2 Récit de Turk Findley

1

Je m’appelle Turk Findley et je vais vous raconter ce que j’ai vécu longtemps après la disparition de tout ce que j’aimais ou connaissais. Mon histoire commence dans le désert d’une planète qu’on appelait Équatoria, et s’achève… eh bien, c’est difficile à dire.

Je vais vous raconter mes souvenirs. Je vais vous raconter ce qui s’est passé.

2

Dix mille ans, voilà à peu près combien de temps j’ai passé loin du monde. C’est quelque chose de terrible à savoir, et pendant un moment, je n’ai quasiment rien su d’autre.

Je me suis réveillé nu et pris de vertiges sous le soleil de plomb d’un ciel bleu et vide. J’avais terriblement soif, le corps douloureux et la langue comme épaisse et morte dans ma bouche. J’ai voulu m’asseoir et failli retomber. Je n’y voyais pas clair, j’ignorais où je me trouvais et de quelle manière j’étais arrivé là. Je n’arrivais pas vraiment non plus à me souvenir d’où je venais. Je savais seulement, avec une répugnante conviction, qu’il s’était écoulé presque dix mille ans (mais qui les avait comptés ?).

Je me suis obligé à garder les yeux fermés et à rester parfaitement immobile jusqu’à ce que mon vertige commence à passer, puis j’ai relevé la tête pour essayer de comprendre ce que je voyais.

J’étais dans ce qui ressemblait à un désert. Il n’y avait personne à des kilomètres à la ronde, pour autant que je pouvais en juger, mais je n’étais pas vraiment seul pour autant : un certain nombre d’avions passaient lentement au-dessus de moi. Ils étaient d’une forme bizarre et comme ils semblaient n’avoir ni ailes ni rotors, je ne comprenais pas trop comment ils tenaient en l’air.

J’ai d’abord fait comme s’ils n’existaient pas. Je devais avant tout trouver de l’ombre : j’avais la peau rougie par le soleil et aucun moyen de savoir depuis combien de temps cela durait.

Le sable compact du désert s’étendait jusqu’à l’horizon, mais jonché de fragments de ce qui ressemblait à d’immenses jouets, avec à quelques mètres de moi une demi-coquille d’œuf vert cendré à la courbure peu prononcée d’au moins trois mètres de haut, et au loin, d’autres formes similaires aux couleurs brillantes mais qui commençaient à passer, comme si un accident s’était produit au cours d’une réception donnée par un géant. Derrière tout cela s’élevait un massif montagneux qui évoquait un maxillaire noirci. L’air sentait la poussière minérale et le caillou brûlant.

J’ai rampé jusque dans l’ombre délicieusement fraîche de la coquille brisée, il me fallait ensuite de l’eau. Et peut-être de quoi me couvrir. Mais mes efforts pour me protéger du soleil m’avaient redonné le vertige. Un des étranges avions semblait flotter au-dessus de moi : j’ai essayé d’agiter les bras pour qu’il me repère, mais je n’avais plus de forces. J’ai fermé les yeux et perdu connaissance.

3

Quand je suis revenu à moi, on me soulevait dans une espèce de civière.

Les brancardiers portaient un uniforme jaune et un masque antipoussière sur le nez et la bouche. Une femme vêtue du même uniforme jaune marchait à côté de moi. « Restez aussi calme que possible, s’il vous plaît, m’a-t-elle dit quand nos regards se sont croisés. Je sais que vous avez peur. Il faut qu’on se dépêche, mais faites-moi confiance, on vous emmène en lieu sûr. »

On m’a transporté dans un des avions qui avaient atterri. La femme en jaune a adressé à ses compagnons quelques mots dans une langue que je n’ai pas reconnue. Mes ravisseurs ou sauveteurs m’ont mis debout et je me suis aperçu que je pouvais tenir sur mes pieds. Une porte s’est abaissée, masquant le désert et le ciel. Une lumière moins crue inondait l’intérieur de l’appareil.

