8 Récit d’Allison

1

Une fois Vox passé sur Terre, les managers nous ont installés dans des suites médicalisées attenantes, où nous avons dormi presque deux jours entiers. Des infirmiers ne cessaient de rôder autour de moi et je leur demandais de temps en temps des nouvelles de Turk. Ils me répondaient qu’il allait bien et que je pourrais bientôt lui parler. Ils n’en disaient jamais davantage.

J’avais besoin de repos, pour des raisons évidentes, et j’ai trouvé agréable de pouvoir me réveiller, me rendormir, rêver et me réveiller à nouveau sans craindre pour ma vie. J’aurais bien entendu tôt ou tard à affronter certains problèmes. Des gros. Mais les médicaments que j’avalais anéantissaient tout sentiment d’urgence.

Je souffrais de blessures bénignes qui cicatrisaient bien. J’ai fini par me réveiller en pleine forme, affamée et, pour la première fois, impatiente. J’ai demandé à l’infirmier à mon chevet – un ouvrier aux grands yeux et au sourire figé – à quel moment je pourrais avoir une nourriture plus consistante que la pâte protéinique.

« Après l’opération, a-t-il répondu platement.

— Quelle opération ?

— Le remplacement de votre nœud, a-t-il précisé du ton de celui qui pense s’adresser à une enfant un peu lente d’esprit. Je sais que ça a dû être très difficile pour vous de survivre sans lui dans la nature. La panne du Réseau a été dure pour tout le monde. Comme si on était seuls dans le noir. » Le souvenir l’a fait frissonner. « Mais on vous aura réparée avant la fin de la journée.

— Non, ai-je aussitôt répondu.

— Pardon ?

— Je ne veux pas d’opération. Je ne veux plus de nœud. »

Il a froncé les sourcils un instant, puis a retrouvé son sourire exaspérant. « Il est tout naturel d’éprouver de l’appréhension dans des moments pareils. Je peux ajuster votre traitement… ça vous irait ? »

Je lui ai dit que mon traitement ne posait aucun problème, que je refusais seulement et explicitement l’opération, comme les protocoles médicaux voxais m’en donnaient le droit.

« Mais ce n’est même pas de la chirurgie invasive, juste une réparation ! J’ai vu vos antécédents : on vous en a implanté un à la naissance, comme à tout le monde. Nous ne vous changeons pas en quoi que ce soit, Treya. Nous vous remettons en état. »

Nous avons eu une discussion longue et violente. J’ai employé des mots dont je n’aurais pas dû me servir, à la fois en voxais et en anglais. D’abord scandalisé, il a fini par garder le silence, puis par quitter ma chambre le regard humide et l’expression perplexe, si bien que je me suis imaginée avoir remporté une victoire, ou du moins gagné du temps.

Dix minutes après, j’ai vu entrer le chariot préopératoire et les scalpels. C’est à ce moment-là que je me suis mise à hurler. Trop faible pour être vraiment bruyante, j’ai quand même réussi à me faire entendre des chambres voisines.

Les ouvriers médicaux s’apprêtaient à me sangler quand Turk a déboulé. Il portait une blouse d’hôpital attachée à la taille et n’avait rien d’intimidant – notre séjour dans la nature l’avait laissé maigre et foncé comme une noix –, mais le personnel médical a dû voir la férocité de son regard, sans parler de ses poings serrés. Et surtout, Turk était un Enlevé, touché par les Hypothétiques, ce que la théologie voxaise assimilait presque à un dieu.

Je lui ai raconté en quelques mots que les toubibs essayaient de me réinstaller mon implant limbique pour me faire redevenir Treya.

« Dites-leur d’arrêter, a-t-il répondu. Dites-leur d’emporter leurs putains de scalpels, sinon j’appelle personnellement la colère des Hypothétiques sur Vox et toutes ses œuvres. »

J’ai traduit, avec quelques enjolivements. Le personnel médical est ressorti précipitamment en détournant le regard et sans emporter ses outils chirurgicaux. Mais là encore, il ne s’agissait que d’un sursis. Un homme en combinaison grise est arrivé presque aussitôt, un administrateur, un manager… les séances de formation de Treya m’ont permis de reconnaître un de mes enseignants, et pas un de mes préférés.

Turk et lui semblaient déjà avoir fait connaissance. « Ne vous mêlez pas de ça, Oscar », a dit Turk en anglais.

