12. La fortune

Au désert, ce fut une rude journée ; pourtant, sauf pendant l’heure et demie où le soleil était à son zénith, la ravine baignait dans une ombre profonde et une brise régulière y circulait. On n’est vraiment à l’aise nulle part, songeait Nafai, quand on est là, à attendre qu’un autre fasse votre travail, votre travail à vous. Car il y avait pire que la chaleur, pire que la sueur qui lui coulait dans les yeux, pire que la poussière irritante qui s’était infiltrée sous ses vêtements et qui crissait sous ses dents ; c’était la peur atroce que Nafai ressentait quand il se disait que c’était Elemak – Elemak ! – sur qui reposait la mission de Surâme.

Il avait évidemment truqué le tirage au sort. Nafai n’était pas si naïf : son frère n’aurait jamais laissé pareille décision au hasard. Mais tout en admirant l’habileté d’Elemak, Nafai lui en voulait. Essayait-il de récupérer l’Index, seulement ? Ou bien mettait-il au point avec Gaballufix un nouveau plan pour trahir Père et la cité, c’est-à-dire Surâme, le gardien de l’humanité ?

Et reviendrait-il ?

Enfin, vers le milieu de l’après-midi, on entendit des pierres qui dégringolaient, et Elemak descendit bruyamment jusqu’à leur cachette. Il avait les mains vides, mais les yeux brillants. On a été trahis, se dit Nafai.

« Il a refusé, évidemment, annonça Elemak. Cet Index est plus important que ce que nous avait dit Père. Gaballufix ne veut pas s’en défaire, pas pour rien, en tout cas.

— Que veut-il en échange, alors ? demanda Issib.

— Il ne me l’a pas dit, mais il a un prix en tête. Il a clairement laissé entendre qu’il est prêt à discuter. Le problème… c’est qu’il faut que Père nous donne accès à son argent. »

Nafai se méfia aussitôt : comment savoir ce qu’Elemak et Gaballufix s’étaient promis ?

« Alors, il faudrait se retaper tout le chemin les mains vides ? dit Mebbekew. Écoute, Elya : toi, tu vas voir Père, et nous, on reste ici en attendant que tu reviennes avec le code d’accès.

— Oui, renchérit Issib. Je n’ai pas envie de passer la nuit dans le désert alors que j’ai l’occasion de me servir de mes flotteurs en ville.

— Mais bon sang, vous êtes idiots ou vous le faites exprès ? s’exclama Elemak. Vous ne voyez pas que tout a changé, maintenant ? Ce n’est plus possible d’aller se promener dans la cité incognito ! Les troupes de Gabya sont partout. Et Gaballufix n’est pas l’ami de Père, c’est le moins qu’on puisse dire. Donc, ce n’est pas non plus notre ami !

— Oui, mais c’est ton frère, fit remarquer Mebbekew.

— Ce n’est le frère de personne ! rétorqua Elemak. Il est insaisissable et complètement amoral ! Je le connais mieux qu’aucun de vous, et je peux vous jurer qu’il nous tuera dès qu’il nous verra ! »

Venant d’Elemak, ce langage stupéfia Nafai. « Mais je croyais que tu voulais qu’il dirige Basilica !

— Je considérais son plan comme le meilleur espoir pour Basilica dans les guerres à venir, précisa Elemak. Mais je n’ai jamais cru que Gaballufix cherchait autre chose que son propre profit. Ses soldats occupent toute la cité, et ils portent une espèce de costume holographique qui les couvre tout entiers et qui les rend absolument identiques.

— Des masques intégraux ! s’écria Mebbekew. C’est génial !

— Ça veut surtout dire, reprit Elemak, que même si quelqu’un voit un soldat de Gaballufix commettre un méfait – enlever ou tuer un fils en goguette du vieux Wetchik, par exemple – il ne pourra jamais en identifier l’auteur.

— Ah ! fit Mebbekew.

— Alors, dit Nafai, si Père nous donne accès à son argent, qu’est-ce qui va se passer ? Qu’est-ce qui te fait croire que Gaballufix nous vendra l’Index ?

