15. Le meurtre

Si on veut arriver à quelque chose, se dit Nafai, il faut renoncer à tout plan. Gaballufix les déjoue à chaque fois. Et l’espoir était encore moindre, maintenant qu’Elemak et Mebbekew se montraient ouvertement hostiles. Pourquoi avait-il fallu que Surâme désigne Nafai comme chef ? Un enfant pouvait-il commander à ses aînés qui, plutôt que de l’aider, se réjouiraient de le voir échouer ? Bien sûr, Issib ne poserait pas de problème, mais de quelle utilité serait-il, même avec ses flotteurs ? Il était à la fois trop visible, trop fragile et trop lent.

Petit à petit, tandis qu’ils cheminaient dans le désert – Nafai en tête, non par choix, mais parce qu’Elemak refusait de marcher près de lui –, il parvint à une conclusion inéluctable : il s’en sortirait bien mieux sans ses frères.

Tout seul, ses chances ne seraient certes pas très bonnes, mais Surâme serait là pour l’aider, comme il l’avait déjà fait une fois en lui permettant de sortir de Basilica.

Mais alors, Luet le tenait par la main. Qui serait sa Luet, cette fois-ci ? Prophétesse, elle était aussi proche de Surâme que Nafai de sa mère. Luet sentait Surâme qui la guidait pas à pas ; Nafai, lui, ne le percevait que très rarement et de façon très confuse. Qu’était-ce donc que cette vision d’un soldat aux mains ensanglantées qui marchait dans les rues de Basilica ? Celle d’un futur ennemi à combattre ? Celle de sa propre mort ? Ou celle d’un guide ? Quelle confusion ! Comment concevoir un plan, dans ces conditions ?

Soudain, Nafai fit halte.

Les autres s’arrêtèrent derrière lui.

« Quoi encore ? demanda Mebbekew. Éclaire-nous, ô grand oint de Surâme ! »

Nafai ne répondit pas et s’efforça de faire le vide dans son esprit, de relâcher le nœud de frayeur qui lui crispait l’estomac. Surâme ne lui parlait pas comme il parlait à Luet, pour la simple raison que Luet, elle, ne cherchait pas à trouver un plan. Luet écoutait. Elle commençait par écouter, par comprendre. Si Nafai désirait vraiment aider Surâme, devenir son représentant et son serviteur à la surface de ce monde, il devait cesser d’inventer constamment des plans ridicules et laisser à Surâme l’occasion de lui parler.


Ils étaient près de Clébaud, le bourg qui s’étirait le long des routes issues de la porte du Goulet. Nafai avait pensé contourner Clébaud, remonter une ravine jusqu’à la route du Désert et entrer dans Basilica par la porte Arrière ; mais il voulait d’abord tester cette idée. Il s’imagina donc faisant le tour de Clébaud, et ses pensées se mirent à s’égarer. Il se tourna alors vers le Goulet, et sentit immédiatement un déferlement d’assurance. C’est bien ça, se dit-il. Surâme est prêt à me guider, pour peu que j’écoute en silence. Comme j’aurais dû le faire pendant qu’Elemak marchandait avec Gaballufix cet après-midi !

« Et allez donc ! dit Mebbekew. Entrons donc par une des portes les mieux gardées de Basilica ! Marchons gaiement dans le quartier le plus pourri de la ville, où tous les gens à vendre, c’est-à-dire tout le monde, sont à la solde de Gaballufix !

— Chut ! intima Issib.

— Laisse-le parler, dit Nafai. Ça va attirer les hommes de Gaballufix et ils vont nous tuer ; et Mebbekew sera content, parce que comme ça, pendant notre agonie, il pourra dire : “Tu vois, Nyef ? Tu nous as tous fait tuer !” Et il mourra heureux. »

Mebbekew s’élança vers Nafai, mais Elemak le retint. « On tiendra notre langue », dit-il.

Nafai les conduisit alors jusqu’à la route Haute qui reliait la porte de la ville à Clébaud. Des maisons la bordaient sur sa plus grande longueur, mais elle était reconnue dangereuse à cette heure de la nuit, et il n’y aurait pas grand monde. Nafai repéra le plus grand espace séparant des maisons de part et d’autre de la route, regarda soigneusement à droite et à gauche, puis se baissa et traversa la chaussée au petit trot. Ensuite, caché dans un fossé à sec, il attendit ses frères.

Qui ne venaient pas.

Ils ne venaient pas.

Ils ont décidé de me laisser tomber, se dit-il. Eh bien, tant mieux !

Soudain, ils apparurent. Mais au lieu de trotter comme Nafai, ils marchaient. Tous les trois. Évidemment, songea-t-il : ils ont pris le temps de sortir Issib de son fauteuil. J’aurais dû y penser.

Comme ils traversaient la route, Nafai s’aperçut qu’Issib ne flottait pas : les bras passés sur les épaules de ses frères, les pieds traînant à moitié par terre, il avançait soutenu par Elemak et Meb. Aux yeux d’un étranger, Issib devait ressembler à un ivrogne que des amis ramenaient à la maison.

Parachevant le tableau, ils ne franchirent pas la route à angle droit ; ils partirent en oblique, comme s’ils essayaient de suivre la chaussée mais s’égaraient dans le noir ou changeaient de direction à cause des mouvements de l’ivrogne. Enfin, ils parvinrent de l’autre côté et se glissèrent dans les buissons.

Nafai les rejoignit alors qu’ils aidaient Issib à remettre ses flotteurs. « C’était génial ! chuchota-t-il. Même s’il y avait eu du monde, personne n’y aurait vu que du feu !

— C’est Elemak qui a eu cette idée, précisa Issib.

— C’est toi qui devrais commander, Elemak, dit Nafai.

— Ce n’est pas ce que pense Surâme, répondit Elemak.

— Surâme ! Le fauteuil d’Issib, tu veux dire ! grinça Mebbekew.

— C’est aussi bien que tu sois passé le premier, Nyef, reprit Elemak. Les gardes cherchent quatre hommes, dont un qui flotte, et ils n’en ont vu que trois, dont un ivre mort.

— Par où est-ce qu’on va, maintenant ? » demanda Issib.

Nafai haussa les épaules. « Par ici, je crois. » Toujours devant, il coupa à travers le terrain en friche qui séparait la route Haute du Goulet.

Son esprit se brouilla soudain. Il était incapable de penser à ce qu’il ferait ensuite. Il était incapable de penser, tout court.

« Stop », dit-il. Il s’imagina continuant à mener ses frères, et cela n’allait pas. Poursuivre sa route seul ? Oui, c’était cela. « Attendez-moi ici, reprit-il. Je vais entrer seul.

— Génial ! s’exclama Mebbekew. On aurait aussi bien pu attendre près des chameaux !

— Non, s’il vous plaît, dit Nafai. C’est ici que j’ai besoin de vous. Je dois être sûr de vous y trouver en ressortant.

— Combien de temps te faudra-t-il ? demanda Issib.

— Je n’en sais rien.