L’administrateur avait un long nom voxais embelli de titres honorifiques, mais « Oscar » était une bonne approximation de sa fraction patrilinéaire. Oscar parlait anglais, bien entendu. Correctement, bien qu’avec moins de nuances que moi, ayant surtout appris cette langue dans des manuels anciens et des documents juridiques. Et contrairement à moi, il était habilité à parler au nom de la classe des managers.

« Veuillez vous calmer, monsieur Findley », a répliqué de sa voix aiguë ce petit homme à la peau pâle et aux cheveux blonds qui n’était plus de toute première jeunesse.

« Allez vous faire foutre, Oscar. Vos gens étaient sur le point de pratiquer de force une intervention chirurgicale sur une amie. Je ne prends pas ça à la légère.

— Celle que vous décrivez comme votre “amie” a été gravement blessée durant la rébellion des Fermiers. Vous avez assisté à ça, non ? Vous avez même essayé de la protéger. »

Il était logique qu’Oscar avance des arguments juridiques, vu sa spécialisation en anciens documents légaux tels qu’ordonnances, assignations et mandats. Turk s’est tourné vers moi sans l’écouter. « Ça va ?

— Oui, pour le moment. Mais ça ne va pas durer, s’ils me remettent mon nœud.

— C’est irrationnel, a dit Oscar. Tu dois sûrement t’en rendre compte, Treya.

— Je ne m’appelle pas Treya.

— Bien sûr que si. Le nier est symptomatique de tes troubles. Tu souffres d’une dissociation cognitive pathologique qui réclame réparation.

— Oscar, fermez votre gueule, a jeté Turk. J’ai besoin de parler en privé à Allison.

— Il n’existe pas d’“Allison”, monsieur Findley. “Allison” est une construction tutélaire et plus nous permettons à Treya de persister dans cette illusion, plus nous aurons du mal à la guérir. »

Treya elle-même se serait inclinée devant Oscar sans discuter et je sentais encore en moi cette envie lâche venue du passé. Sauf que je la trouvais à présent odieuse. « Oscar », ai-je dit d’une voix plus calme.

Il m’a fusillé du regard en prononçant son nom voxais avec tous ses marqueurs de statut. L’appeler par son diminutif était une insolence pour une ouvrière comme moi. « Oscar, ai-je répété, vous êtes sourd ? Turk vous a demandé de la fermer. »

Sa peau pâle a viré au rouge. « Je ne comprends pas. Nous avons-vous fait du mal, monsieur Findley ? Ou menacé de quelque manière que ce soit ? Ne vous ai-je pas convenablement servi d’agent de liaison personnel ?

— C’est Allison, ma liaison, pas vous.

— Il n’y a pas d’Allison et cette femme ne peut pas servir de liaison… elle n’a aucune connexion au Réseau… elle n’a pas de nœud neural actif !

— Elle parle assez bien anglais.

— Comme si c’était ma langue maternelle, ai-je précisé.

— Eh bien voilà.

— Mais…

— Je la prends donc comme interprète, a conclu Turk. Toutes mes relations avec Vox passeront désormais par elle. Et nous en avons terminé avec les docteurs pour le moment, elle et moi. Pas de scalpels, pas de médicaments. Vous pouvez faire le nécessaire ? »

Oscar a hésité, puis s’est adressé directement à moi, en voxais : « Si tu étais un être humain complet, tu te rendrais compte que ton attitude revient à trahir non seulement la classe des administrateurs, mais aussi le Coryphée. »

C’étaient des mots lourds de sens. Treya aurait tremblé. « Merci, ai-je répondu dans la même langue, mais je sais ce que je fais… Oscar. »


C’est à cette époque que Vox a commencé son pesant voyage sans espoir vers l’Antarctique.

Obtenir des données fiables d’Oscar (qui continuait à surgir avec une régularité agaçante) était impossible, mais nous arrivions parfois à arracher des informations aux infirmiers qui n’avaient cessé de rôder autour de nous, apportant des repas ou s’enquérant de notre santé comme des parents indiscrets. J’ai ainsi appris que le consensus voxais, passant de la jubilation (« Nous sommes passés sur la Terre, les prophéties se sont accomplies ») à la consternation (« Mais la Terre est une ruine et les Hypothétiques continuent à nous ignorer »), était stoïquement revenu à sa position initiale (« Les Hypothétiques ne viendront pas à nous, c’est à nous de les trouver »).

