Nafai ignorait à quoi s’attendre quand il arriverait au rendez-vous. Tout en cheminant sous les étoiles, il ne cessait d’imaginer le pire : et si aucun de ses frères n’en avait réchappé ? Ils n’avaient pas bénéficié de l’aide de Luet et des femmes de Basilica, eux ! Et s’ils avaient réussi à s’enfuir mais que les soldats les avaient suivis jusqu’à la cachette et massacrés ? Seraient-ce leurs corps mutilés qu’il découvrirait à son arrivée ? Ou bien des soldats l’attendraient-ils, embusqués, quand il descendrait au lieu du rendez-vous ?
Il fit halte au bord de la ravine, là où ils avaient tiré au sort le matin même. Surâme, demanda-t-il intérieurement, dois-je descendre là-dedans ?
La réponse lui vint sous la forme d’une image, celle des soldats inhumains de Gaballufix arpentant les rues sombres de Basilica, la nuit. Nafai ne sut qu’en penser : Surâme lui signifiait-il par là que tous les soldats étaient dans la cité ? Ou bien, Surâme lui ayant soufflé que des soldats l’attendaient dans la ravine, le cerveau de Nafai avait-il simplement déplacé la vision dans le cadre familier de la cité ?
Mais il y avait un élément indubitable : cette impression d’urgence que lui communiquait Surâme, comme s’il était devant une occasion à ne pas manquer ou un danger à éviter.
Avec un message aussi vague, se dit Nafai, à quoi me fier, sinon à mon propre jugement ? Si mes frères ont des ennuis, il faut que je le sache. Je ne peux pas les laisser tomber, même si je prends des risques moi-même. Si j’ai tort, Surâme, détrompe-moi !
Et il se lança dans la descente sans ressentir aucune hébétude, aucun égarement : si Surâme essayait de lui dire quelque chose, ce n’était sûrement pas d’éviter le rendez-vous avec ses frères.
À moins qu’il n’eût renoncé à l’aider ? Mais non ! S’il s’était donné tant de mal pour le faire sortir de la cité par le lac des Femmes, il n’allait pas l’abandonner maintenant !
Il faisait si sombre dans la ravine qu’il finit par trébucher et termina sa descente à plat ventre sur la corniche caillouteuse où ses frères devaient l’attendre.
« Nafai. »
C’était la voix d’issib. Mais à peine l’eut-il reconnue qu’un coup violent l’atteignit à la tête. Un pied chaussé d’une sandale lui écrasa le visage par terre. « Taré ! cria Elemak. Dommage qu’ils ne t’aient pas tué, espèce de petit con ! »
Un autre pied lui aplatit le nez. Puis il entendit la voix de Mebbekew. « Toute la fortune envolée, tout, à cause de toi !
— Mais il ne l’a pas prise, bande d’imbéciles ! s’écria Issib. C’est Gaballufix qui l’a volée !
— Toi, tu la fermes ! » brailla Mebbekew en s’avançant vers Issib d’un air menaçant. Nafai parvint enfin à voir ce qui se passait. Son visage le piquait à cause des graviers enfoncés dans la semelle des sandales, mais il n’était pas blessé. Pourtant, ses deux frères aînés étaient dans une fureur noire. Mais pourquoi contre lui, précisément ?
« C’est Rash qui nous a tous trahis », dit-il.
Ils revinrent aussitôt à lui.
« Ah oui ? répliqua Elemak. J’avais pourtant bien dit que c’était moi qui mènerais la négociation, non ? J’aurais pu obtenir l’Index pour le quart de ce qu’on avait ! Mais non, il a fallu que tu…
— Tu laissais tomber ! cria Nafai. Tu allais te retirer ! »
Elemak poussa un rugissement de rage, attrapa Nafai par sa chemise et le souleva presque de terre. « La moitié du marchandage, ça consiste justement à faire semblant de se retirer, pauvre demeuré ! Tu crois que je ne savais pas ce que je faisais ? Moi qui ai commercé à l’étranger en gagnant des fortunes à partir de trois fois rien ! Et toi, morveux, tu n’as jamais marchandé que pour quelques myachiks minables au marché ! Tu n’aurais pas pu me faire confiance, non ?