— Bon, alors, qu’est-ce que tu as l’intention de faire ? »

Il ne pouvait tout de même pas leur dire qu’il n’en avait pas la moindre idée ! « Elemak ne nous avait pas dit ce qu’il comptait faire, lui ! dit-il.

— C’est ça, susurra Mebbekew, joue les grands chefs !

— On attendra, dit Elemak. Mais si nous sommes encore ici quand le soleil se lèvera, nous serons à découvert et on nous prendra à coup sûr. Tu comprends ça, je suppose ?

— Aux premières lueurs du jour, si je ne suis pas revenu, récupérez le fauteuil d’Issib et retournez aux chameaux.

— D’accord, répondit Elemak.

— Si on veut ! ajouta Mebbekew, agressif.

— On voudra, coupa Elemak. Et Meb sera là, comme les autres. »

Nafai savait bien qu’Elemak le détestait et le méprisait toujours autant ; mais il savait également qu’il lui obéirait. Elya s’attendait qu’il échoue, mais il lui laissait une chance de réussir.

« Merci, dit Nafai.

— Rapporte l’Index. Tu es le garçon de courses de Surâme, alors rapporte l’Index. »

Sans répondre, Nafai les quitta et se dirigea vers le Goulet. En s’approchant, il entendit les gardes qui parlaient entre eux. Il y en avait trop ; ils étaient six ou sept, et non deux comme d’habitude. Pourquoi cela ? Il se colla contre la muraille et s’avança jusqu’à portée de voix.

« Moi, je dis que c’est Gaballufix qui l’a fait, disait un garde. Il a dû tuer d’abord le fils de Wetchik pour qu’il ne puisse pas quitter la cité, ensuite il a tué Roptat, pour faire porter le chapeau à quelqu’un qui ne pouvait plus se défendre.

— Ce serait bien de Gaballufix, répondit un autre garde. Lui et ses hommes, c’est faux-culs et compagnie ! »

Roptat était donc mort ! Nafai frissonna de peur. Malgré tous ces complots avortés, c’était quand même arrivé ! Gaballufix avait fini par commettre un meurtre. Et il en accusait un des fils de Wetchik.

C’est moi ! se dit Nafai. C’est moi qu’il accuse ! Je suis le seul à n’avoir pas quitté la cité par une porte surveillée. Pour l’ordinateur municipal, je suis encore dans Basilica ! Et bien entendu, Gaballufix est au courant ; il a sauté sur l’occasion, il a tué Roptat et répandu la rumeur que c’était le dernier fils de Wetchik le coupable !

Mais les femmes savent, elles. Elles savent qu’il ment. Il ne s’en rend pas compte encore, mais d’ici demain, toutes les femmes de Basilica sauront la vérité : pendant que Roptat se faisait tuer, j’étais au lac avec Luet. Ça veut dire que je ne suis même pas obligé d’entrer dans la cité. Gaballufix va se retrouver vaincu par sa propre stupidité, et nous, nous pouvons attendre dehors en lui faisant des pied-de-nez !

Oui, mais il n’arrivait pas à s’imaginer restant dehors. Ce n’était pas ce que voulait Surâme. Surâme ne s’intéressait pas aux démêlés de Gaballufix avec ses propres mensonges. Surâme ne s’intéressait qu’à l’Index, et la chute de Gaballufix ne le rendrait pas à Père.

Comment faire pour passer la porte ? se demanda Nafai.

La seule réponse qui lui vint fut sa propre peur, qui ne provenait évidemment pas de Surâme.

Alors, il patienta. La conversation des gardes retombait peu à peu. « Si on allait se balader à Clébaud ? » proposa l’un. Et cinq hommes passèrent la porte pour s’enfoncer dans les rues obscures du bourg. S’ils s’étaient retournés vers l’enceinte, ils auraient aperçu Nafai, collé aux pierres à moins de deux mètres du seuil. Mais ils ne se retournèrent pas.

C’était le moment, il le sentit ; sa peur n’avait en rien diminué, or en même temps il était pris d’une irrésistible envie d’agir. Était-ce Surâme ? Difficile à savoir ; mais il fallait faire quelque chose, même s’il ne savait quoi. Aussi, retenant son souffle, Nafai s’avança-t-il dans la clarté qui illuminait la porte.

Assis sur un tabouret, un des gardes sommeillait contre la porte. L’autre se soulageait contre le mur opposé, dos à l’ouverture. Nafai passa entre eux à pas de loup. Aucun des deux hommes ne changea de position tant qu’il n’eut pas quitté la lumière. Une fois dans l’ombre, il les entendit reprendre leur bavardage ; mais ils ne parlaient pas de lui et ils ne déclenchèrent pas l’alarme. C’est sans doute ce qui s’est passé pour Luet, la nuit où elle est venue nous prévenir, songea Nafai : les gardes abrutis par Surâme l’ont laissé passer comme si elle était invisible. C’est la même chose.

La lune se levait ; la nuit était déjà plus qu’à demi entamée. La cité dormait, sauf Dollville, sans doute, et le marché intérieur ; mais même ces deux quartiers devaient être plus calmes que d’habitude en ces jours de tension et d’inquiétude, avec les soldats qui patrouillaient dans les rues. Dans celui où se trouvait Nafai, en tout cas, un quartier très sûr, sans aucune vie nocturne, on ne voyait pas un chat. Était-ce un bien ou un mal ? Nafai n’en savait rien. Dans un sens, on le remarquerait moins ; mais si quelqu’un le voyait, il ne passerait pas inaperçu.

Cette nuit, cependant, Surâme était là pour l’aider. Préférant tout de même ne pas tenter le sort, il circulait d’ombre en ombre, et quand une troupe de soldats déboucha dans la rue, il se jeta sous un porche où nul ne le vit.

Voilà sans doute la limite du pouvoir de Surâme, se dit Nafai : avec Luet, Père ou moi, il arrive à communiquer de véritables pensées, de même par le biais d’une machine comme le fauteuil d’Issib ; mais qui peut dire ce que ça lui a coûté ? Il touche directement l’esprit des gens, mais il ne peut pas faire beaucoup plus que détourner leur attention, comme quand il les éloigne des idées interdites. Il est incapable de diriger les soldats hors de mon chemin, mais il peut les inciter à ne pas m’apercevoir, caché sous le porche le plus sombre ; il peut leur faire passer l’envie de chercher à vérifier ce que je fais là. Il ne peut pas empêcher les gardes de la porte de faire leur devoir, mais il peut aider celui qui sommeille à croire que le bruit de mes pas fait partie d’un rêve, afin qu’il ne se réveille pas.

Mais pour ça, Surâme doit concentrer toute son attention sur la rue où me voici cette nuit. Ici même. Sur moi.

Et maintenant, où est-ce que je vais ?

Aucune importance. Il suffit que je me débranche l’esprit et que j’avance le nez en l’air, voilà tout. Surâme me prendra par la main et me guidera, comme Luet.

Mais Nafai eut du mal à faire le vide dans son esprit, à s’empêcher de reconnaître chaque rue, de penser aux gens ou aux boutiques qu’il y connaissait, et à la façon dont il pourrait s’en servir pour s’emparer de l’Index. Son esprit était encore trop touffu.