Les trouver constituait la partie la plus difficile. On avait envoyé des flottes de drones en reconnaissance sur ce qui avait été l’Indonésie et le sud de l’Inde, où elles n’avaient toutefois découvert qu’un désert ininterrompu. Il n’y avait là rien de vivant… du moins, rien de plus gros qu’une bactérie.

Les océans étaient anoxiques. À Champlain, j’avais lu beaucoup de choses sur la toxicité océane. Tout le CO2 qu’on rejetait à l’époque dans l’atmosphère – les réserves de carbone fossile de pas moins de deux planètes – avait été l’événement déclencheur, même si l’effet ne s’était fait pleinement sentir que des siècles plus tard. Un réchauffement rapide avait stratifié les mers et alimenté d’énormes éclosions de bactéries réductrices de sulfate, qui à leur tour avaient vomi des nuages d’hydrogène sulfuré toxique dans l’atmosphère. Ce phénomène appelé « eutrophisation » s’était déjà produit par le passé sans intervention humaine : on attribuait à des eutrophisations passagères quelques-unes des extinctions de masse de l’ère préhistorique.

Après étude des rares archives restantes de la diaspora terrestre, la classe administrative de Vox avait conclu que nous devions nous rendre au dernier endroit qu’on savait avoir été habité par des humains, à proximité du pôle Sud, sur la rive de ce qu’on appelait autrefois la mer de Ross. Dans l’intervalle, des appareils robotisés étendraient la reconnaissance aérienne à l’Eurasie et aux Amériques.

Quand j’ai appris cela à Turk, il m’a demandé combien de temps prendrait le voyage jusqu’en Antarctique. Il continuait à considérer Vox comme un chapelet d’îles plutôt que comme un navire maritime. Mais même si ce navire était considérablement plus grand que tous ceux à bord desquels il avait vogué ou même qu’il avait imaginés, c’en était bel et bien un, avec un tirant d’eau étonnamment faible et une manœuvrabilité correcte en regard de son énorme taille. Deux mois pour atteindre la mer de Ross, lui ai-je répondu. Je lui ai promis de lui faire bientôt visiter la salle des machines… et je comptais bien tenir cette promesse, pour des raisons que je n’étais pas encore prête à expliquer.

Il y avait beaucoup de choses que je ne pouvais pas expliquer, tout simplement parce que nous n’étions jamais seuls. À Centre-Vox, les murs avaient des oreilles. Et des yeux.

Pas forcément pour espionner. Incorporés dans les surfaces structurelles, tous ces yeux et ces oreilles nanométriques alimentaient le Réseau en données qui permettaient à celui-ci de repérer les anomalies et de donner l’alerte en cas de crise sanitaire, de panne technique, d’incendie ou même de dispute violente. J’imaginais toutefois qu’on avait fait une exception dans notre cas. À l’époque où j’étais Treya, on m’avait appris que, dans les relations avec un Enlevé comme Turk Findley, aucun mot ni aucun geste n’était trop banal pour qu’on n’y recherche pas des indices sur les Hypothétiques ou l’état d’existence qu’avaient connu les Enlevés parmi eux. Si bien que nous étions presque certainement sous écoute, et pas seulement par des machines. Je ne pouvais rien me permettre de dire que je voulais cacher aux administrateurs. Ce qui excluait une grande partie de tout ce que j’avais besoin de dire, et de dire vite.

(Et même si les administrateurs n’écoutaient pas, le Coryphée le faisait sûrement, lui. J’avais beaucoup pensé au Coryphée… mais je ne voulais pas qu’il le sache.)

Je voulais aussi que Turk connaisse un minimum la géographie de Centre-Vox et sa manière de fonctionner, car une telle connaissance pourrait être utile par la suite. J’ai donc essayé pendant quelques jours de me comporter comme une liaison accommodante et convenable, de faire ce pour quoi on avait formé Treya même si je n’étais plus et ne voulais pas être Treya.

J’ai montré à Turk la salle des livres un peu plus loin dans le couloir. Préparée des années à l’avance comme moyen d’éduquer les Enlevés, cette salle méritait son nom, avec ses nombreux rayonnages de livres. Des vrais, comme s’est émerveillé Turk en les voyant. Imprimés sur du papier et reliés en cahiers, d’un archaïsme saisissant malgré leur fabrication récente.