— Réfléchis, Nafai ! Même un gamin de quatorze ans doit être capable de comprendre vaguement les affaires des grands ! Gaballufix a des centaines et des centaines de soldats à payer ; il est riche, mais pas assez pour continuer comme ça éternellement sans mettre la main sur le revenu des impôts de Basilica. L’argent de Père pourrait faire une énorme différence. Pour l’instant, Gaballufix a sans doute plus besoin d’argent que du prestige de l’Index, dont presque plus personne ne connaît l’existence. »

Passant sur le ton condescendant d’Elemak, Nafai reconnut que l’analyse de son frère était juste. « L’Index est donc bien à vendre.

— Il est peut-être à vendre, nuance ! corrigea Elemak. Alors, on va retrouver Père, on voit si l’Index vaut qu’on dépense son argent, et combien il est prêt à y mettre. Ensuite, il nous donne accès à ses finances, on retourne à Basilica et on discute…

— Parle pour toi ! Va voir Père si tu veux, moi, je tente ma chance en ville ! protesta Mebbekew.

— Et moi, je veux sortir de ce fauteuil ce soir même ! renchérit Issib.

— Quand on reviendra, dit Elemak, tu pourras entrer dans la cité.

— Comme cette fois-ci ? Tu vas encore nous faire poireauter, et pour finir, on n’entrera jamais !

— Ah, c’est comme ça ? fit Elemak. D’accord : je retourne seul voir Père et je lui dis que vous l’avez laissé tomber, lui et sa mission, simplement parce que vous vouliez aller à Basilica pour faire de la voltige dans les rues et prendre une cuite, c’est bien ça ?

— Je n’y vais pas pour prendre une cuite ! protesta Issib.

— Et moi, je n’y vais pas pour faire de la voltige dans les rues, ajouta Mebbekew avec un large sourire.

— Attendez un peu, intervint Nafai. Si on va voir Père et qu’il nous donne sa permission, qu’est-ce qu’on en tirera ? Ça va prendre presque une semaine. Qui sait comment les choses auront évolué à ce moment-là ? Il y aura peut-être déjà une guerre civile à Basilica, ou bien Gaballufix aura trouvé un autre moyen de financement, et notre argent n’aura plus aucun intérêt pour lui. S’il faut lui faire une offre, c’est maintenant ou jamais ! »

Elemak le regarda d’un air étonné. « Eh bien… c’est vrai, évidemment. Mais on n’a pas accès à l’argent de Père. »

Sans répondre, Nafai se tourna vers Issib.

Issib roula des yeux. « Mais j’ai promis à Père… gémit-il.

— Quoi ? Tu connais le mot de passe de Père ? C’est ça ? demanda Mebbekew.

— Oui. Il a dit qu’il fallait que quelqu’un d’autre le sache, en cas d’accident. Mais comment es-tu au courant, Nafai ?

— Voyons, Issib ! je ne suis pas idiot ; dans tes recherches, tu avais accès à des fichiers de la bibliothèque municipale dans lesquels un gamin comme toi ne serait jamais entré sans l’autorisation d’un adulte. Mais je ne savais pas que Père t’avait donné le mot de passe.

— En fait, reprit Issib, il ne m’a donné que le code d’entrée. Le reste, je l’ai trouvé tout seul. »

Mebbekew était livide. « Tout ce temps où j’ai vécu comme un mendiant, tu avais accès à la fortune tout entière de Père, toi ?

— Allons, réfléchis, Meb, dit Elemak. À qui d’autre Père pouvait-il confier son mot de passe ? Nafai est un gosse, toi, l’argent te brûle les doigts, et quant à moi, j’étais tout le temps en désaccord avec lui sur les investissements à choisir. Mais Issib ne risquait pas de faire quoi que ce soit avec cet argent.

— Alors, parce qu’il n’a pas besoin d’argent, il a tout ce qu’il veut ?