Et pourquoi serait-ce interdit ? se demanda-t-il. Qu’est-ce qu’on attend de moi ? Que je cesse d’être intelligent ? Que je devienne infiniment stupide pour que Surâme puisse me contrôler ? Ma plus grande ambition dans la vie serait-elle d’être une marionnette ?

Non, répondit une voix. Elle était aussi nette que l’autre nuit, au bord de la rivière, dans le désert. Tu n’es pas une marionnette. Tu es ici parce que tu l’as décidé. Mais à présent, pour entendre ma voix, tu dois faire le vide dans ton esprit. Ce n’est pas que je te veuille stupide, mais il faut que tu sois capable de m’entendre. Tu auras besoin bien assez tôt de toutes tes facultés. Les imbéciles ne me sont d’aucune utilité.

Quand la voix se tut, Nafai se retrouva appuyé à un mur, le souffle court. Sentir Surâme s’imposer ainsi dans ses pensées n’avait rien d’une plaisanterie. Qu’est-ce que nos ancêtres ont bien pu faire à leurs enfants, quand ils les ont transformés pour qu’un ordinateur puisse leur parler comme ça, directement dans l’esprit ? À cette époque, tous les enfants entendaient-ils la voix de Surâme comme je l’entends maintenant ? Ou bien était-ce déjà quelque chose de rare ?

Il fallait continuer d’avancer. C’était comme une faim dévorante. Et il repartit en se déplaçant comme cela lui était déjà arrivé deux fois au cours des dernières semaines : il allait de rue en rue, presque en transe, sans savoir où ses pas le dirigeaient et sans avoir envie de le savoir, comme cet après-midi, alors qu’il fuyait devant ses assassins.

Je n’ai même pas d’arme !

Cette idée le fit s’arrêter net et sortir de sa transe somnambulique. Il ignorait où il se trouvait ; mais un peu plus loin, à moitié dans l’ombre, un homme était couché par terre. Nafai s’en approcha, curieux. Un ivrogne, peut-être. Ou une victime des tolchocks, voire des soldats, ou d’assassins. Une victime de Gaballufix, en somme.

Mais non, loin de là. C’était un des soldats tous semblables de Gaballufix qui gisait là, et d’après l’odeur d’urine et d’alcool qui émanait de lui, ce n’était pas une blessure qui l’avait jeté sur le carreau.

Nafai allait s’éloigner quand il prit conscience qu’il tenait là un déguisement inespéré. Il n’aurait aucun mal à approcher Gaballufix s’il portait un de ces costumes holographiques – et voilà qu’il en avait un sous la main, comme un cadeau du ciel.

Il s’agenouilla près de l’homme et le roula sur le dos. Impossible de repérer la boîte de contrôle de l’hologramme ; mais en promenant ses mains dans l’image, Nafai la découvrit au toucher, accrochée à une ceinture au niveau de la taille. Il la déboucla, mais elle refusa de s’écarter de l’homme de plus de quelques centimètres.

Ah, c’est vrai ! pensa Nafai. Elemak a dit que c’était une espèce de manteau et que la boîte en faisait partie.

De fait, quand il tira la boîte vers la tête de l’homme, elle se déplaça sans difficulté. En roulant le corps de côté et d’autre, il parvint à retirer le costume holographique à son propriétaire, d’abord par les bras, puis par le torse et enfin la tête.

Et alors, Nafai s’aperçut que ce n’était pas seulement un costume que Surâme lui offrait sur un plateau d’argent. L’homme n’était pas un simple assassin vêtu d’une tenue de soldat. C’était Gaballufix lui-même.

Il était ivre mort, vautré dans son urine et son vomi, mais c’était néanmoins Gaballufix, sans aucun doute possible.

Que faire de ce pochard ? L’Index n’était sûrement pas sur lui. Et Nafai ne se faisait pas d’illusions : il ne gagnerait pas la reconnaissance éternelle de Gaballufix en le ramenant chez lui sur ses épaules.

Ce salaud a dû sortir pour fêter la mort de Roptat. C’est un meurtrier qui est couché devant moi, mais il ne sera jamais puni. Et pour couronner le tout, c’est à moi qu’il essaye de faire porter le chapeau ! Nafai était en rage. Il eut envie d’écraser le visage de Gaballufix dans les vomissures qui maculaient la rue. Ce serait si agréable, si…

Tue-le.

La pensée était aussi nette que si quelqu’un avait parlé derrière lui.

Non, se dit Nafai. Je ne peux pas. Je ne peux pas tuer un homme.

Pourquoi crois-tu que je t’ai conduit ici ? C’est un meurtrier. La loi exige sa mort.

La loi exigeait ma mort à moi pour avoir vu le lac des Femmes, répondit Nafai en silence. Pourtant, on m’a fait grâce.

C’est moi qui t’avais amené au lac, Nafai, comme je t’ai conduit ici pour que tu fasses ce qui doit être fait. Tu ne récupéreras jamais l’Index tant qu’il sera vivant.

Je ne peux pas tuer un homme, surtout un homme sans défense ; ce serait un meurtre.

Non : ce serait justice, simplement.

Pas si elle était donnée de ma main : je le hais trop. Je veux qu’il meure, parce qu’il a humilié ma famille, parce qu’il a volé le titre de mon père, parce qu’il nous a pris notre fortune, parce que mes frères m’ont frappé ; je veux qu’il meure à cause des soldats et des tolchocks, à cause de la façon dont il a escamoté toute lueur d’espoir dans ma cité, dont il a fait de Rashgallivak, cet homme loyal, l’instrument veule et grotesque de sa volonté. Pour toutes ces raisons, je veux qu’il meure, j’ai envie de l’écraser sous mon pied. Et si je le tue maintenant, je ne suis pas un justicier mais un lâche et un meurtrier.

Il a tenté de te tuer. Il t’avait désigné à ses assassins.

Je sais. Ce serait donc une vengeance personnelle si je le tuais maintenant.

Réfléchis à ce que tu vas faire, Nafai. Réfléchis bien.

Je ne serai jamais un meurtrier.

C’est vrai. Tu sauveras des vies. Il reste un espoir d’éviter à ce monde l’holocauste qui a détruit la Terre il y a quarante millions d’années ; mais en laissant cet homme vivre, tu anéantis cet espoir. Le milliard d’âmes que compte Harmonie doit-il périr pour que tu puisses garder les mains propres ? Je te le dis, ce n’est pas un meurtre, ce n’est pas un assassinat ; c’est la justice. Je l’ai jugé et condamné. Il a ordonné la mort de Roptat, la tienne, celle de tes frères et celle de ton père. Il prépare une guerre qui fera des milliers de morts et mènera cette cité à la soumission. Tu ne l’épargnes pas par pitié, Nafai, car seule sa mort peut être miséricordieuse pour le monde. Tu l’épargnes par pure vanité, afin de pouvoir regarder tes mains sans les voir maculées de sang. Je te le dis, si tu ne tues pas cet homme, le sang de millions d’innocents retombera sur ta tête.

Non !