Il n’y en avait pas d’autres de ce genre dans tout Vox et on les avait imprimés à l’usage des Enlevés. Il s’agissait surtout d’ouvrages d’histoire, produits par des savants puis traduits en anglais de tous les jours et en cinq autres langues anciennes, des textes plutôt fiables, pour ce que j’en savais. Cela a intéressé Turk, mais comme les dizaines de volumes l’intimidaient, je l’ai aidé à en choisir quelques-uns :

La Chute de Mars et la diaspora martienne De la nature et du but des entités appelées Hypothétiques Le Déclin de l’écologie terrestre Les Principes et le Destin du régime de Vox Démocraties corticales et limbiques des Mondes du Milieu ainsi que deux ou trois autres, suffisamment pour lui donner une idée assez correcte de ce qu’était Vox et de la raison de ses batailles passées dans l’Anneau des Mondes. Les titres, lui ai-je assuré, étaient plus intimidants que le contenu.

« Vraiment ? Qu’est-ce que c’est, alors, que, euh… des “démocraties corticales et limbiques” ? »

Des moyens d’implémenter une gouvernance de consensus, lui ai-je expliqué. L’augmentation neurale et les Réseaux communautaires avaient rendu possibles différents types de prises de décision. Dans les Mondes du Milieu, la plupart des communautés étaient des démocraties « corticales », ainsi appelées parce qu’elles s’interfaçaient avec des zones cérébrales regroupées dans le néocortex. Elles parvenaient à des décisions politiques par un raisonnement collectif à base de noms et de médiateurs logiques. (Ces mots ont fait tiquer Turk, mais il a eu l’amabilité de me laisser poursuivre.) Les démocraties « limbiques » comme Vox ne fonctionnaient pas de la même manière : leurs Réseaux modulaient des zones plus primitives du cerveau afin de créer un consensus émotionnel et intuitif (par opposition à purement rationnel). « Pour le dire crûment, dans les démocraties corticales, les citoyens raisonnent ensemble ; dans les démocraties limbiques, ils ressentent ensemble.

— Je ne suis pas sûr de comprendre. Pourquoi cette distinction ? Pourquoi pas une démocratie cortico-limbique ? Histoire de gagner sur les deux tableaux ? »

De telles expériences avaient été tentées. Treya les avait étudiées à l’école. Les quelques démocraties cortico-limbiques ayant existé avaient assez bien fonctionné pendant un temps, et certaines avaient semblé d’une sérénité idyllique. Elles avaient toutefois fini par se révéler instables : elles sombraient presque toujours dans des boucles catatoniques modérées par le Réseau, dans une espèce de suicide collectif par bienheureuse indifférence.

Non que les démocraties limbiques s’en soient beaucoup mieux sorties, mais je ne l’ai pas dit à un endroit où les murs auraient pu m’entendre. Les démocraties limbiques avaient leurs propres défauts. Elles étaient sujettes à la folie collective.

Sauf la nôtre, bien entendu. Vox était l’exception à toutes les règles. Du moins, à ce qu’on m’avait enseigné à l’école.


J’ai gardé mes soucis pour moi, surtout pour éviter de donner davantage de moyens de pression contre moi à Oscar. Plus important encore, je ne voulais pas que Turk se mette à douter un seul instant que j’étais Allison Pearl, que je préférais être Allison Pearl et que je resterais Allison Pearl jusqu’au jour où on m’attacherait pour m’installer de force un nouveau nœud dans le tronc cérébral.

Mais la situation n’était pas aussi simple que cela.

Je me réveillais donc tous les matins et m’endormais tous les soirs en me demandant si j’étais vraiment Allison Pearl.

Dans le sens le plus évident, non. Comment le pourrais-je ? Allison Pearl avait vécu et (sans doute) rendu le dernier soupir dix mille ans plus tôt sur Terre, à l’époque où celle-ci était encore habitable. Il ne restait d’elle que quelques gigas de journal intime qui nous étaient parvenus d’une manière ou d’une autre. Celui-ci commençait dans la dixième année de vie d’Allison Pearl et se terminait sans raison apparente dans sa vingt-troisième. Treya l’avait entièrement lu et assimilé (ainsi que des milliers de détails d’importance secondaire sur le XXIe siècle), à la fois de manière corticale et limbique, comme données et comme identité. Elle n’avait sûrement jamais cru « être » Allison Pearl, mais avait eu celle-ci comme un cahier au fond de la tête. Le Réseau avait installé Allison Pearl dans la psyché de Treya, puis dressé et entretenu des barrières très strictes entre Allison et Treya.