— Mais je ne savais pas ! » dit Nafai.
Elemak le jeta par terre. Nafai s’érafla les coudes et sa tête cogna contre les pierres. Il ne put s’empêcher de pousser un cri de douleur.
« Laisse-le, espèce de lâche ! intervint Issib.
— C’est moi que tu traites de lâche ? demanda Elemak.
— Gaballufix nous aurait pris notre argent quoi qu’on fasse ! Il avait déjà mis Rash dans sa poche !
— Ah, parce que tu sais ce que pense Gaballufix, toi, maintenant ?
— Le grand juge posé sur son trône ! cria Mebbekew. Si tu crois Nafai innocent, parlons un peu de toi ! C’est bien toi qui as tiré l’argent sur les comptes de Père, non ? »
Nafai se redressa. Il n’aimait pas la façon dont ils menaçaient Issib. Qu’ils passent leur rogne sur lui, c’était une chose, mais qu’ils s’apprêtent à faire du mal à Issya, non. « Excusez-moi », dit-il. La seule solution consistait à endosser la faute et à supporter leur colère. « Je n’avais pas compris ; j’aurais dû me taire. Excusez-moi.
— Ça veut dire quoi, “excusez-moi” ? gronda Elemak. Combien de fois as-tu dit “excusez-moi” alors qu’il était trop tard ? Tu n’apprends jamais rien, Nafai ! Père ne t’a pas élevé comme il faut ! Son bébé, le petit garçon de sa précieuse Rasa, incapable de faire du mal ! Eh bien, il est temps que tu apprennes les leçons que Père aurait dû t’enfoncer dans le crâne depuis des années ! »
Tout en parlant, Elemak avait tiré un bâton d’un des bâts appuyés contre la paroi de la ravine. Destiné à retenir de lourdes charges sur le dos d’un chameau, souple et léger, il était néanmoins long et solide. Nafai comprit sur-le-champ l’intention d’Elemak. « Tu n’as pas le droit de me toucher ! cria-t-il.
— Non, bien sûr, personne n’a le droit de te toucher ! cracha Mebbekew. Personne ne peut toucher le petit trésor de Père, Nafai le sacré ! Lui, par contre, il peut nous toucher, naturellement ! Il peut foutre en l’air notre héritage, mais personne ne peut le toucher !
— Il n’aurait jamais été à toi, cet héritage, de toute façon ! dit Nafai à Mebbekew. Il était pour Elemak ! » Une autre pensée lui vint. Avant même de l’exprimer, il sut que ce n’était pas le mieux à dire, étant donné l’état de fureur d’Elemak et de Mebbekew. Mais il ne put s’en empêcher. « Puisqu’on parle de ce que vous avez perdu, vous méritiez d’être déshérités tous les deux pour avoir comploté contre Père !
— C’est un mensonge ! lança Mebbekew.
— Tu me prends vraiment pour un imbécile ? Tu ne savais peut-être pas que Gaballufix voulait tuer Père ce matin-là, mais tu savais qu’il voulait tuer quelqu’un. Qu’est-ce que Gaballufix t’avait promis, Elemak ? La même chose qu’à Rash ? Le nom et la fortune de Wetchik, une fois Père discrédité et forcé de s’exiler ? »
Elemak poussa un rugissement de rage et se précipita sur lui en levant son bâton. Il était dans un tel état que peu de ses coups portèrent, mais la violence compensa la maladresse. Jamais Nafai n’avait connu une telle douleur, pas même quand il avait prié au temple, ni quand il s’était avancé dans les eaux bouillantes du lac. Il se retrouva étalé sur le gravier, Elemak dressé au-dessus de lui, prêt à le frapper de nouveau.
« Pitié ! cria Nafai.
— Menteur ! hurla Elemak.
— Traître ! » répondit Nafai. Il voulut se mettre à quatre pattes, mais le bâton s’abattit et le renvoya au sol. Il m’a cassé le dos ! se dit Nafai. Je vais être paralysé, comme Issib, coincé dans un fauteuil pour le reste de ma vie !