Silencieux, confiné à son esprit, le cri de Nafai n’en fut que plus poignant.

La voix qui parlait dans sa tête ne se laissa pas fléchir : L’Index donne accès à la bibliothèque la plus profonde du monde, Nafai. Avec son aide, tout est possible à mes serviteurs. Sans lui, ma voix n’est pas plus claire que celle que tu entends actuellement ; elle est sans cesse transformée, distordue par tes craintes, tes espoirs et tes attentes intimes. Sans l’Index, je ne peux t’aider et tu ne peux m’aider. Mes pouvoirs s’affaibliront encore, ma loi dépérira dans l’esprit des gens, et pour finir le feu reviendra et dévastera un nouveau monde. L’Index, Nafai. Prends à cet homme ce qu’exige la loi, puis va t’emparer de l’Index.

Nafai se baissa et saisit l’épée électrique accrochée à la ceinture de Gaballufix.

Je ne sais pas comment tuer un homme avec cette arme. Elle n’a pas de pointe. Je ne peux pas lui percer le cœur.

Sa tête. Tranche-lui la tête.

Je ne peux pas ! Je ne peux pas, je ne peux pas, je ne peux pas !

Mais Nafai se trompait.

Il saisit Gaballufix par les cheveux et lui découvrit la gorge. L’homme s’agita – s’éveillait-il ? Nafai faillit lâcher les cheveux, mais Gaballufix retomba dans l’inconscience.

Nafai alluma l’épée et la posa sur la gorge tendue. La lame se mit à bourdonner. Une ligne apparut, où perlait le sang. Nafai appuya sur l’épée ; la ligne devint une blessure ouverte et le sang jaillit sur la lame en grésillant. Il était maintenant trop tard pour reculer, trop tard. Il appuya plus fort encore. La lame s’enfonça. Elle résista en rencontrant l’os, mais Nafai, imprimant une torsion au cou, ouvrit un espace entre les vertèbres par lequel la lame passa aisément, et la tête se détacha.

Le pantalon et la chemise de Nafai, tout comme ses mains et son visage, étaient couverts de sang, trempés, dégoulinants de sang. Je viens de tuer un homme, et c’est sa tête que je tiens ! Que suis-je, maintenant ? En quoi suis-je meilleur que celui qui gît devant moi, décapité par mes mains ?

L’Index.

Ses vêtements ensanglantés lui étaient insupportables. Pris d’un affolement presque incontrôlable, il se les arracha, puis s’essuya le visage et les mains sur le dos propre de sa chemise. Ce sont les mêmes vêtements que Luet m’a tendus quand je suis remonté à bord de la barque, sur ce lac magnifique, paisible ; et voilà ce que j’en ai fait !

S’agenouillant près du corps après avoir jeté ses vêtements dans le sang, Nafai s’aperçut qu’à cause de la pente de la rue et de la position du cadavre, le sang qui s’écoulait de la blessure avait épargné les habits de Gaballufix. Ils étaient pleins de vomi et d’urine, certes, mais pas de sang. Et il fallait bien que Nafai porte quelque chose. L’holocostume ne suffirait pas ; il serait pieds nus et il risquait d’avoir froid.

L’idée d’enfiler ces habits lui faisait horreur, mais quelque chose l’y contraignait. Il traîna le corps à l’écart de la flaque rouge, puis le dévêtit avec soin, en évitant tout contact avec le sang. Il fut pris de nausée en enfilant le pantalon froid et humide, mais il se reprit ; un homme qui venait de tuer comme lui ne faisait pas le délicat devant un pantalon pisseux. Idem pour l’odeur d’acide gastrique sur la chemise et la cuirasse que Gaballufix portait en dessous. Plus rien n’est trop horrible pour moi, maintenant, se dit Nafai. Je suis déjà perdu.

Par contre, il ne put se résoudre à ceindre l’épée. Il effaça ses empreintes digitales de la poignée et jeta l’arme près de la tête de sa victime. Alors, il éclata de rire. Mes vêtements sont là, à côté, des vêtements que d’innombrables témoins ont vus sur moi aujourd’hui ! Pourquoi me fatiguer à effacer toute trace de mon passage, si je les laisse ici ?

Et pourtant, je vais quand même le faire, se dit-il. Je les laisse comme s’il s’agissait de mon propre cadavre, d’un costume d’enfant. Je porte des habits d’homme, maintenant. Et pas de n’importe quel homme : l’homme le plus vil, le plus monstrueux que je connaisse. Ils me vont bien.

Il enfila le costume holographique. Il ne sentit aucune différence, mais il supposa que le système fonctionnait. Alors il s’éloigna du cadavre, sans savoir où il allait, incapable de raisonner.

Puis il fit demi-tour. Il avait oublié quelque chose, il le savait. Mais il ne vit que ses anciens vêtements et l’épée. Alors, il la prit, essuya le sang qui la couvrait et la ceignit.

Maintenant, il pouvait se mettre en route, en direction de la maison de Gaballufix évidemment. C’était très clair, à présent, ses pensées étaient désormais parfaitement nettes. Le pantalon, devenu glacé, lui irritait la peau. La cuirasse pesait sur ses épaules. L’épée l’embarrassait. Voilà ce que ça fait, d’être Gaballufix, songea Nafai. Cette nuit, je suis Gaballufix.

Il faut que je me dépêche, avant qu’on découvre le corps.

Non. Surâme empêchera qu’on le remarque, du moins jusqu’au matin, où il y aura tant de gens dans la rue qu’il ne pourra pas les influencer tous. Mais j’ai encore du temps devant moi.

Il prit la rue de la Fontaine ; puis il se ravisa, obliqua dans la rue Longue et arriva chez Gaballufix par l’arrière de la maison. Dans la ruelle, il avisa la porte qu’il avait vu Elemak emprunter, tant de jours – si peu ! – auparavant. Était-elle verrouillée ?

Oui. Que faire ? Quelqu’un, à l’intérieur, devait monter la garde. Comment, sous l’apparence d’un simple soldat, demander à entrer à cette heure de la nuit ? Et si on lui faisait éteindre son costume une fois dans la place ? On le reconnaîtrait aussitôt. Pire encore, on reconnaîtrait le costume de Gaballufix et on comprendrait tout de suite que Nafai ne pouvait s’être approprié les vêtements du maître des lieux que d’une seule façon.

Mais il y avait une autre possibilité : Gaballufix avait déjà dû bien des fois rentrer chez lui ivre mort.

Alors, Nafai essaya de se rappeler la voix de Gaballufix, rauque, râpeuse et voilée. Il s’estima capable de l’imiter à peu près ; la perfection n’était pas nécessaire, puisque Gaballufix était ivre – cela se sentait assez ! Il aurait donc une voix bredouillante, mal maîtrisée, et il vacillerait, au risque de tomber, et…

« Ouvrez, ouvrez cette porte ! » brailla-t-il.

Affreux ! Ça ne ressemblait pas du tout à Gaballufix !

« Ouvrez la porte, bande d’idiots ! C’est moi ! »

C’était mieux. Et avec un petit coup de pouce de Surâme, les gardes, distraits, ne remarqueraient pas que Gaballufix n’avait pas sa voix habituelle.