Mais pas suffisamment strictes. Car il y avait un secret que je n’avais dit à personne : avant même la panne du Réseau, avant même que les Fermiers rebelles détruisent mon nœud, Allison se répandait en Treya. Et Treya n’avait jamais protesté, elle ne s’était jamais plainte à ses supérieurs administrateurs. Elle avait préféré garder secret ce petit écoulement régulier d’Allison Pearl dans sa vie quotidienne… un secret coupable, car elle mourait d’envie de posséder certaines des qualités d’Allison.

Treya était obéissante. Allison, rebelle. Treya ne demandait pas mieux que fondre son identité dans celle, plus vaste, de Vox. Allison aurait préféré mourir. Treya croyait tout ce que lui disaient des autorités dûment consacrées. Allison se méfiait par principe de toute autorité.

Mais même cette distinction ne tenait pas face à la vérité absolue. Mieux valait dire que, par l’intermédiaire d’Allison, Treya avait commencé à découvrir les possibilités du scepticisme, du défi, de la rébellion.

Posons donc à nouveau la question. Qui étais-je, à présent la porte grande ouverte entre Treya et Allison ? Allison, ou Treya étant Allison ?

Non ! Ni l’une ni l’autre. J’étais une troisième chose.

J’étais ce que j’avais fait de moi avec toutes ces parties incompatibles, et j’avais le droit à tous mes souvenirs, réels comme virtuels. Vox avait cultivé à la fois Treya et Allison, mais sans prévoir les conséquences du mélange. Et Vox pouvait aller se faire foutre, de toute manière ! Elle était là, l’hérésie à laquelle Treya avait toujours résisté et que la voix d’Allison avait réclamé en silence : que Vox aille se faire foutre, avec sa tyrannie tranquille, son rêve figé comme religion et son obsession veule des Hypothétiques.

Qu’aillent surtout se faire foutre la folie qui avait conduit Vox sur cette Terre en ruine, et la folie encore plus grande qui me semblait sur le point de se déclarer à son bord.

Va te faire foutre, Vox ! Et bénie soit Allison d’avoir rendu possible que je le dise.


Même si Oscar avait accepté de ranger ses scalpels, il persistait à vouloir me convaincre de me laisser opérer. Il a conduit cette campagne par procuration, en me mettant en présence de gens à qui je ne pouvais pas refuser de parler, de gens qui étaient ou avaient été des amis ou parents de Treya.

Et qui étaient les miens, d’une manière bien réelle, même si je n’étais pas, moi, la personne qu’ils avaient connue, et encore moins celle qu’ils voulaient et espéraient que je sois. Et j’avais assez d’humanité pour souffrir de leur incompréhension et de leur chagrin.

Un jour, Oscar m’a amené ma mère (celle de Treya). Mon père (mon père sur Vox) était un ouvrier technicien mort peu après ma naissance dans l’effondrement d’un pont fermé. J’avais été élevée par ma mère et quelques tantes, qui m’avaient toutes aimée et que j’avais toutes aimées. Et il restait suffisamment de Treya en moi pour que je ne puisse m’empêcher de m’approcher de la femme dont les bras m’avaient si souvent réconfortée, de plonger mon regard dans ses yeux terrifiés en lui disant que non, sa fille n’était pas morte, juste transformée, libérée d’une servitude cruelle mais invisible. Elle n’a rien compris. « Tu ne veux pas être utile ? m’a-t-elle demandé. Tu ne te souviens pas de ce que ça signifie d’appartenir à une famille ? »

Je ne m’en souvenais que trop bien. J’ai ignoré la question et lui ai assuré que je l’aimais encore. C’était la vérité. Mais cela ne l’a pas consolée. Pourquoi l’aurait-ce fait ? Elle avait perdu sa fille. Treya n’existait plus, je n’étais qu’une espèce de golem têtu qui avait pris sa place. Et au moment où je lui disais que je l’aimais, j’ai compris à son expression figée qu’elle-même me détestait, elle me détestait bel et bien ; j’ai vu que la personne qu’elle aimait, ce n’était pas moi, mais une ombre que j’avais cessé de projeter.