— Si jamais je m’étais servi de ce mot de passe, Père l’aurait modifié, de toute façon ; je ne m’en suis donc pas servi, dit Issib. Mais peut-être qu’il en existe un autre pour accéder à l’argent ; je n’ai jamais essayé. Et je n’ai pas l’intention d’essayer aujourd’hui, alors laissez tomber. Père ne nous a pas donné l’autorisation d’aller taper dans la fortune familiale.

— Mais il nous a dit que Surâme voulait qu’on rapporte l’Index, dit Nafai. Vous ne comprenez donc pas ? L’Index est si important que Père a dû nous envoyer affronter son adversaire, un homme qui avait l’intention de le tuer…

— Oh, arrête, Nyef ! C’est un rêve qu’il a fait ; ça n’a rien de réel ! s’écria Mebbekew. Gaballufix n’a jamais eu l’intention de tuer Père !

— Si, coupa Elemak. Il projetait de tuer Roptat et Père, rien que ça, et en plus de me faire porter le chapeau. »

Mebbekew ouvrit des yeux ébahis.

« Il se serait débrouillé pour qu’on trouve mon pulsant, continua Elemak – celui que je t’avais prêté, Mebbekew, celui-là même –, près du cadavre de Père. Pas très malin d’avoir perdu mon pulsant, Meb.

— Comment sais-tu tout ça ? demanda Issib.

— C’est Gaballufix lui-même qui me l’a raconté, pendant qu’il essayait de me convaincre qu’il me tenait à la gorge.

— Allons au conseil ! s’exclama Issib. Si Gaballufix a avoué…

— Il l’a avoué – ou plutôt, il s’en est vanté – devant moi seul, dans une pièce vide. C’est ma parole contre la sienne. Donc, inutile d’en parler ; ça ne servirait à rien.

— Si ! Il faut saisir l’occasion ! insista Nafai. Aujourd’hui, tout de suite ! On va à la maison, on entre dans les fichiers de Père par sa bibliothèque, et on convertit tous les fonds en liquide. Ensuite, on se rend au marché de l’Or, et on change tout en lingots, en titres négociables, en pierres précieuses, en ce que vous voulez, et puis on va chez Gaballufix et…

— Et il nous prend tout, il nous tue, il nous découpe en petits morceaux et nous jette aux chacals, dans un fossé en dehors de la cité, termina Elemak.

— Pas du tout, rétorqua Nafai : on prendra un témoin avec nous, quelqu’un qu’il n’osera pas toucher.

— Et qui donc ? demanda Issib.

— Rashgallivak, répondit Nafai. Ce n’est pas seulement l’intendant du domaine de Wetchik : il est Pahvashantu, et il jouit d’un grand prestige et de la confiance de tous. On l’emmène, il surveille tout, il est témoin de l’échange de la fortune de Père contre l’Index, et on ressort tous vivants. Peut-être que Gaballufix nous tuerait si on y allait seuls, mais il n’osera pas toucher à Rash.

— Tu veux dire que nous irions tous les quatre chez Gaballufix ? demanda Issib.

— Dans la cité ? renchérit Mebbekew.

— Ce n’est pas une mauvaise idée, dit Elemak. C’est risqué, mais tu as raison : c’est le moment d’agir.

— Alors, allons à la maison, reprit Nafai. On peut laisser les chameaux ici pour la nuit, non ? Issib et moi, nous nous occuperons du transfert des fonds à la bibliothèque, pendant que Meb et toi irez chercher Rash pour qu’on débarque tous ensemble chez Gaballufix.

— Est-ce que Rash marchera ? demanda Issib. Et si Gaballufix décidait de nous tuer quand même ?