La porte s’entrebâilla. Nafai n’hésita pas et s’engouffra. Un homme l’attendait. « Tu m’enfermes dehors, maintenant ? beugla Nafai. Mais j’vais t’faire écorcher vif ! J’vais t’découper en rondelles, moi ! » Nafai ignorait comment Gaballufix s’exprimait d’ordinaire, mais la grossièreté et les menaces, surtout quand il était soûl, devaient faire partie de son personnage. Le problème, c’est que Nafai n’avait pas vu beaucoup d’ivrognes, sauf dans la rue, de temps en temps, et plus fréquemment au théâtre ; mais c’était alors de la comédie.

Je suis un comédien, après tout, se dit-il. Je pensais en faire un jour mon métier ; eh bien, m’y voilà !

« Permettez-moi de vous aider, chef », dit l’homme. Sans le regarder, Nafai se laissa tomber à genoux puis se plia en deux. « J’crois bien que j’vais dégueuler », dit-il d’une voix rauque. Puis il éteignit l’holocostume l’espace d’un instant, juste assez pour que le garde et les autres occupants éventuels de la pièce reconnaissent les vêtements de Gaballufix, tandis que le visage et les cheveux de Nafai, ramassé sur lui-même, restaient invisibles. Il remit ensuite le contact et s’efforça d’imiter les haut-le-cœur d’un ivrogne à l’estomac vide ; il y parvint si bien que de la bile lui remonta dans la gorge.

« Je peux vous aider, chef ? demanda l’homme.

« Qui c’est qui garde l’Index ? beugla Nafai. Tout l’monde veut c’t’Index, en c’moment ! Eh ben, maintenant, c’est moi qui l’veux !

— C’est Zdorab qui le garde, répondit l’homme.

— Va l’chercher !

— Mais il dort, il… »

Nafai se redressa en tanguant. « Personne ne dort quand j’ai l’cul en l’air dans cette baraque !

— Je vais le chercher, chef ; excusez-moi, je croyais… »

Nafai lança un coup de poing maladroit à l’homme, qui recula d’un air horrifié. Allait-il trop loin ? Impossible de le savoir. L’homme s’éloigna en rasant un mur et disparut par une porte. Allait-il revenir avec des soldats pour l’arrêter ? Nafai n’en savait rien.

Mais non ; le garde revint accompagné de Zdorab ; Nafai en tout cas supposa qu’il s’agissait bien de lui. Mais il devait s’en assurer. Aussi s’approcha-t-il de l’homme d’un air menaçant, puis il lui souffla dans le nez. « C’est toi, Zdorab ? » L’homme croirait Gaballufix soûl au point de ne plus y voir clair.

« Oui, monsieur. » L’homme avait l’air épouvanté. Tant mieux.

« Mon Index ! Où il est ?

— Lequel ?

— Celui que ces connards voulaient – les fils de Wetchik ! L’Index, avec un grand I, par Surâme !

— Le… l’Index Palwashantu ?

— Où est-ce que tu l’as mis, fripouille ?

— Dans la chambre forte, répondit Zdorab. Je ne savais pas que vous le vouliez à portée de main. Vous ne vous en êtes jamais servi jusqu’ici, et j’ai cru…

— J’ai quand même le droit de l’regarder si j’en ai envie ! »

Arrête de tant bavarder ! se dit Nafai. Plus tu parleras, plus Surâme aura du mal à empêcher cet homme de se douter de quelque chose.

Zdorab l’emmena dans un couloir, et Nafai prit soin de se cogner de temps en temps dans le mur. Chaque fois qu’il touchait l’endroit où le bâton d’Elemak avait frappé le plus durement, un élancement le traversait de l’épaule à la hanche et un gémissement lui échappait ; mais cela ne faisait que rendre son imposture plus crédible.

Comme ils traversaient l’étage inférieur de la maison, Nafai se sentit à nouveau tremblant. Et s’il devait prouver son identité pour ouvrir le chambre forte, par un examen de la rétine ou de l’empreinte du pouce ?

Mais la chambre forte était ouverte. Surâme avait-il incité quelqu’un à oublier de la refermer ? Ou bien n’était-ce que de la chance ? Et moi, suis-je l’instrument du destin, se demanda Nafai, ou la marionnette de Surâme ? Ou bien, par quelque hasard, puis-je choisir librement une partie de mon chemin, cette nuit ?

Il ignorait quelle réponse il préférait. S’il choisissait librement, alors il avait en toute conscience choisi de tuer un homme qui gisait dans la rue, sans défense. Mieux valait croire que c’était Surâme qui l’y avait contraint, par force ou par ruse. Ou encore que quelque chose dans ses gènes ou son éducation l’y avait forcé. Mieux valait croire qu’il n’existait pas d’autre choix plutôt que de se tourmenter sans cesse et se demander s’il n’aurait pas suffi de voler les vêtements de Gaballufix. La responsabilité de son acte était un fardeau dont Nafai n’avait pas envie de se charger.

Zdorab entra dans la chambre forte. Il le suivit, puis s’arrêta net : la fortune tout entière que Gaballufix leur avait volée était là, disposée en tas bien nets sur une vaste table.

« Comme vous le voyez, monsieur, la vérification est presque finie, dit Zdorab en s’éloignant au milieu des étagères. Je me charge de tout nettoyer et de tout organiser moi-même, dans cette pièce. C’est très aimable à vous de venir la visiter. »

Nafai fut soudain pris d’un soupçon.

Est-ce qu’il me donne le change en attendant du renfort ?

Zdorab sortit des étagères à l’autre bout de la pièce. Il était petit, beaucoup plus que Nafai, et bien qu’il n’eût sûrement pas plus de trente ans, il commençait à perdre ses cheveux. Mais malgré son air comique, s’il devinait ce qui se passait, cela risquait de coûter la vie à Nafai.

« C’est bien cela ? » demanda Zdorab.

Nafai n’avait évidemment pas la moindre idée de l’aspect de l’Index. Il avait vu de nombreux Index, bien sûr, mais la plupart étaient de petits ordinateurs autonomes permettant d’accéder par ondes à une grande bibliothèque. Sur celui-ci, il ne vit rien qui rappelât un écran ; Zdorab lui présentait une sphère métallique de couleur bronze, d’environ vingt-cinq centimètres de diamètre et un peu aplatie aux pôles. « Attends que j’regarde », gronda Nafai.

Zdorab parut réticent à se séparer de l’objet. Une vague de peur envahit Nafai. Il refuse de me le donner parce qu’il sait qui je suis !

Mais Zdorab révéla sa véritable inquiétude : « Monsieur, vous avez dit de le garder toujours parfaitement propre. »

Il craignait que Gaballufix fût sale sous son holocostume, voilà tout ! Il est vrai que le maître des lieux semblait ivre mort et qu’il sentait l’alcool à plein nez ; il pouvait avoir les mains couvertes de tout ce qu’on voudrait.

« T’as raison, dit Nafai. D’accord, garde-le.