Hommes et femmes en combinaison jaune s’affairaient autour de moi, mais je n’ai pas quitté des yeux celle qui avait parlé anglais. « Doucement », m’a-t-elle dit en me prenant le bras. Elle mesurait à peine plus d’un mètre cinquante et m’a semblé d’une humanité rassurante une fois qu’elle a ôté son masque. Elle avait la peau brune, des traits vaguement asiatiques et des cheveux bruns coupés court. « Comment vous sentez-vous ? »

C’était une question difficile. J’ai réussi à hausser les épaules.

La femme m’a conduit dans un coin de la grande cabine, où une surface comparable à un lit est sortie en coulissant de la paroi, accompagnée d’un râtelier de ce qui pouvait être du matériel médical. Elle m’a dit de m’allonger. Les autres soldats ou aviateurs – je ne savais pas comment les appeler – vaquaient à leurs occupations sans se soucier de nous : ils manipulaient des surfaces de commande sur les murs ou se précipitaient dans d’autres endroits de l’appareil. J’ai eu la même sensation que dans un ascenseur en train de monter et j’ai compris que nous avions décollé, même s’il n’y avait aucun bruit, à part les échanges dans une langue que je ne reconnaissais pas. Aucun cahot, aucun remous, aucune turbulence.

La femme en jaune a plaqué un tube métallique au bout arrondi sur mon avant-bras, puis sur ma cage thoracique, et j’ai senti mon angoisse s’atténuer. J’ai deviné que je venais d’être drogué, mais cela ne me dérangeait pas vraiment. Ma soif s’était volatilisée. « Vous pouvez me dire votre nom ? » a demandé la femme.

J’ai répondu d’une voix rauque que j’étais Turk Findley, américain de naissance, mais vivant depuis quelque temps sur Équatoria. Je lui ai demandé qui elle était et d’où elle venait. Elle a souri. « Je m’appelle Treya et je viens d’un endroit appelé Vox.

— C’est là qu’on va ?

— Oui. Ça ne prendra pas longtemps. Essayez de dormir, si vous pouvez. »


J’ai donc fermé les yeux pour m’efforcer de faire un état des lieux personnel.

Je m’appelle Turk Findley.

Turk Findley, né durant les dernières années du Spin. J’ai entre autres été manœuvre, marin et pilote de petit avion. J’ai franchi l’Arc pour gagner Équatoria à bord d’un pétrolier avant de vivre quelques années à Port Magellan. J’ai rencontré une femme nommée Lise Adams qui cherchait son père, et sa quête nous a conduits au milieu d’amateurs d’expériences avec les drogues martiennes… puis au fond des champs pétrolifères du désert d’Équatoria à un moment où des cendres commençaient à tomber du ciel et des trucs bizarres à pousser sur le sol. J’aimais assez Lise Adams pour comprendre que je ne lui faisais aucun bien. Nous avions été séparés dans le désert… et c’était à ce moment-là, me semblait-il, que les Hypothétiques m’avaient pris. Ils m’avaient pris et emporté comme une vague entraîne un grain de sable. Pour me lâcher sur cette plage, ce haut-fond, cette barre, dix mille ans en aval.

C’était mon passé, pour ce que je pouvais en reconstruire.


Quand j’ai repris connaissance, je me trouvais dans une cabine plus petite et moins impersonnelle de l’avion. Assise à mon chevet, Treya, ma gardienne ou ma docteur (je ne savais pas trop), fredonnait une mélodie dans une tonalité mineure. Quelqu’un, peut-être elle, m’avait habillé d’un pantalon et d’une tunique simple.

La nuit était tombée. Une étroite fenêtre sur ma gauche m’a montré quelques étoiles éparpillées qui tournaient comme des points sur une roue chaque fois que l’appareil virait. La petite lune d’Équatoria gisait sur l’horizon (je me trouvais donc toujours sur Équatoria, qui pouvait malgré tout avoir beaucoup changé). Tout en bas, des vagues surmontées de blanc luisaient de phosphorescence. Nous survolions la mer, loin du continent.

« Qu’est-ce que vous chantez ? » ai-je demandé.