— Rash marchera, répondit Elemak. Il est parfaitement loyal. Il ne faillira jamais à son devoir envers la maison de Wetchik. »


En une heure, tout fut réglé. L’après-midi tirait à sa fin quand ils entrèrent dans le marché de l’Or et entamèrent les dernières transactions. Tous les fonds qui n’étaient pas bloqués en immobilier se trouvaient sous forme accessible sur le fichier bancaire d’Issib, qui n’était en fait, comme ceux de ses frères, qu’un sous-fichier du compte général de Père. Si quelqu’un doutait qu’Issib eût le droit de dépenser une telle somme, Rashgallivak était là, témoin silencieux des opérations. Si Rash était présent, c’est que tout devait être légal.

La somme en jeu représentait le plus gros achat de liquidités qu’eût connu l’histoire récente du marché de l’Or. Aucun agent de change ne possédait assez de lingots, de pierres précieuses ou de titres pour traiter ne fût-ce qu’une fraction sérieuse de l’achat. Pendant plus d’une heure, jusqu’à ce que le soleil eût sombré derrière l’enceinte rouge et que le marché fût plongé dans l’ombre, les agents marchandèrent entre eux pour parvenir enfin à déposer le montant total de l’opération sur une seule table. On procéda au transfert ; une somme effarante passa d’une colonne à l’autre sur les écrans, devant tous les agents du marché à présent rassemblés qui suivaient l’opération, abasourdis. Les lingots furent ensuite enveloppés dans du tissu en trois paquets et ficelés, les pierres roulées dans d’autres linges et placées dans des sacs, et les titres reliés dans des brochures de cuir. Enfin, les paquets furent répartis entre les quatre fils de Wetchik.

Un des agents avait déjà pris des dispositions pour qu’une demi-douzaine de gardes municipaux les accompagnent partout, mais Elemak les renvoya. « Si les gardes viennent avec nous, nous attirerons l’attention de tous les voleurs de Basilica, et nos vies ne vaudront plus grand-chose. Non, nous nous déplacerons rapidement, sans gardes et en toute discrétion. »

Les agents se tournèrent une fois de plus vers Rashgallivak, qui opina.

Les quatre frères, suivis de l’intendant, traversèrent la cité, inquiets des regards que leur lançaient les passants, et arrivèrent enfin devant les portes de la maison de Gaballufix. Nafai vit tout de suite qu’Elemak et Mebbekew étaient accueillis en familiers de la maison. Rashgallivak aussi, mais il est vrai que Rash était connu de tout le clan Palwashantu ; l’étonnant aurait été qu’on ne le reconnût pas. Seuls, Nafai et Issib durent être présentés à Gaballufix, dans son vaste salon – ou plutôt, dans le salon de sa femme.

« C’est donc toi qui voles, dit Gaballufix en s’adressant à Issib.

— Je flotte, en réalité, répondit Issib.

— C’est ce que je vois. Ainsi, vous êtes les fils de Rasa, tous les deux. » Il regarda Nafai dans les yeux. « Tu es bien grand pour quelqu’un de si jeune. »

Nafai, trop occupé à le dévisager, ne répondit pas. Gaballufix était très ordinaire, finalement ; un peu mou, même. En tout cas, plus très jeune, bien que moins âgé que Père, qui avait, il est vrai, partagé la couche de sa mère et conçu Elemak. Ce dernier n’avait qu’une vague ressemblance avec Gaballufix : la couleur sombre des cheveux et les yeux un peu trop rapprochés, sous des arcades sourcilières proéminentes.

Mais c’était aussi par les yeux qu’ils étaient le plus différents : Gaballufix les avait légèrement chassieux et bordés de rouge, ce qui contrastait avec le regard énergique d’Elya. Elemak était un homme d’action, vigoureux, un homme du désert, capable d’affronter des gens et des environnements inconnus avec courage et assurance. Gaballufix, au contraire, n’allait nulle part et ne faisait rien ; il préférait se terrer dans son repaire et laisser les autres faire son travail. Elemak fonçait dans le monde et le changeait là où c’était possible ; Gaballufix restait sur place et le vampirisait ; il le vidait de sa substance pour s’en emplir.

« … Et le plus jeune est muet, à ce que je vois, poursuivit Gaballufix.

— Oui, pour la première fois de sa vie ! » dit Meb. Il y eut des rires nerveux.