— Si vous le désirez, monsieur, répondit Zdorab.

— C’est bien le bon, hein ? » demanda Nafai. Il fallait qu’il s’en assure, et il n’espérait qu’une chose : que son imitation d’ivrognerie était assez convaincante pour que des questions stupides n’éveillent pas les soupçons.

« C’est bien l’Index Palwashantu, si c’est ce que vous voulez dire. Mais je me demandais si c’était bien celui que vous désiriez. Vous n’aviez jamais demandé à le voir, jusqu’à maintenant. »

Ainsi, Gaballufix ne l’avait même pas sorti de la chambre forte ; Elemak aurait eu beau marchander, faire monter les enchères, il était clair qu’il ne l’aurait jamais obtenu. Nafai se sentit un peu mieux. Il n’y avait donc pas eu d’occasion manquée ; tous les scénarios auraient abouti à la même conclusion.

« Où l’emportons-nous ? » s’enquit Zdorab.

Excellente question, pensa Nafai. Je peux difficilement lui dire qu’on va l’apporter aux fils de Wetchik qui attendent dans le noir de l’autre côté du Goulet !

« Faut que j’le montre au conseil, dit-il à voix haute.

— À cette heure de la nuit ?

— Ouais, à c’t’heure de la nuit ! M’ont interrompu, les cons, en plein milieu d’une fête pour m’dire qu’il fallait qu’ils voient l’Index ! Z’ont eu l’idée qu’il avait p’t-être été volé par ces faux-culs de fils de Wetchik, ces filous, ces assassins ! »

Zdorab toussa, baissa la tête et allongea le pas devant Nafai.

Tiens donc ! Zdorab n’aimait pas entendre Gaballufix qualifier ainsi les enfants de Wetchik ! Très intéressant. Mais pas au point de lui faire confiance. « Va moins vite, misérable nabot ! cria Nafai.

— Oui, monsieur. » L’homme obéit, et Nafai le suivit avec force embardées.

Ils arrivèrent à la porte d’entrée, où le même homme, toujours en poste, adressa un regard interrogateur à Zdorab. Ça y est ! songea Nafai. C’est un signal entre eux !

« Ouvrez la porte à maître Gaballufix, je vous prie, dit Zdorab. Nous ressortons. »

Nafai comprit que le garde avait simplement demandé si l’homme en costume holographique était bien Gaballufix, et Zdorab l’en avait assuré.

« Vous allez vous amuser ? dit le garde.

— Il semble que le conseil veuille affirmer son autorité, cette nuit, répondit Zdorab.

— Il vous faut une escorte ? demanda le garde. On n’a que quelques dizaines d’hommes dans le coin, mais on peut en faire venir de Clébaud en quelques minutes, si vous voulez.

— Non ! aboya Nafai.

— Ah ! je pensais que… le conseil avait peut-être besoin qu’on lui rafraîchisse la mémoire, comme la dernière fois…

— Ils n’ont pas oublié ! » bredouilla Nafai. Il se demanda ce qui s’était passé la « dernière fois ».

Zdorab sortit, Nafai trébuchant à sa suite. La porte se referma derrière eux.

Tandis qu’ils marchaient dans les rues presque vides de Basilica, Nafai se rendit compte de ce qu’il venait d’accomplir. Après tous les échecs de la journée, il sortait de chez Gaballufix avec l’Index ! Ou du moins, avec un homme qui portait l’Index.

« C’est très revigorant, un peu d’air frais, n’est-ce pas, monsieur ? dit Zdorab.

— Mm, fit Nafai.

— Enfin, je veux dire que… que vous semblez avoir les idées beaucoup plus claires. »

Et Nafai s’aperçut qu’il avait oublié de continuer à jouer les éméchés. Mais il était trop tard pour y remédier ; se remettre à trébucher juste après le commentaire de Zdorab serait stupide. Alors, Nafai fit halte, se tourna vers lui et lui lança un regard menaçant. Comme l’homme ne pouvait pas voir son expression, il faudrait qu’il l’imagine.

Zdorab devait avoir l’imagination très vive, car il parut se ratatiner aussitôt. « Ce n’est pas que vous n’ayez pas eu les idées claires au début… enfin, tout au long… non, vous avez toujours les idées claires, monsieur. Et vous avez une réunion avec le conseil clanique, ça, c’est une bonne chose ! »

C’est même carrément merveilleux ! songea Nafai, ironique.

« Et où a lieu la réunion de ce soir, monsieur ? » demanda Zdorab.

Nafai n’en avait évidemment pas la moindre idée. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il devait retrouver ses frères à la sortie du Goulet. « À ton avis ? gronda-t-il.

— Eh bien, c’est-à-dire que… comme vous aviez l’air d’aller vers le Goulet, et… Enfin, je ne veux pas dire que le conseil ne peut pas tenir une réunion à Clébaud ; mais c’est que ça se passe d’habitude… Mais c’est vrai aussi que je n’y suis jamais allé. Vous vous réunissez peut-être chaque soir dans un endroit différent, je n’en sais rien ; j’ai simplement entendu quelqu’un parler d’une réunion du conseil chez votre mère, près de la porte Arrière, mais c’était seulement… enfin, ce n’était peut-être que pour cette fois-là… »

Nafai marchait toujours sans rien dire, laissant Zdorab se terroriser tout seul.

« Oh non ! » s’écria soudain Zdorab.

Nafai pila. Si je m’empare de l’Index, se dit-il, est-ce que j’arriverais à la porte avant qu’il ait pu donner l’alerte ?

« J’ai laissé la chambre forte ouverte ! dit Zdorab. Je ne me préoccupais que de l’Index et… Pardonnez-moi, monsieur, je vous en supplie. Je sais que la porte ne doit rester ouverte qu’en ma présence, et je… Miséricorde ! je me rappelle à l’instant que je l’avais déjà laissée ouverte quand je suis venu vous rejoindre à la porte de derrière ! Mais qu’est-ce qui m’arrive donc ? Je comprendrais que vous me congédiiez, monsieur ! J’ai pourtant toujours veillé à ce qu’elle soit bien refermée. Dois-je retourner la verrouiller ? Toute cette fortune étalée… On ne sait jamais, si un des domestiques devait… Monsieur, je peux courir là-bas et vous rejoindre en quelques minutes ; j’ai le pied très agile, croyez-moi ! »

C’était l’occasion rêvée de se débarrasser de Zdorab ; il suffisait de prendre l’Index, de laisser partir l’homme et de passer le Goulet avant son retour. Mais si ce n’était qu’un subterfuge ? Si Zdorab cherchait à lui fausser compagnie pour prévenir les soldats de Gaballufix qu’un imposteur en costume holographique s’enfuyait avec l’Index ? Non, impossible de laisser Zdorab s’en aller tant qu’il n’aurait pas franchi la porte.

« Non, reste avec moi », dit Nafai. Il se mordit les lèvres : sa voix ne ressemblait vraiment plus à celle de Gaballufix ! Zdorab n’avait-il d’ailleurs pas eu l’air surpris ? S’interrogeait-il sur la voix curieuse de son maître ? Continue d’avancer, se dit Nafai. Marche et ne dis rien. Il allongea le pas. Zdorab dut trotter sur ses courtes jambes pour rester à sa hauteur.