Treya a légèrement sursauté, surprise de me trouver éveillé. Elle était jeune – vingt ou vingt-cinq ans, ai-je estimé. Elle avait le regard attentif mais prudent, comme si je l’effrayais un peu. La question l’a toutefois fait sourire. « Rien qu’une chanson… »

Une mélodie familière. L’une de ces lamentations au tempo de valse si populaires à la suite du Spin. « Ça m’en rappelle une que je connaissais. Elle s’appelait…

— “Après nous”. »

Exactement. Je l’avais entendue dans un bar au Venezuela quand j’étais jeune et seul au monde. Elle n’était pas mauvaise, mais je ne voyais pas comment elle avait pu survivre pendant cent siècles. « Comment la connaissez-vous ?

— Eh bien, ce n’est pas facile à expliquer. D’une certaine manière, j’ai grandi avec.

— Vraiment ? Mais vous avez quel âge, au juste ? »

Un autre sourire. « Je suis moins vieille que vous, Turk Findley. Mais j’ai des souvenirs. C’est pour ça qu’on m’a chargée de m’occuper de vous. Je suis non seulement votre infirmière, mais aussi votre interprète, votre guide.

— Dans ce cas, vous pouvez peut-être m’expliquer…

— Je peux vous expliquer beaucoup de choses, mais pas pour le moment. Il faut que vous vous reposiez. Je peux vous donner de quoi dormir.

— Mais j’ai dormi.

— C’était l’impression que vous aviez en étant avec les Hypothétiques… l’impression de dormir ? »

La question m’a fait tressaillir. Je savais que, d’une certaine manière, j’avais été « avec les Hypothétiques », mais je n’en gardais aucun souvenir véritable. Treya semblait en savoir davantage que moi à ce sujet.

« La mémoire va peut-être vous revenir, a-t-elle déclaré.

— Vous voulez bien me dire ce que nous fuyons ? »

Elle a froncé les sourcils. « Je ne comprends pas.

— Vous semblez tous très pressés de sortir du désert.

— Eh bien… ce monde a changé depuis que vous avez été enlevé. Il y a eu plusieurs guerres. La planète a perdu une très grande partie de sa population et ne l’a jamais vraiment récupérée. D’une certaine manière, il y a encore une guerre en cours dessus. »

Comme pour confirmer ses dires, l’appareil a viré brusquement. Treya a jeté un coup d’œil nerveux par la fenêtre. Un éclat de lumière blanche a masqué les étoiles et illuminé les vagues en dessous. Je me suis redressé pour mieux voir et, au moment où cette lumière disparaissait, j’ai cru apercevoir sur l’horizon une espèce de continent lointain ou (car c’était presque géométriquement plat) un énorme navire. Qu’ont ensuite englouti les ténèbres.

« Restez allongé », a dit Treya. Le virage de l’appareil s’est encore accentué. Treya s’est réfugiée dans un siège fixé à la paroi la plus proche. De la lumière a une nouvelle fois jailli par la fenêtre. « Nous sommes hors de portée de leurs navires, mais leurs avions… Il nous a fallu du temps pour vous trouver. Les autres devraient être en sécurité, à présent. La cabine vous protégera si notre véhicule est endommagé, mais il faut que vous vous allongiez. »

C’est arrivé presque avant qu’elle finisse sa phrase.


Notre formation comptait cinq appareils (ai-je appris ensuite). Nous étions les derniers à sortir du désert. L’attaque est arrivée plus vite et plus fort que prévu : nos quatre avions d’escorte sont tombés en nous protégeant et nous nous sommes retrouvés sans défense.

Je me souviens de Treya me prenant la main. J’ai voulu lui demander de quel genre de guerre il s’agissait, et ce qu’elle voulait dire par « les autres ». Mais je n’en ai pas eu le temps. Elle me serrait farouchement les doigts dans sa paume glacée. Il y a alors eu une chaleur soudaine, une lumière aveuglante, et nous nous sommes mis à tomber.

4

Des manœuvres d’urgence préprogrammées et une part de hasard ont conduit notre fragment d’appareil jusqu’à la plus proche île de Vox.