« Eh bien, pourquoi les fils et l’intendant de Wetchik m’honorent-ils de leur visite ?

— Père voulait que nous échangions des présents avec toi, dit Elemak. Là où nous vivons, nos besoins d’argent sont réduits, mais Père avait à cœur d’emporter l’Index – ou plutôt, Surâme le lui a ordonné. Tandis que toi, Gaballufix, tu n’en as pas vraiment besoin – l’as-tu seulement regardé une fois depuis que tu es chef du conseil clanique ? – et tu pourrais faire meilleur usage d’une part de la fortune de Wetchik que Père, maintenant qu’il est loin de la cité. »

C’était là un discours éloquent et sincère, et en même temps parfaitement faux, qui suscita l’admiration de Nafai. Tout le monde savait que c’était une négociation qui se jouait ici, mais on lui donnait habilement l’apparence d’un échange de cadeaux, si bien que personne ne pourrait accuser ouvertement Gaballufix d’avoir vendu l’Index, ni Père de l’avoir acheté.

« Je suis sûr que mon cousin Wetchik est trop généreux avec moi, répondit Gaballufix. Je n’imagine pas lui être de quelque secours en gérant une part négligeable de sa grande fortune. »

Alors, Elemak s’avança et déroula un lourd paquet de lingots de platine. Gaballufix en prit un et le soupesa. « Voilà un objet magnifique, dit-il. Et pourtant, je sais qu’il s’agit là d’une part si minuscule de la fortune de Wetchik que je ne me sentirais pas le droit de rendre un si petit service à mon cousin, alors qu’il devrait supporter en échange le lourd fardeau qu’est la garde de l’Index Palwashantu.

— Ce n’est qu’un échantillon, dit Elemak.

— Si l’on doit me confier cette responsabilité, ne devrais-je pas en connaître l’étendue ? »

Elemak sortit le reste du trésor qu’il portait sur lui et le déposa sur la table. « Père ne peut assurément pas te demander de te charger de plus que cela.

— C’est une charge bien légère, répondit Gaballufix. Je serais honteux que ce soit là toute l’aide que je puisse apporter à mon cousin. » Mais Nafai vit que les yeux de Gaballufix brillaient devant cet étalage de richesses. « Je suppose que ce n’est que le quart de ce que vous transportez. »

Le regard de Gaballufix passa de Nafai à Issib, puis à Mebbekew.

« Je crois que c’est suffisant, dit Elemak.

— Alors, je ne peux accepter de faire porter le fardeau de l’Index à mon cousin.

— Très bien », conclut Elemak. Il entreprit de remballer les lingots.

C’est tout ? s’étonna Nafai intérieurement. On abandonne comme ça ? Suis-je donc le seul à voir que Gaballufix salive devant l’argent ? Que si on lui en offre encore un peu, il va craquer ?

« Attendez, dit-il à haute voix. On peut ajouter ce que j’ai sur moi ! »

Nafai sentit bien le regard meurtrier que lui lança Elemak, mais il aurait été inconcevable d’arriver si près du but et de repartir les mains vides. Elemak ne comprenait-il pas que l’Index était d’une importance énorme ? Une importance qui dépassait celle de l’argent, c’était certain. « Et si ça ne suffit pas, continua-t-il, Issib en a encore sur lui. Montre-lui, Issib. Laisse-moi lui faire voir. »

Et en quelques instants, ils eurent triplé l’offre.

« J’ai bien peur, dit Elemak d’une voix glaciale, que mon jeune frère ait offert de te charger de bien plus que je n’avais l’intention de t’obliger à gérer.

— Au contraire, rétorqua Gaballufix. C’est ton jeune frère qui a le mieux estimé quel fardeau je suis prêt à assumer. En fait, je pense que si le dernier quart de ce que vous avez apporté chez moi se trouvait sur la table, je me sentirais le droit de charger mon cher cousin de la lourde responsabilité de l’Index Palwashantu.

— Non, ce serait trop, dit Elemak.

