ils arrivèrent enfin sur la terre ferme – une grève herbeuse au lieu de la boue de l’autre rive – et des mains de femmes enveloppèrent Nafai dans une couverture sèche. Il vit qu’on s’occupait aussi de réchauffer Luet.
« Le premier homme à traverser les eaux, dit une femme.
— L’homme qui se fond dans les eaux des femmes », renchérit une autre.
D’un air un peu embarrassé, Luet expliqua à Nafai : « Il s’agit de prophéties très connues. Il y en a tellement que ce n’est pas difficile d’en accomplir une de temps à autre.
Il sourit : en réalité, elle prenait les prophéties beaucoup plus au sérieux qu’elle ne le laissait voir. Et lui aussi.
Il remarqua que personne ne demandait à Luet ce qui s’était passé sur le lac, ni si elle avait eu une vision. Mais les femmes ne se décidaient pas à partir, et finalement elle déclara : « Surâme m’a réconfortée, et ça m’a suffi. » Alors, la plupart s’éloignèrent lentement ; quelques-unes regardèrent Nafai d’un air interrogateur, et il fit un signe négatif de la tête.
« Voilà ; on a fait le plus facile », dit Luet.
Il crut qu’elle plaisantait, mais elle lui fit franchir la porte Secrète, pertuis mythique dans l’enceinte rouge, à l’existence duquel il ne croyait jusque-là qu’à moitié. Il s’agissait d’un couloir tortueux qui passait entre deux grosses tours, et au lieu de gardes il ne vit là que des femmes qui les observaient. De l’autre côté s’étendait le bois Impénétrable. Il apprit à ses dépens que cette forêt méritait bien son nom : quand ils débouchèrent enfin sur la route de la Forêt, son visage, ses bras et ses jambes étaient couverts d’éraflures, tout comme ceux de Luet.
« Par là, c’est la porte Arrière, dit-elle. Et en prenant par n’importe laquelle de ces ravines, tu arrives au désert. Après, je ne sais pas où tu vas.
— Ça me suffit, répondit Nafai. Je trouverai mon chemin.
— Alors, j’ai terminé ce dont Surâme m’avait chargée. »
Nafai ne trouva rien à dire. Il n’avait même pas de mots pour décrire ce qu’il ressentait. « J’ai l’impression que je ne te connais pas », déclara-t-il.
Elle le regarda d’un air un peu perplexe.
« Non, ce n’est pas ça, reprit Nafai. J’ai l’impression que je ne te connaissais pas avant, alors que je croyais te connaître, et maintenant que je te connais, je m’aperçois que je ne te connais pas du tout. »
Luet sourit. « Ça fait cet effet chaque fois, ces courants qui se croisent dans le lac, dit-elle. Ne raconte à personne, homme ou femme, ce que tu as fait cette nuit.
— De toute façon, quand je m’en souviendrai, je ne suis pas sûr d’y croire moi-même.
— Est-ce qu’on te reverra chez tante Rasa ?
— Je n’en sais rien. Je ne sais qu’une chose : c’est que j’ignore comment je pourrais m’emparer de l’Index sans me faire tuer ; et pourtant, il faut que je le récupère.
— Attends que Surâme te dise que faire, et ensuite obéis. »
Il hocha la tête. « Moi, je veux bien, à condition que Surâme me dise quelque chose !
— Ne t’inquiète pas, affirma Luet. Quand il y aura quelque chose à faire, elle te le dira. »
Puis, impulsivement, elle tendit la main et prit celle de Nafai, l’espace d’un instant. Il se rappela, comme un écho dans sa chair, la sensation qu’il avait eue en tenant sa main sur le lac. Il se sentit vaguement gêné et la retira. Luet l’avait vu faible. Elle l’avait vu nu. « Tu vois ? dit-elle. Tu oublies déjà comment c’était réellement.
— Pas du tout », répondit-il.
Elle se retourna et prit la route en direction de la porte Arrière. Il voulut lui crier : Tu as raison, j’étais déjà en train d’oublier comment c’était, je me rappelais à travers un filtre ordinaire, je me le rappelais comme l’enfant que j’étais avant ; mais maintenant je me rappelle que ce n’était pas moi qui étais faible et qui étais nu ; je n’étais rien de honteux. C’était moi, mais qui traversais le lac comme un grand héros sorti d’une prophétie, et tu me servais de guide et de professeur, et quand nous nous sommes dévêtus, ce n’étaient plus un homme et une femme nus, face à face, c’étaient deux divinités sorties des anciennes légendes de pays lointains qui se dépouillaient de leurs oripeaux de mortels et se révélaient dans leur glorieuse immortalité, prêtes à se jeter dans l’océan de la mort pour en ressortir indemnes de l’autre côté.
Mais le temps qu’il imagine tout ce qu’il voulait lui dire, Luet avait disparu derrière un tournant.