Eh bien, peut-être avait-elle raison. Je ne serai jamais la fille qu’elle avait connue. J’étais ce que j’étais devenue. J’étais la chose que j’étais et cette chose s’appelait Allison, Allison, Allison Pearl. Je me le suis murmuré longtemps après qu’elle a quitté la pièce.

Je n’avais pas l’intention de parler de ces problèmes à Turk.

Il avait les siens. Il affichait fièrement un stoïcisme advienne-que-pourra, et j’imaginais qu’il l’avait mérité, mais au fond, inévitablement, il était seul ici, étranger dans ce qui devait lui sembler un pays effroyablement étrange. Nos chambres communiquaient et je m’éveillais parfois en l’entendant marmonner tout seul ou marcher de long en large, confronté à des peurs que je ne pouvais imaginer. Il m’a semblé qu’il devait se sentir comme piégé dans un rêve, quand on a conscience de la démence de celui-ci, mais qu’on n’arrive pas à lui échapper pour retrouver une réalité plus sensée.

J’ai essayé de ne pas projeter sur lui mes espoirs et mes peurs, mais je ne pouvais m’empêcher de me dire que, malgré toutes nos différences, nous nous ressemblions beaucoup. Je me suis mise à me demander s’il avait pu croiser le chemin d’Allison Pearl, dans ce XXIe siècle incroyablement lointain, rencontre fortuite dans une foule américaine sans visage. Si quelqu’un à Centre-Vox était équipé pour comprendre Allison Pearl, c’était sûrement Turk. Peut-être n’y a-t-il donc rien de surprenant qu’au cours d’une de ces nuits où ni lui ni moi n’arrivions à dormir, j’aille dans sa chambre chercher du réconfort. Nous avons d’abord parlé, le genre de discussion que nous ne pouvions avoir avec personne d’autre, des intimités partagées non à cause, mais en dépit de ce que nous savions l’un sur l’autre. « Je suis ce qui vous ressemble le plus au monde, lui ai-je dit, et vous êtes ce qui me ressemble le plus », après quoi, il devenait inéluctable que nous couchions ensemble et nous consolions ainsi, et en fin de compte, je ne me suis pas souciée de ce que les murs pourraient entendre ou à qui ils pourraient murmurer leurs dangereux secrets.

2

Le lendemain matin, je lui ai fait visiter Centre-Vox d’un bout à l’autre.

Il n’a pas pu tout voir, bien entendu, ni même voir davantage qu’une fraction représentative. En surface, Centre-Vox avait la taille d’une ville moyenne du XXIe siècle. En sous-sol, dans le creux de l’île, c’était plus grand : il aurait fallu une surface bidimensionnelle de la taille du Connecticut, voire de la Californie pour arriver à y déployer tous ces espaces complexes. Nous avons évité les zones endommagées, toujours en cours de décontamination, et sommes descendus par transport vertical en nous arrêtant chaque fois que les parois du tube offraient une vue bien dégagée qui permettait à Turk de repérer les places, terrasses et niveaux, les grands paliers agricoles baignant dans un jour artificiel, les complexes-dortoirs déposés comme des copeaux d’albâtre dans les forêts sauvages.

Je l’ai ensuite emmené aux niveaux les plus profonds de Vox : les salles des machines. Les moteurs de Vox étaient immenses – davantage un territoire qu’un objet –, mais je lui ai montré des réacteurs gros comme des petites villes, baignés en permanence d’eau dessalée. Je lui ai montré une superficie sombre de chambres en mu-métal dans lesquelles des champs magnétiques canalisaient des flots de fer en fusion. Je l’ai fait passer devant des bobines supraconductrices autour desquelles l’humidité se condensait comme de la neige qu’emportaient des bourrasques d’air puisé. Turk a été très impressionné, ce qui ne pourrait que plaire aux administrateurs qui nous surveillaient sans nul doute. Même à cet endroit, les murs avaient des oreilles.

Mais pas là où je l’ai conduit ensuite. Nous avons pris un tunnel de transfert jusqu’au terminus, puis un moyen de transport plus modeste qui grimpait le long de la plus grande tour de Vox. Après deux autres changements, nous avons atteint la plus haute plateforme accessible au public dans Centre-Vox, une espèce de toit avec vue.