— Dans ce cas, tu me vexes, répliqua Gaballufix, et je ne vois pas l’intérêt de poursuivre cette discussion.

— Nous sommes venus chercher l’Index, dit Nafai. Nous sommes venus sur l’ordre de Surâme.

— Ton père est connu pour sa piété et ses visions, répondit Gaballufix.

— Si vous acceptez de prendre tout ce que nous avons, nous le déposerons avec joie devant vous pour accomplir la volonté de Surâme.

— Le Temple n’oubliera pas de sitôt une telle obéissance », fit Gaballufix. Puis, à Mebbekew : « À moins que la piété de Nafai ne soit supérieure à celle de son frère Mebbekew ? »

Rempli d’angoisse et d’indécision, le regard de Mebbekew allait d’Elemak à Gaballufix.

Mais ce fut Elemak qui réagit. Il se remit à emballer les lingots dans les tissus.

« Non ! s’écria Nafai. On ne va pas laisser tomber maintenant ! » Il tendit la main vers Mebbekew. « Tu sais bien que ce serait la volonté de Père.

— Je vois que le plus jeune est le seul qui comprenne vraiment », dit Gaballufix.

Mebbekew s’avança et entreprit de disposer ses paquets sur la table. Pendant ce temps, Elemak agrippa durement Nafai par l’épaule et lui souffla : « Je t’avais dit de me laisser faire ! Tu lui as donné quatre fois plus que nécessaire, espèce de petit crétin ! Nous n’avons plus rien ! »

Plus rien que l’Index, songea Nafai. Mais… si Elemak savait très bien ce qu’il faisait, en réalité ? Nafai aurait peut-être mieux fait de se taire et de le laisser mener la négociation. Sur le moment pourtant, il avait eu la conviction qu’il devait intervenir, sous peine de ne jamais obtenir l’Index.

Toute la fortune du Wetchik, sauf les terres et les immeubles, se trouvait sur la table de Gaballufix.

« Est-ce suffisant, maintenant ? demanda Elemak d’un ton sec.

— C’est tout à fait suffisant, répondit Gaballufix. Tout à fait suffisant pour me prouver que Volemak le Wetchik a trahi les Palwashantu. Cette immense fortune a été placée entre les mains d’enfants, qui ont résolu, avec une stupidité typiquement puérile, de la gaspiller tout entière à l’achat d’un objet dont tout vrai Palwashantu sait qu’il ne peut en aucun cas être vendu : l’Index, le dépôt sacré, la charge sainte des Palwashantu ! Volemak pensait-il pouvoir l’acheter ? Non, c’est inconcevable, cela ne se peut pas ! Je dois donc conclure qu’il a perdu l’esprit, ou bien que vous l’avez tué et que vous avez caché son corps quelque part !

— Non ! cria Nafai.

— Tes mensonges sont obscènes, lança Elemak, et nous ne les tolérerons pas ! » Il s’avança et voulut pour la troisième fois ramasser le trésor.

« Voleur ! hurla Gaballufix.

Les portes s’ouvrirent soudain, et une dizaine de soldats entrèrent dans la pièce.

« Tu crois vraiment pouvoir faire ça en présence de Rashgallivak ? demanda Elemak, haletant.

— Mais j’insiste pour le faire en sa présence ! dit Gaballufix. Qui, à ton avis, est venu m’avertir que Volemak trahissait la confiance des Wetchik ? Que les fils de Volemak saignaient à blanc la fortune de Wetchik à cause d’un caprice de fou ?

— Je sers la maison de Wetchik », intervint Rashgallivak. Il regarda tour à tour les quatre frères, et son visage était un masque de tristesse. « Ce ne pouvait pas être l’intérêt de cette grande maison de laisser un fou qui croit avoir des visions dilapider sa fortune. Gaballufix a eu grand-peine à croire ce que je lui ai dit, mais il a convenu que la fortune de Wetchik devait être confiée à une autre branche de la famille.