On eût dit que cette pensée atteignait soudain Issib. Alors qu’Elemak relevait son bâton, le fauteuil d’Issib vint se placer devant lui. Mais l’appareil avait pivoté en se déplaçant – Issib n’avait pu totalement le maîtriser – et le bâton frappa l’infirme au bras. Il hurla de douleur, et le fauteuil, échappant à son contrôle, se mit à tournoyer follement en se balançant d’avant en arrière. Son système anti-collision l’empêcha de heurter les parois de la ravine, mais non de renverser Mebbekew qui essayait de s’enfuir.
« Ne te mêle pas de ça, Issib ! cria Elemak.
— Espèce de lâche ! s’exclama Nafai. Tu ne faisais pas le poids devant Gaballufix, mais frapper un infirme et un gamin de quatorze ans, ça, tu t’y entends ! Quel courage ! »
Elemak se retourna vers Nafai. « Cette fois, tu aurais dû te taire, morveux ! » Il ne criait plus ; une colère plus profonde, plus glacée l’avait envahi. « Je ne veux plus entendre le son de ta voix, tu m’as compris ?
— C’est ça, Elya, rétorqua Nafai. Tu n’as pas pu obliger Gaballufix à tuer Père à ta place, mais moi, tu peux me tuer. Allez, vas-y, montre que tu es un homme : tue ton petit frère ! »
Nafai avait espéré faire honte à Elemak pour le forcer à se calmer, mais il avait mal calculé son coup. Elemak perdit tout son sang-froid. Il saisit le bras ballant d’Issib qui passait en tournoyant devant lui, le tira hors de son fauteuil et le jeta par terre comme un jouet brisé.
« Non ! » hurla Nafai.
Il se précipita au secours d’Issib, mais Mebbekew qui se tenait entre eux le projeta au sol. Nafai s’étala aux pieds d’Elemak.
Celui-ci, qui avait lâché son bâton, se baissa pour le ramasser, tandis que Mebbekew courait jusqu’aux bâts et en tirait un autre. « Allez, on en finit avec lui ! disait-il. Et si Issib ouvre sa gueule, il y passe aussi ! »
Elemak avait-il entendu ou non ? Nafai n’en savait rien ; mais il sentit le bâton qui s’abattait en sifflant sur son épaule. Le coup n’était pas encore très précis, mais ne laissait pas de place au doute : Elemak visait la tête. Il cherchait à le tuer.
Une lumière aveuglante envahit soudain la ravine. Nafai leva la tête et vit Elemak pivoter brusquement en essayant de repérer la source de la lumière. Elle provenait du fauteuil d’Issib.
Mais c’était impossible ! L’appareil était muni d’un système d’extinction passive. Quand on ne lui donnait pas d’instructions explicites, il se posait sur ses pieds et s’éteignait. C’est ce qu’il avait fait quand Elemak avait jeté Issib à terre.
« Que se passe-t-il ? demanda Mebbekew.
— Que se passe-t-il ? répéta une voix mécanique issue du fauteuil.
— Tu as dû l’abîmer, dit Mebbekew.
— Ce n’est pas moi qui suis abîmé, répondit le fauteuil. Ce sont la foi et la confiance qui sont fracassées. C’est la fraternité qui est brisée. Ce sont l’honneur, la loi et la décence qui sont détruits. C’est la compassion qui est déchirée. Mais moi, je ne suis pas abîmé.
— Arrête-le, Issya », dit Mebbekew.
Nafai remarqua qu’Elemak se taisait. Sans ciller, son bâton à la main, il observait le fauteuil. Puis avec un grognement, il se précipita et abattit son arme sur lui.
Un éclair parut jaillir. Elemak poussa un hurlement et tomba en arrière, tandis que le bâton s’envolait. Il brûlait sur toute sa longueur.
Soigneusement, lentement, Mebbekew replaça son bâton dans le bât.
« Pourquoi battais-tu ton jeune frère avec un bâton, Elemak ? dit le fauteuil. Pourquoi méditais-tu sa mort. Mebbekew ?
— Mais qui est-ce qui fait tout ça ? demanda Mebbekew.