À l’époque où Vox naviguait sur les océans de mondes habitables, cette plateforme n’était pas close. Un périmètre osmotique avait depuis été mis en place – j’en ai parlé à Turk comme d’un « champ de force », appellation pittoresque et impropre, mais qui lui a à peu près permis de comprendre. « Ça n’a pas l’air de très bien marcher, a-t-il dit. Ça pue comme dans une porcherie, ici. »

Sans doute avait-il raison. L’atmosphère était fétide et immobile, alors qu’on voyait passer rapidement des nuages qui semblaient à portée de main. J’ai eu le vertige avant même qu’on arrive au bord. Pour la première fois, j’ai regretté mon nœud : sa présence apaisante, son amarrage invisible m’ont manqué. J’avais l’impression qu’un coup de vent m’emporterait.

Vox avançait à vitesse régulière vers le sud-sud-est, sortait de l’océan Indien pour pénétrer dans le Pacifique Sud. La mer était à cet endroit-là légèrement violette à perte de vue, le ciel d’une vénéneuse couleur ocre. Je trouvais cela très déplaisant.

Turk a plongé le regard dans les brumes au loin. « Le monde entier est comme ça ? »

J’ai hoché la tête. C’était le déclin et la mort de ces océans qui avaient provoqué le grand exode terrestre, qui à son tour avait conduit aux âpres rivalités et conflits des Mondes du Milieu précédemment colonisés. « Et les Hypothétiques n’ont rien fait pour l’empêcher. Ça semble étrange, non ? Qu’ils protègent la planète de l’expansion du soleil, mais ne fassent rien pour prévenir une extinction humaine catastrophique ? Il faut croire que ça leur plaît, une Terre uniquement peuplée de bactéries. Personne ne sait pourquoi.

— Tes concitoyens s’attendaient à trouver autre chose. »

Ce n’était pas mes concitoyens. Mais je ne l’ai pas repris. « Ils s’attendaient à entrer en communication directe avec les Hypothétiques dès qu’ils arriveraient sur Terre. C’est une idée religieuse, en fait. D’un point de vue rationnel, les fondateurs de Vox étaient des fanatiques. Même si les manuels d’histoire ne te le diront pas. Vox est un culte. Ses croyances ont été ancrées dans son Réseau et inscrites dans sa démocratie limbique. Quand on est relié au Réseau, toutes ces doctrines semblent raisonnables, elles ont l’air de couler de source…

— Mais pas pour toi. »

Plus pour moi. « Ni pour les Fermiers. Les Fermiers ne sont pas tout à fait des citoyens. Ils sont reliés au Réseau en conformité mais pas en communion.

— Ce sont des esclaves, autrement dit.

— J’imagine qu’on pourrait le dire comme ça. Ils ont été capturés il y a plusieurs générations dans les Mondes du Milieu. Ils ont refusé la citoyenneté pleine et entière, alors on les a modifiés pour obtenir leur coopération.

— Enchaînés et mis au travail.

— C’est pour ça qu’ils ont détruit leurs nœuds dès que le Réseau est tombé en panne. » Même si les survivants – ceux qui étaient restés sur leurs terres arables à l’environnement hermétique sous les îles périphériques – devaient avoir repris le joug, à présent. Les rebelles, eux, étaient tous morts, bien entendu. Y compris Choï Creuseur, dont Turk avait voulu sauver la vie. Il la lui avait sauvée pendant peut-être une demi-heure. Choï Creuseur avait été soit tué par les avions de guerre, soit asphyxié par l’air toxique.

Turk s’appuya à la rambarde de sécurité du bord du toit en examinant ce qu’était devenue la partie à l’air libre de Vox. Sans protection contre l’atmosphère, l’île semblait entrée dans un lugubre et ultime automne. Les forêts étaient mortes. Des feuilles brunes parsemaient le sol, les fruits pourrissaient. Même les branches des arbres semblaient lépreuses et fragiles. Le déplacement d’air les brisait une par une.

« Vox, ai-je expliqué, le Vox collectif, limbique, je veux dire, s’est considéré sauvé quand nous avons réussi à franchir l’Arc. Mais tu as raison, ils n’ont pas trouvé ce à quoi ils s’attendaient et la déception se déclare. C’est de ça qu’il faut qu’on discute, toi et moi, ici où personne ne peut nous entendre. Il faut qu’on dresse un plan. »

Il est resté un moment le regard fixé sur les terres ruinées, puis il a demandé : « Tu t’attends à ce que ça aille mal ?