— En tant que chef du clan Palwashantu, dit Gaballufix d’un ton solennel, je déclare que Volemak et ses fils, s’étant révélés incompétents et indignes dans la garde de la plus grande maison du clan, sont donc écartés comme héritiers et possesseurs de la maison de Wetchik, et ce pour toujours. Et en reconnaissance de ses années de bons et loyaux services, en sa personne et en celle de ses ancêtres depuis bien des siècles, j’accorde la garde temporaire de la fortune de Wetchik et l’usage du nom de Wetchik à Rashgallivak, afin qu’il s’occupe de tous les domaines de cette maison jusqu’à ce que le conseil clanique en dispose autrement. Quant à Volemak et ses fils, s’ils tentent en quelque manière de protester ou de discuter cette décision, ils seront considérés comme ennemis de sang des Palwashantu et se verront appliquer des lois plus anciennes que celles de la cité de Basilica. » Gaballufix se pencha par-dessus la table et sourit à Elemak. « Tu as bien tout compris, Elya ? »

Elemak fixa Rashgallivak. « J’ai surtout compris que l’homme le plus loyal de Basilica est à présent celui qui la trahit le plus.

— C’est vous, les traîtres, rétorqua Rash. Pris d’une folie qui vous conduit à des visions, vous faites un voyage sans profit aucun dans le désert, vous vendez tous les animaux, vous congédiez les ouvriers, et aujourd’hui vous vous ruinez vous-mêmes… En tant qu’intendant de la maison de Wetchik, je ne pouvais faire autrement qu’en référer au conseil clanique.

— Gaballufix n’est pas le conseil, rétorqua Elemak. C’est un vulgaire voleur, et tu as remis toute notre fortune entre ses mains !

— C’est vous qui étiez en train de la lui remettre, fit observer Rashgallivak. Ne comprenez-vous pas que c’est pour vous que je fais cela ? Pour vous quatre ? Le conseil me nommera tuteur pendant quelques années, le temps que tout se tasse, et durant ce temps, si l’un de vous s’avère réfléchi et parfaitement digne de confiance, digne de cette responsabilité, le nom et la fortune de Wetchik reviendront à votre famille.

— Il n’y aura plus de fortune, rétorqua Elemak, parce que Gabya l’aura engloutie dans ses armées avant la fin de l’année.

— Pas du tout, dit Gaballufix. Je la confie tout entière à Rash, pour qu’il la gère en tant qu’intendant. »

Elemak éclata d’un rire caustique. « Un intendant tenu de l’employer comme le conseil l’ordonnera. Et qu’ordonnera le conseil ? Tu verras, Rash ! Tu le verras même très vite, parce que le conseil a des frais sacrément importants, avec tous les soldats qu’il entretient ! »

Rashgallivak eut l’air mal à l’aise. « Gaballufix a en effet indiqué qu’une petite partie de cet argent pourrait être déduite pour couvrir les frais actuels, mais que votre père, s’il avait encore été sain d’esprit, aurait de toute façon contribué aux dépenses du clan.

— Il s’est fichu de toi, dit Elemak, et de moi aussi. Il s’est fichu de nous tous. »

Rash regarda Gaballufix, visiblement inquiet. « Peut-être devrions-nous réunir le conseil clanique, fit-il.

— Le conseil s’est déjà réuni, répondit Gaballufix.

— Quels sont les frais réels du clan ? demanda Rashgallivak.

— Ils sont minimes, dit Gaballufix. Ne perdez pas votre temps à vous inquiéter de ça. À moins que vous ne soyez aussi peu digne de confiance que Volemak et ses fils ?

— Tu vois ? exulta Elemak. Ça commence déjà : fais ce que dit Gabya, ou tu ne resteras pas longtemps intendant de la fortune de Wetchik.

— La loi est la loi, déclara Gaballufix. Et maintenant, il est temps que ces misérables dissipateurs quittent ma maison, avant que je ne les inculpe du meurtre de leur père.

— Avant que nos paroles n’aident Rash à voir la vérité, tu veux dire ! corrigea Elemak.

