Sandra parla à son frère Kyle de l’établissement dans les environs de Seattle. Elle pensait qu’il s’y plairait… Elle lui dit que cela ressemblait beaucoup à Live Oaks. De bons médecins. De grandes chambres. Beaucoup de pelouse et même des arbres, un morceau de cette forêt verte et humide de la côte ouest. Rarement aussi chaud que Houston.
Encore que même Houston était d’une température relativement fraîche, ce matin-là. Sandra avait poussé Kyle depuis sa chambre dans l’ensemble résidentiel jusqu’au bosquet de chênes vivants près du ruisseau. Le ciel était bleu. Une brise soufflait. Les chênes se penchaient ensemble d’un air de conspirateur.
Kyle avait maigri. Les médecins avaient expliqué qu’ils modifiaient son régime alimentaire pour remédier à un problème digestif sans danger mais tenace. Ce jour-là, Kyle était de bonne humeur. Il fit savoir qu’il appréciait le temps, ou la présence de sa sœur, ou le son de sa voix, ou rien de tout cela, par un léger ah.
Les notaires de la succession avaient donné leur accord préliminaire au plan de Sandra d’installer Kyle ailleurs et négociaient les conditions avec l’établissement de Seattle. Quant à elle… Bose avait eu beau se montrer patient et encourageant, Sandra allait malgré tout s’engager dans une existence radicalement nouvelle. Elle ne pouvait en aucun cas reprendre le cours de l’ancienne.
Bose non plus. L’enquête sur l’incendie à l’entrepôt Findley avait été annexée à une autre, fédérale, sur le réseau de trafiquants de drogue de longévité alimenté par Findley. Le FBI avait étiqueté Bose « suspect probable », aussi celui-ci devait-il faire profil bas un certain temps, ce qui ne posait toutefois aucun problème : sa communauté d’amis savait protéger l’un des siens. Il avait demandé à Sandra de le rejoindre, sans conditions préalables, pour le court ou le long terme, comme amie ou compagne… ou ce qu’elle préférait. Ses amis, disait-il, l’aideraient à trouver un emploi.
Elle en avait rencontré certains, ceux qui administraient le véritable traitement de longévité conformément aux intentions des Martiens – le couple quinquagénaire qui avait conduit Orrin et Ariel hors de Houston, déjà, puis d’autres en visitant Seattle.
Ces gens semblaient plutôt honnêtes, et sincères dans leurs croyances. Le seul espoir de sauver ce monde surchauffé et inconséquent consistait, d’après eux, à découvrir une nouvelle manière de vivre en humain. Le traitement martien constituait un pas dans cette direction. Du moins à ce qu’ils disaient, et Sandra n’était pas certaine qu’ils se trompaient… mais peut-être étaient-ils naïfs.
Et il y avait Bose lui-même, un Quatrième Âge par défaut et au mauvais âge. Certaines des qualités qu’elle aimait chez lui pouvaient provenir de ce traitement : son calme tranquille, sa générosité, son sens de la justice. Mais Bose n’était pour l’essentiel que… Bose. Elle n’en doutait pas une seconde. C’est de Bose qu’elle était tombée amoureuse, pas de sa chimie du sang ni de sa neurologie.
Il lui avait pourtant dit sans ménagement qu’elle n’avait aucune chance d’obtenir le traitement du Quatrième Âge pour Kyle. Bose l’avait reçu parce que c’était le seul moyen de lui sauver la vie ; Kyle ne se trouvait pas dans ce cas de figure, avant tout parce que cela ne le guérirait pas vraiment. Comme l’avait dit Bose, cela ne ferait de lui, peut-être définitivement, qu’un petit enfant dans un corps sain et adulte. Résultat que les amis de Bose, après de nombreux débats éthiques et discussions, ne pouvaient approuver.
Affalé dans le fauteuil roulant, la tête penchée, Kyle suivait des yeux l’oscillation des chênes.
« J’ai reçu une lettre d’Orrin Mather, hier. » Les amis de Bose avaient été comme toujours généreux, dans l’aide qu’ils avaient apportée à Orrin et à Ariel au cours de l’enquête consécutive à l’incendie : ils leur avaient trouvé un logement dans lequel ni les policiers ni les criminels ne risquaient de venir les chercher. « Orrin travaille à temps partiel dans une pépinière commerciale. Son épaule se remet sans problème, d’après lui. Il dit qu’il espère que tout va bien pour l’agent Bose et pour moi. C’est le cas, je pense. Il dit aussi que ça ne le gêne pas que je lise ses carnets. »
(Bien sûr que je vous aurais donné la permission, si vous l’aviez demandée, avait écrit Orrin, reproche implicite que Sandra savait mériter.)
« Il dit que j’avais lu tout ce qu’il avait écrit, à part quelques pages qu’il a terminées après son arrivée à Laramie. Il les a jointes à sa lettre. Regarde… je les ai apportées. »
Vous pouvez les garder, avait écrit Orrin. Je n’en ai plus besoin. Je crois que j’en ai fini avec tout ça. Vous comprendrez peut-être mieux que moi. Tout est déconcertant pour moi. Pour être franc, j’ai juste envie de passer à autre chose.
Elle écouta le ruisseau couler dans le bosquet. Ce jour-là, il était peu profond, transparent et brillant comme du verre. Elle se dit que cette eau finirait par trouver le chemin du golfe du Mexique… ou par s’évaporer, peut-être, pour retomber en pluie dans un champ de maïs de l’Iowa, en neige durant l’hiver sur une ville dans le Nord.
La somme de tous les chemins, songea-t-elle.
Elle souleva les pages envoyées par Orrin et se mit à les lire à voix haute.