— En supposant que Vox échoue à trouver une porte d’accès au Paradis, dans l’Antarctique, eh bien… oui, ça pourrait vraiment mal tourner. L’idée de fusionner Vox avec les Hypothétiques est un pilier de la foi. C’est pour cette raison que Vox existe. Nous avons tous reçu cette promesse à la naissance, avec notre nœud. Il n’a jamais été possible d’avoir une autre opinion, ça n’aurait jamais été toléré, d’ailleurs. Mais maintenant…

— Vous êtes confrontés à une vérité dérangeante.

Eux, oui. Je ne fais plus partie d’eux.

— Je sais. Désolé.

— Partir pour l’Antarctique est un acte désespéré et ne fait que retarder l’inévitable.

— D’accord, donc la réalité se fait jour tôt ou tard… et ensuite, quoi ? Le chaos, l’anarchie, du sang dans les rues ? »

J’étais assez voxaise pour ne pas pouvoir répondre à cette question sans un début de honte. « Il a existé par le passé d’autres communautés limbiques basées sur un culte, et quand elles échouent… eh bien, c’est moche. La peur et la frustration sont amplifiées par le Réseau jusqu’à provoquer l’autodestruction. Les gens s’en prennent à leurs voisins, à leurs familles, et enfin à eux-mêmes. » Il n’y avait personne pour nous entendre, mais j’ai baissé la voix. « Décomposition sociale, peut-être suicide collectif. En fin de compte, famine quand l’approvisionnement ne suit plus. Et personne ne peut se retirer de la partie. On ne peut pas simplement reconfigurer les prophéties ou choisir de croire à autre chose, la contradiction est intégrée au Coryphée. »

J’en avais déjà vu des signes durant la journée, pendant notre traversée de la ville – une humeur maussade généralisée, trop discrète pour que Turk la remarque, mais flagrante pour moi, comme un bruit de tonnerre dans un vent qui forcit.

« Et on n’a aucun moyen de se protéger ?

— Pas si on reste ici, non.

— Et nulle part où aller même si on avait un moyen de sortir d’ici. Nom de Dieu, Allison. » Il ne pouvait s’empêcher de fixer du regard l’horizon moucheté, la forêt en train de pourrir. « C’était une planète plutôt chouette, autrefois. »

Je me suis rapprochée de lui, car nous atteignions le cœur du problème. « Écoute. Il y a un avion à Vox capable de rallier les deux pôles sans ravitaillement. Et comme tu es un Enlevé, l’Arc nous est toujours ouvert. On peut partir. Si on est prudents, et si la chance nous sourit un minimum, on arrivera à retourner sur Équatoria. »

Où nous pourrions nous rendre aux vieux ennemis de Vox, ceux qui avaient lancé un missile atomique sur Centre-Vox pour essayer de nous empêcher de provoquer les Hypothétiques. Les démocraties corticales méprisaient et craignaient Vox, mais elles ne refuseraient pas d’accueillir deux réfugiés sincères… je l’espérais, du moins. Peut-être nous aideraient-elles à quitter Équatoria pour un des Mondes du Milieu les plus agréables, où nous pourrions finir nos jours en paix.

Turk m’a regardée d’un air dur. « Tu sais piloter un de ces véhicules, toi ?

— Non, ai-je répondu. Mais toi, oui. »


Je lui ai alors tout dit. Je lui ai raconté le plan que j’avais imaginé durant mes longues nuits d’insomnie, ces nuits où la solitude de Treya menaçait d’anéantir le scepticisme d’Allison, où il était presque impossible de distinguer ces deux frontières du moi, impossible même de savoir avec un tant soit peu de véritable conviction comment je m’appelais. Ce plan était réaliste, selon moi, ou il pourrait l’être. Mais il nécessitait de Turk un sacrifice qu’il n’était peut-être pas prêt à faire.

Quand il a compris ce que je demandais, il a seulement répondu qu’il fallait qu’il y réfléchisse. J’ai accepté. Je lui ai dit qu’on reviendrait en rediscuter quelques jours plus tard au même endroit.

« Entre-temps, a-t-il indiqué, il y a autre chose qu’il faut que je fasse.

— Quoi donc ?

— Je veux voir l’autre survivant. Je veux voir Isaac Dvali. »

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