« Je n’ai encore jamais assisté à ce genre de réunion, monsieur. » Il haletait à présent. « Je ne serais pas obligé de prendre la parole, n’est-ce pas ? Je ne suis pas membre du conseil, après tout. Oh, mais que dis-je ? On ne me permettra sûrement pas d’assister au conseil, de toute façon ; je vous attendrai dehors. Pardonnez mon émotion, mais je n’ai jamais… je passe mon temps dans la chambre forte et à la bibliothèque, où je fais des comptes et des choses de ce genre, alors, comprenez-vous, je ne sors pas beaucoup, et comme je vis seul, je n’ai pas beaucoup l’occasion de discuter ; tout ce que je connais de la politique, c’est ce que je surprends des conversations des autres. Je sais que vous, vous vous y intéressez beaucoup, naturellement. Tout le monde chez vous est très fier de travailler pour quelqu’un d’aussi célèbre. Mais c’est un métier dangereux que vous faites, avec le meurtre de Roptat ce soir. Ne craignez-vous pas un peu pour votre vie ? »

Est-il vraiment stupide ? se demanda Nafai. Ou bien soupçonne-t-il Gaballufix d’avoir fait assassiner Roptat et essaye-t-il de lui tirer maladroitement les vers du nez ?

Quoi qu’il en soit, Gaballufix n’était sûrement pas homme à s’abaisser à répondre à ce genre de questions, aussi Nafai garda-t-il bouche close. Et ils arrivèrent enfin à la porte.

Cette fois, les gardes étaient bien éveillés. Naturellement : Zdorab se fût étonné s’ils avaient fait montre d’une trop grande inattention. Nafai se maudit de l’avoir emmené ; il aurait dû se débarrasser de lui à la première occasion.

Les gardes se mirent en position et tendirent leurs écrans d’identification d’un geste agressif : Nafai, avec son costume de soldat, était un ennemi ou du moins un rival. L’écran révélerait sa véritable identité, et comme il était soupçonné d’avoir tué Roptat, cela n’arrangerait guère sa situation.

Comme il restait indécis, Zdorab intervint. « Vous n’allez tout de même pas exiger que mon maître appose son doigt sur votre petit écran ridicule ! » dit-il d’un ton hautain. Puis il appuya son propre pouce sur l’identificateur. « Là, cela vous dit-il qui je suis ? Le trésorier du seigneur Gaballufix, voilà qui je suis !

— Tout le monde doit poser son pouce ici, c’est la loi », rétorqua le garde ; mais il avait perdu de son assurance. Faire assaut d’avanies avec les soldats de Gaballufix, c’était une chose ; se trouver face à l’homme lui-même, c’était une autre affaire. « Excusez-moi, monsieur, mais je fais mon travail, même si je ne l’ai pas choisi. »

Nafai ne broncha pas.

« C’est du harcèlement, dit Zdorab, voilà ce que c’est ! » Il ne cessait de jeter des coups d’œil à Nafai, mais il ne lisait évidemment ni approbation ni désapprobation sur le masque inexpressif de l’hologramme.

« Il y a des assassins qui rôdent cette nuit, reprit le garde d’un ton d’excuse. Vous avez vous-même signalé, monsieur, que le plus jeune fils de Wetchik a tué Roptat ; il faut bien qu’on contrôle tout le monde ! »

Nafai s’avança enfin et tendit la main vers l’écran. Mais ce faisant, il approcha la tête de celle du garde et dit à mi-voix : « Et si l’homme qui a rapporté un mensonge aussi absurde était le meurtrier lui-même ? »

Le garde recula, surpris par cette voix, abasourdi par ce qu’elle disait. Puis il regarda l’écran et vit le nom qui s’y était inscrit. Il hésita et parut réfléchir.

Surâme, aiguise l’esprit de cet homme ! Fais-lui voir la vérité, et qu’il agisse en conséquence ! pria Nafai.

« Merci de vous soumettre à la loi, seigneur Gaballufix », dit enfin le garde. Il appuya sur le bouton d’effacement, et Nafai vit son nom disparaître de l’écran. Personne d’autre ne pouvait l’avoir vu.

Sans un regard en arrière, Nafai franchit la porte à grands pas. Il entendit Zdorab trottiner derrière lui. « Ai-je bien fait, monsieur ? demanda Zdorab. Vous n’aviez pas l’air de vouloir donner votre pouce, alors je… Où allons-nous ? Est-ce qu’il ne fait pas un peu sombre pour couper par les taillis ? Ne pourrions-nous pas rester sur la route, seigneur Gaballufix ? La lune est levée, bien sûr, et il ne fait pas trop noir, mais… »

Pas question de s’approcher discrètement de l’endroit où Nafai avait laissé ses frères, avec le babil incessant de Zdorab. Et voilà qu’il l’avait appelé « Gaballufix » à haute et intelligible voix ! Ce ne fut donc pas une surprise pour Nafai quand il entendit soudain des bruissements dans les fourrés, suivis de pas précipités qui s’éloignaient. Évidemment : ses frères croyaient qu’il avait été pris, qu’il les avait trahis, que Gaballufix était venu les tuer. Que pouvaient-ils imaginer d’autre, en voyant ce costume ?

Nafai tripota son boîtier de commande. Mais comment savoir s’il avait coupé ou non l’appareil ? Pour finir, il arracha le costume et se mit à crier aussi fort qu’il l’osait, de sa voix naturelle : « Elemak ! Issya ! Meb ! C’est moi ! Ne vous sauvez pas ! »

Ils s’arrêtèrent de courir.

« Nafai ! dit Meb.

— Déguisé en Gaballufix ! ajouta Elemak.

— Tu as réussi ! » s’exclama Issib en éclatant de rire.

Un léger crissement dans son dos rappela à Nafai que cette sympathique scène de retrouvailles devait paraître moins réjouissante au malheureux Zdorab : il avait cheminé en compagnie de l’homme que l’on accusait du meurtre de Roptat et qui avait vraisemblablement fait subir un sort similaire à Gaballufix.

Nafai se retourna et vit Zdorab qui tentait de prendre la poudre d’escampette. « J’ai le pied très agile », avait-il prétendu, mais il se trompait, visiblement. En quelques enjambées, Nafai le rattrapa, le projeta à terre et, après une lutte symbolique, le cloua au sol, une main sur la bouche. Les gardes n’étaient pas à cinquante mètres de là ; Surâme avait sans doute détourné leur attention des cris qui avaient éclaté, mais il y avait des limites à sa capacité de rendre les gens stupides.

« Écoute-moi, murmura Nafai d’un ton menaçant ; si tu fais ce que je te dis, Zdorab, je ne te tuerai pas. Tu comprends ? »

Sous sa main, Nafai sentit la tête s’agiter de haut en bas.