Vox était un vaisseau maritime – un navire, au sens le plus large –, mais aussi bien davantage que ce que laisse entendre ce mot. C’était un archipel d’îles flottantes, beaucoup plus grand que tout ce qu’on avait jamais mis à l’eau durant mon existence. C’était une culture et une nation, une histoire et une religion. Pendant près de cinq siècles, il avait parcouru les océans de l’Anneau des Mondes – comme Treya appelait les planètes reliées par les Arcs des Hypothétiques. Il avait des ennemis puissants et proches, m’a expliqué Treya. Équatoria n’était plus qu’un monde vide, mais « une alliance de démocraties corticales » avait expédié des vaisseaux de poursuite déterminés à empêcher Vox d’atteindre l’Arc reliant Équatoria à la Terre.

Treya ne pensait pas qu’ils pourraient y arriver. Mais la dernière attaque avait été très dure et fait entre autres victimes l’appareil à bord duquel nous voyagions.

Nous avons survécu grâce aux mécanismes de protection perfectionnés équipant le compartiment dans lequel Treya s’occupait de moi : des aérogels ont amorti la décélération catastrophique et des surfaces portantes se sont déployées pour nous faire planer jusqu’à un endroit où nous pourrions nous poser : l’une des îles périphériques de l’archipel Vox, désormais inhabitée et loin de la grande ville que Treya appelait Centre-Vox.

Celle-ci, le « moyeu » de l’archipel, avait constitué la cible principale de l’attaque. À la lumière de l’aube, nous avons vu une colonne de fumée monter derrière l’horizon, du côté du vent. « Là, a dit Treya d’une voix traumatisée. Cette fumée… Elle doit venir de Centre-Vox. »

Nous avons abandonné la chaloupe fumante pour nous avancer dans un pré. Le soleil se détachait de l’horizon. « Le Réseau est muet », a dit Treya. Je n’ai pas compris ni de quoi elle parlait, ni comment elle le savait. Elle avait le visage raide de chagrin. Le reste de l’appareil avait dû tomber dans l’océan. Et à part nous, tous ses passagers étaient morts. J’ai demandé à Treya comment il se faisait que nous ayons été choisis pour survivre.

« Pas nous, a-t-elle répondu. Vous. L’appareil a fait en sorte de vous protéger. J’ai juste eu la chance d’être tout près.

— Pourquoi moi ?

— Nous vous avons attendu pendant des siècles. Vous et les autres comme vous. »

Je n’ai pas compris. Mais comme elle était sous le choc et contusionnée sur tout le corps, je n’ai pas insisté. Les secours arriveraient, d’après elle. Ses concitoyens nous trouveraient. Ils nous enverraient un avion, même si Centre-Vox avait été endommagé. On ne nous abandonnerait pas en pleine nature.

Ce sur quoi elle se trompait, en fin de compte.

La paroi extérieure du compartiment de survie fumait encore… elle avait brûlé l’herbe du pré dans lequel nous avions atterri et il faisait beaucoup trop chaud à l’intérieur pour qu’elle nous serve même d’abri temporaire. Treya et moi avons sorti plusieurs brassées de matériel récupérable. La chambre de survie avait été généreusement garnie de ce que je devinais être des fournitures pharmaceutiques et médicales, moins généreusement de ce que Treya a identifié comme des boîtes de nourriture. J’ai pris toutes celles qu’elle me désignait et nous avons empilé nos prises au pied d’un arbre (d’une espèce différente de celles que je connaissais). Celui-ci nous fournissait tout l’abri dont nous avions besoin pour le moment. Il faisait bon et le ciel était dégagé.

Tout cet effort physique ne m’empêchait pas de me sentir plutôt bien, nettement mieux qu’à mon premier réveil dans le désert. Je n’étais pas fatigué ni même particulièrement inquiet, sûrement à cause des médicaments administrés par Treya. Je n’avais pas l’impression d’être sous sédatifs, juste calme, plein d’énergie et peu disposé à m’étendre sur les dangers qui nous menaçaient. Treya a appliqué une espèce de pommade sur ses plaies et éraflures, qui ont cicatrisé aussitôt. Elle s’est ensuite pressé un tube de verre bleu sur l’intérieur du bras. Quelques minutes plus tard, elle semblait aussi en forme que moi, même si le chagrin continuait de lui marquer le visage.