— Tu ne le devines pas, imbécile ? » La voix d’Issib s’éleva faiblement des rochers où il gisait. « Qui nous a envoyés dans cette mission ?
— Père ? dit Mebbekew.
— Surâme, corrigea Elemak.
— Ne comprenez-vous donc pas ? dit la voix. Il était le seul qui acceptât d’entendre ma voix, c’est pourquoi j’ai choisi votre plus jeune frère pour vous guider. »
Elemak et Mebbekew restèrent cois. Mais au fond de leur cœur, Nafai le savait, la haine brûlante qu’ils lui portaient s’était muée en une rancœur froide et implacable qui ne se dissiperait jamais. Surâme avait choisi Nafai pour les conduire, Nafai qui n’était même pas capable d’assister aux négociations avec Gaballufix sans tout bousiller ! Ah, pourquoi Surâme lui jouait-il ce tour ?
« Si vous n’aviez pas trahi votre père, si vous lui aviez fait confiance et obéi, je n’aurais pas été obligé de choisir Nafai de préférence à vous, dit le fauteuil – dit Surâme. À présent, retournez à Basilica, et je vous livrerai Gaballufix. »
Sur ces mots, les lumières du fauteuil moururent, et il se posa lentement au sol.
Pendant quelques instants, tous restèrent silencieux, abasourdis. Puis Elemak se tourna vers Issib, le souleva délicatement, et le remit dans son fauteuil. « Excuse-moi, Issya, dit-il doucement. Je n’avais plus ma tête. Je ne voudrais te faire du mal pour rien au monde. »
Issib ne répondit pas.
« C’est après Nafai qu’on en avait », ajouta Mebbekew.
Issib le regarda et dans un murmure lui répéta ses propres paroles : « Allez, on en finit avec lui ! Et si Issib ouvre sa gueule, il y passe aussi ! »
Mebbekew eut l’air offensé. « Tu ne vas quand même pas me le reprocher toute ta vie !
— Ferme-la, Meb, dit Elemak. Il faut réfléchir.
— Bonne idée ! Pour le bien que ça nous a fait jusqu’à maintenant !
— C’est bien joli de voir Surâme faire bouger un fauteuil, dit Elemak, mais Gaballufix a des centaines de soldats ; il a les moyens de nous tuer dix fois. Alors, où sont les soldats de Surâme ? Quelle armée va nous protéger ? »
Nafai s’était redressé et les écoutait parler, n’en croyant pas ses oreilles. « Surâme vient de vous faire une démonstration de ses pouvoirs, et vous avez encore peur des soldats de Gaballufix ? Mais Surâme est bien plus fort qu’eux ! S’il ne veut pas qu’ils nous tuent, ils ne nous tueront pas. »
Elemak et Mebbekew le dévisagèrent en silence.
« Vous étiez prêts à me tuer parce que vous n’appréciiez pas mes paroles, reprit Nafai. Est-ce que vous êtes prêts à me suivre, maintenant, pour obéir à ce qu’a dit Surâme ?
— Qu’est-ce qui nous dit ce n’est pas toi qui as trafiqué le fauteuil ? demanda Mebbekew.
— Alors là, bravo, Meb ! Tu as deviné ! Avant même qu’on aille à Basilica, je savais que vous me reprocheriez d’avoir tout fait rater et que vous essayeriez de me tuer ; alors, bien sûr, avec Issya, j’ai bricolé le fauteuil pour qu’il prononce le discours que vous venez d’entendre !
— Tu dis des conneries, Meb, intervint Elemak. On va se faire tuer, mais comme on a tout perdu, pour moi ça ne change pas grand-chose.
— Ce n’est pas parce que tu es fataliste que j’ai envie de mourir, moi ! » se récria Mebbekew.
Issib fit avancer son fauteuil. « Allons-y, dit-il à Nafai. C’est Surâme et toi, son serviteur, que je suis. Allons-y. »
Nafai acquiesça et commença de remonter la ravine. Pendant un moment, il n’entendit que le bruit de ses propres pas et le léger ronronnement du fauteuil d’Issib. Enfin, il perçut derrière lui le crissement des sandales d’Elemak et de Mebbekew.