— On va partir, dit Mebbekew. Mais ces discours sur le conseil clanique Palwashantu et Rashgallivak qui deviendrait le Wetchik, tout ça, c’est de la pisse de rat ! Tu es un voleur, Gabya, un voleur, un menteur et un assassin qui aurait tué Roptat et Père si on n’avait pas fichu le camp de la cité, et on ne va pas laisser la fortune de notre famille entre les mains d’un meurtrier ! »

Là-dessus, Mebbekew se précipita en avant et s’empara d’un sac de pierres précieuses.

Les soldats bondirent aussitôt sur les quatre frères. Le sac fut arraché des mains de Mebbekew, et on les emmena sans douceur jusqu’à la porte d’entrée ; là, on les jeta à la rue.

« Allez, du balai ! leur crièrent les soldats. Voleurs ! Assassins ! »

Nafai eut à peine le temps de reprendre ses esprits que Mebbekew le saisit à la gorge. « Il a fallu que tu étales tout le trésor sur la table !

— Mais il était décidé à l’obtenir, de toute façon ! protesta Nafai.

— Fermez-la, bande de crétins, coupa Elemak. On n’est pas encore sortis de l’auberge. Nos vies ne valent plus rien : des hommes doivent nous attendre à moins de cinquante mètres d’ici pour nous tuer. Notre seule chance, c’est de nous séparer et de cavaler. Ne vous arrêtez sous aucun prétexte. Et n’oubliez pas – Rasa m’a dit ça tout à l’heure : ne vous fiez à aucun homme. Vous entendez ? À aucun homme ! On se retrouve ce soir près des chameaux. Si l’un de nous manque à l’aube, il sera considéré comme mort. Et maintenant, foncez, et évitez les endroits où ils risquent de vous attendre ! »

Sur ces mots, Elemak s’éloigna à grandes enjambées vers le nord. Mais il se retourna au bout de quelques pas. « Allez-y, bande d’imbéciles ! Regardez, ils font déjà signe aux assassins ! »

Et en effet, Nafai vit qu’un des soldats postés sous l’auvent de Gaballufix avait levé un bras et indiquait leur groupe de l’autre.

« À quelle vitesse peux-tu aller avec tes flotteurs ? demanda-t-il à Issib.

— Plus vite que toi, répondit son frère. Mais pas plus qu’un pulsant.

— Surâme nous protégera, dit Nafai.

— C’est vrai. Maintenant, cours, crétin ! »

Nafai baissa la tête et plongea au plus épais de la foule. Il avait remonté la rue de la Fontaine sur une centaine de mètres vers le sud quand il entendit crier derrière lui ; il se retourna : Issib s’était élevé d’une vingtaine de mètres dans les airs et disparaissait par-dessus le toit de la maison en face de chez Gaballufix. Je ne savais pas qu’il pouvait faire ça ! se dit Nafai, époustouflé.

Puis, comme il reprenait sa course, il songea qu’Issib lui-même n’avait jamais dû s’en douter jusqu’à cet instant.

« En v’là un ! » fit une voix hargneuse. Et un homme apparut soudain devant lui, une épée électrique à la main. Une femme cria ; les gens s’écartèrent peureusement. Mais Nafai, prévenu par une sorte d’instinct, sentit la présence d’un autre homme juste derrière lui. S’il reculait devant la lame, il se jetterait dans les bras du véritable assassin.

Alors, Nafai se précipita en avant. Son adversaire ne s’était pas attendu à cette agressivité de la part d’un garçon désarmé, et son coup porta dans le vide. Nafai enfonça durement son genou dans l’aine de l’homme et le souleva du sol. L’homme se mit à hurler, et Nafai le bouscula de son chemin, puis il se mit à courir pour de bon, sans un coup d’œil en arrière et sans guère regarder devant lui non plus ; il se contentait d’éviter les gens et de guetter l’apparition de la lueur rougeoyante d’une nouvelle épée, ou le rayon blanc d’un pulsant.

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