Le lever du soleil nous a permis de mieux voir l’endroit où nous avions atterri. C’était un paysage somptueux. Quand j’étais petit, ma mère me lisait une Bible illustrée pour enfants et l’île me rappelait ses aquarelles de l’Éden avant la Chute. De tous côtés, des prairies vallonnées recouvertes de petites plantes semblables à du trèfle se fondaient dans des bosquets d’arbres chargés de fruits. Mais il n’y avait ni agneaux ni lions. Et ni personnes ni routes. Pas même un sentier.

« Ça pourrait m’être utile que vous m’expliquiez un peu ce qui se passe, ai-je dit.

— On m’a formée pour ça… pour vous aider à comprendre. Mais sans le Réseau, difficile de savoir par où commencer.

— Dites-moi juste ce qu’aimerait savoir un inconnu qui débarque. »

Elle a levé les yeux vers le ciel, vers l’inquiétante colonne de fumée. Les nuages se sont reflétés dans ses yeux.

« D’accord. Je vais vous dire ce que je peux. En attendant les secours. »


Vox avait été construit et habité par une communauté d’hommes et de femmes qui croyaient que leur destin consistait à se rendre sur Terre pour entrer en communication directe avec les Hypothétiques.

C’était quatre mondes et cinq siècles auparavant, m’a dit Treya. Depuis, Vox ne s’était jamais détourné de son but. Il avait traversé trois Arcs, noué des alliances temporaires, combattu ses ennemis déclarés, grossi par accrétion de nouvelles communautés et de nouvelles îles artificielles sur sa périphérie, jusqu’à atteindre sa configuration actuelle d’archipel.

Ses ennemis (« les démocraties corticales ») croyaient que toute tentative pour attirer l’attention des Hypothétiques était non seulement vouée à l’échec, mais dangereuse et suicidaire, et pas seulement pour Vox. Ce différend avait dégénéré à l’occasion en guerre ouverte et, à deux reprises au cours des cinq siècles précédents, Vox avait été quasiment détruit. Ses habitants s’étaient toutefois révélés plus disciplinés et plus malins que leurs ennemis. Du moins d’après Treya.

Quand son débit un peu fébrile a commencé à ralentir, j’ai demandé : « Comment vous en êtes arrivés à me recueillir dans le désert ?

— C’était prévu depuis le début, depuis bien avant ma naissance.

— Vous vous attendiez à me trouver là ?

— Nous savons par expérience comme par observation de quelle manière se répare et se rétablit le corps des Hypothétiques. Nous savons, grâce aux preuves géologiques, que le cycle se répète tous les neuf mille huit cent soixante-quinze ans. Et les archives historiques nous apprennent que certaines personnes ont été prises dans le cycle de renouvellement au milieu du désert équatorien… vous, par exemple. Ce qui entre, ressort. C’était prédit presque à l’heure près. » Sa voix s’est faite respectueuse. « Vous avez été en présence des Hypothétiques. Ce qui vous rend spécial. C’est pour ça qu’on a besoin de vous.

— Besoin de moi pour quoi ?

— L’Arc qui relie Équatoria à la Terre a cessé de fonctionner il y a plusieurs siècles. Personne n’est allé sur Terre depuis. Mais nous croyons pouvoir faire le voyage, du moment que vous et les autres nous accompagnez. Vous comprenez ? »

Non, mais je n’ai rien dit. « Vous avez parlé des “autres”… lesquels ?

— Ceux qui ont été emportés dans le cycle de renouvellement des Hypothétiques. Vous y étiez, Turk Findley. Vous avez dû le voir, même si vous ne vous en souvenez pas. Un Arc qui sortait du désert, très grand, mais moins que ceux qui relient les mondes. »

Je m’en souvenais à la manière dont on se souvient d’un cauchemar à la lumière du matin. Il avait provoqué des séismes mortels. Il avait attiré de tout le Système solaire les machines des Hypothétiques, qui étaient tombées du ciel comme des cendres toxiques. Il avait tué des amis à moi. Treya l’appelait « Arc temporel » et sous-entendait qu’il faisait partie d’un cycle dans la vie des Hypothétiques. Mais nous ne le savions pas, à l’époque.