« Je te jure par Surâme que je n’ai pas assassiné Roptat. C’est ton maître, Gaballufix, qui est responsable de sa mort et qui a donné l’ordre de nous abattre, mes frères et moi. C’était lui, l’assassin, mais je l’ai tué et c’était justice. Tu comprends ce que je dis ? Je ne suis pas de ceux qui tuent par plaisir. Et toi, je n’ai pas envie de te faire mourir. Promets-tu de garder le silence si j’enlève ma main de ta bouche ? »

Nouveau mouvement de la tête. Nafai ôta sa main.

« Je me réjouis que vous ne vouliez pas me tuer, chuchota Zdorab. Je n’ai pas envie de mourir.

— Crois-tu ce que je t’ai dit ? demanda Nafai.

— Croiriez-vous ma réponse ? riposta Zdorab. Nous sommes dans le genre de situation où l’on dit ce que l’interlocuteur a envie d’entendre ; vous n’êtes pas d’accord ? »

Il avait marqué un point. « Zdorab, je ne peux pas te laisser rentrer dans la cité, tu comprends ? Ce n’est pas compliqué : si tu fais partie des hommes de Gaballufix, des voyous qu’il engage pour ses basses besognes, je ne peux me fier à rien de ce que tu diras, et autant que je te tue tout de suite et qu’on en finisse. Mais je ne crois pas que tu sois de ceux-là ; tu es un bibliothécaire, un archiviste, un clerc qui ignorait ce que signifiait travailler pour Gaballufix.

— En effet, je voyais des choses curieuses, mais les autres ne paraissaient pas les trouver bizarres et personne ne voulait répondre à mes questions ; alors, je suis resté dans mon coin et j’ai tenu ma langue, la plupart du temps, en tout cas.

— Nous allons dans le désert. Si tu nous accompagnes, si tu restes avec nous – et si tu me donnes ta parole par Surâme de ne pas nous trahir –, tu seras libre ; tu feras partie de notre maison, à égalité avec les autres. Nous ne voulons pas de toi comme serviteur, mais seulement comme ami.

— Je fais le serment de ne pas vous trahir, bien sûr. Mais comment saurez-vous si vous pouvez me croire ?

— Jure par Surâme, Zdorab mon ami, et je le saurai.

— Par Surâme, donc, je jure de demeurer avec vous et d’être votre ami loyal pour toujours. À condition que vous ne me tuiez pas. Encore que, si vous me tuez, tout le reste ne sera que du vent, évidemment. »

Nafai s’aperçut que ses frères s’étaient rassemblés autour d’eux. Ils avaient entendu le serment de Zdorab, et chacun avait son opinion.

« Il faut le tuer, dit Meb. C’est un homme de Gaballufix ; on ne peut pas lui faire confiance.

— Je m’en charge, s’il le faut, ajouta Elemak.

— Comment savoir ? » demanda Issib.

Mais Nafai ne les écoutait pas. Il attendait que Surâme lui parle, et la réponse qu’il reçut était claire : Fais confiance à cet homme.

« J’accepte ton serment, dit Nafai. Et je jure par Surâme que ni moi ni personne de ma famille ne te fera de mal tant que tu le respecteras. Allez, vous autres, jurez-le !

— C’est du délire ! s’écria Mebbekew. Tu nous mets tous en danger, en faisant ça !

— Pour cette nuit, c’est à moi que Surâme a donné le commandement, répondit Nafai, et vous avez promis de m’obéir. Je suis revenu avec l’Index, non ? Et Gaballufix est mort. Allez, jurez ! »

Tous prêtèrent serment.

« Et maintenant, donne-moi l’Index, dit Nafai en s’adressant à Zdorab.

— Je ne peux pas, répondit Zdorab.

— Ah ! tu vois ? grinça Meb.

— Ce n’est pas ça ; mais quand vous m’avez fait tomber, il m’a échappé des mains.

— Splendide ! s’exclama Elemak. Tout ce travail pour récupérer ce précieux Index, et voilà qu’on va en ramasser des morceaux dans tout le désert ! »

Mais Issib le retrouva à moins d’un mètre de là, et quand Elemak l’examina, l’objet parut intact. À la lumière de la lune, en tout cas, on n’y distinguait pas une éraflure.

À son tour, Mebbekew le scruta, le manipula, le soupesa. « Ce n’est rien qu’une boule, une boule de métal.

— Ça ne ressemble même pas à un véritable Index », renchérit Issib.

Nafai prit l’objet des mains de Mebbekew. L’Index se mit immédiatement à luire sur sa partie inférieure.

« Vous le tenez à l’envers, je crois », dit Zdorab.

Nafai retourna le globe. Une flèche apparut au-dessus, dans l’air, pointée vers le sud-ouest. Des mots s’inscrivirent au bout de la pointe, mais dans une langue inconnue de Nafai.

« C’est du haut puckyi, dit Issib. Plus personne ne le parle aujourd’hui. »

Les lettres changèrent. Elles formèrent un mot, un seul : « fauteuil ».

« Regardez la flèche, reprit Issib. Elle indique la direction où j’ai laissé mon fauteuil.

— Fais-moi voir ça », dit Elemak.

Nafai lui tendit l’Index. À l’instant où l’objet quittait sa main, le mot et la flèche disparurent.

Nafai voulut alors reprendre la sphère ; Elemak lui adressa un long regard glacé, puis lui rendit l’Index. L’image réapparut instantanément. Nafai se tourna vers Zdorab. « Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je l’ignore, dit Zdorab. Il n’avait encore jamais fait ça. Je croyais qu’il ne marchait plus.

— Laisse-moi essayer, demanda Issib.

— Non, s’il te plaît, répondit Nafai. On va l’envelopper et le rapporter à Père sans plus y toucher. Elemak connaît le chemin ; c’est lui qui doit nous guider.

— D’accord, dit Mebbekew.

— Comme tu voudras, acquiesça Issib.

— Lequel d’entre vous est Elemak ? » demanda Zdorab.

Elemak partit à grands pas vers la route Haute, là où le fauteuil les attendait. Quand ils arrivèrent enfin près des chameaux, le ciel commençait à s’éclairer à l’est. Nafai emballa l’Index et le donna à Elemak pour qu’il le range dans un bât.

« C’est toi qui devrais le remettre à Père, tu sais », dit Nafai.

Elemak se retourna et, entre le pouce et l’Index, saisit délicatement Nafai par le devant de sa chemise – non, de la chemise de Gaballufix. Il se pencha en avant et dit à mi-voix : « Épargne-moi ce ton protecteur, Nafai. Je vois la tournure que prend cette affaire, et voici ce que j’en dis : je n’accepterai ni honneur, ni prérogative, ni rien de ta part. Ce que j’aurai, je l’obtiendrai parce que ça me revient de droit. Tu m’as bien compris ? »

Nafai acquiesça ; Elemak lâcha la chemise et s’éloigna. Et Nafai comprit alors que le fossé qui s’était ouvert entre son frère aîné et lui ne se comblerait jamais. L’Index s’était allumé entre les mains de Nafai, alors qu’il était resté inerte entre celles d’Elemak. Surâme avait parlé, et Elemak ne lui pardonnerait jamais son message.

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