J’ai frissonné, malgré la tiédeur de l’atmosphère et les médicaments de réconfort qui circulaient dans mon sang.

« Ça vous a pris et ça vous a maintenu presque dix mille ans en stase. Ça vous a marqué, Turk Findley. Les Hypothétiques vous connaissent. Voilà pourquoi vous êtes importants. Vous et les autres.

— Dites-moi leurs noms.

— Je ne les connais pas. On m’a spécifiquement affectée à vous. Si le Réseau fonctionnait correctement… mais bon. » Elle a hésité. « Ils étaient sans doute à Centre-Vox au moment de l’attaque. Vous pourriez être le seul survivant. C’est pour ça qu’il faut qu’on vienne nous chercher. Ils viendront dès que possible. Ils nous retrouveront et nous ramèneront. »

Malgré ses paroles, le ciel restait bleu et vide.


L’après-midi, j’ai exploré les environs, en restant en vue du camp et en ramassant du petit bois pour le feu. Sur cette île de l’archipel Vox, beaucoup d’arbres donnaient des fruits comestibles, à ce que m’avait dit Treya, aussi en ai-je également ramassé. J’ai rassemblé le petit bois en fagot avec un morceau de ficelle plate récupérée sur la chaloupe et j’ai fourré les fruits – des cosses jaunes grosses comme des poivrons – dans un sac de toile, lui aussi de récupération. C’était agréable de se rendre utile. À part un chant d’oiseau de temps en temps, et le bruissement des feuilles, je n’entendais que ma respiration et mes pas dans l’herbe du pré. Le paysage vallonné aurait été apaisant, sans la colonne de fumée qui continuait à salir l’horizon.

Je pensais à cette fumée en revenant au camp. J’ai demandé à Treya si l’attaque avait été nucléaire et si nous devions nous inquiéter des retombées ou des radiations. Elle n’en savait rien… il n’y avait pas eu d’attaque thermonucléaire sur Vox « depuis les Premières Guerres orthodoxes », plus de deux siècles avant sa naissance. L’histoire qu’elle avait apprise n’en détaillait pas les effets.

« J’imagine que ça n’a pas d’importance, ai-je dit. Ce n’est pas comme si on y pouvait quoi que ce soit. Et le vent nous est favorable, apparemment. » Les volutes de fumée avaient commencé à s’élargir parallèlement à notre position.

Treya a froncé les sourcils et s’est abrité les yeux pour regarder dans cette direction. « Vox est un navire motorisé, a-t-elle dit. Nous nous trouvons à sa poupe… nous devrions être sous le vent de Centre-Vox.

— Ce qui veut dire ?

— Que nous dérivons peut-être. »

Je ne savais pas ce que cela pourrait impliquer (ni comment on arrivait à diriger un vaisseau de la taille d’un petit continent), mais cela confirmait que Centre-Vox avait subi d’importants dégâts et que les secours n’arriveraient peut-être pas aussi rapidement que Treya l’espérait. Elle avait dû parvenir à la même conclusion. Elle m’a aidé à creuser un petit trou pour notre feu, mais d’un air maussade et sans beaucoup communiquer.


Nous n’avions pas d’horloge pour compter les heures. J’ai dormi une fois dissipé l’effet des stimulants. Quand je me suis réveillé, le soleil effleurait l’horizon et il faisait plus frais. Treya m’a montré comment utiliser un de nos outils de récupération pour mettre le feu au petit bois que j’avais ramassé.

Devant les flammes qui crépitaient, j’ai ensuite réfléchi à notre position… c’est-à-dire à la position physique de Vox par rapport à la côte d’Équatoria. De mon temps, Équatoria était un avant-poste colonisé dans le Nouveau Monde, la planète qu’atteignait un bateau parti de Sumatra en traversant l’Arc des Hypothétiques. Si Vox voulait arriver sur la Terre, il lui faudrait aller traverser dans l’autre sens cet Arc sur Équatoria. Aussi n’ai-je pas été surpris quand son sommet a commencé à luire dans le ciel de plus en plus sombre, juste après le coucher du soleil.

L’Arc était une construction des Hypothétiques, bâtie à leur échelle incompréhensible. Sur Terre, ses piliers étaient enfoncés au fond de l’océan Indien et son apex sortait de l’atmosphère de la planète. Son jumeau sur Équatoria avait la même taille et pouvait même être, d’une certaine manière, le même objet physique. Un Arc, deux mondes. Son sommet a continué à refléter la lumière du soleil longtemps après le crépuscule, filet d’argent très haut dans le ciel. Dix millénaires ne l’avaient pas changé. Treya a tranquillement levé les yeux en murmurant des paroles paisibles dans sa propre langue. Je lui ai ensuite demandé s’il s’agissait d’une chanson ou d’une prière.

« Les deux, peut-être. On pourrait dire que c’est un poème.

— Vous pouvez me le traduire ?

— Ça parle des cycles du ciel, de la vie des Hypothétiques. Le poème dit que les débuts et les fins n’existent pas.

— Je n’en sais rien.

— J’ai bien peur qu’il y ait beaucoup de choses que vous ne sachiez pas. »

Elle semblait indubitablement malheureuse. Je lui ai dit que je ne comprenais pas ce qui était arrivé à Centre-Vox, mais que j’étais désolé pour elle.

Elle m’a souri d’un air triste. « Et moi, je suis désolée pour vous. »

Je n’avais pas envisagé ce qui m’était arrivé sous cet aspect-là, comme une perte, quelque chose à pleurer. Mais elle avait raison : je me trouvais irrévocablement à cent siècles de chez moi. Tout ce que je connaissais et auquel j’étais habitué avait disparu.

Mais j’avais essayé presque toute ma vie de dresser un mur entre moi et mon passé, sans jamais y parvenir. Il y a des choses dont on vous prive, d’autres que vous abandonnez… et d’autres encore que vous emportez avec vous, monde sans fin.


Le lendemain matin, Treya m’a administré une autre dose de la réserve apparemment inépuisable de produits pharmaceutiques dont elle disposait. C’était la seule consolation qu’elle pouvait proposer et je l’ai acceptée de bon cœur.

5

« Les secours devraient déjà être là. On ne peut pas les attendre éternellement. Il faut qu’on se mette en route. »

Qu’on marche jusqu’à Centre-Vox, voulait-elle dire : jusqu’à la capitale en flammes de sa nation flottante.

« C’est possible ?

— Je pense.

— On a toute la nourriture qu’il nous faut, ici. Et on sera plus faciles à repérer si on reste à côté de l’épave.

— Non, Turk. Il faut qu’on arrive à Centre-Vox avant le franchissement de l’Arc. Mais il n’y a pas que ça. Le Réseau ne fonctionne toujours pas.

— Et ça pose un problème ? »

Elle a froncé les sourcils d’une manière que je commençais à savoir interpréter : elle s’efforçait de trouver les mots anglais qui correspondaient à un concept mal connu. « Le Réseau n’est pas une simple connexion passive. Certaines parties de mon corps et de mon esprit en dépendent.

— En dépendent pour quoi ? Vous semblez aller bien.

— Les médicaments que j’ai pris sont efficaces. Sauf qu’ils finiront par s’épuiser. Il faut que je rentre à Centre-Vox, croyez-moi sur parole. »

Elle a insisté là-dessus et je n’étais pas en mesure de discuter. Elle avait sans doute raison, pour les médicaments : elle s’était administré ce matin-là deux doses qui lui faisaient manifestement moins d’effet que la veille. Nous avons donc rassemblé tout ce que nous avions récupéré d’utile et que nous étions capables de porter, et nous nous sommes mis en route.

Nous avons adopté un rythme régulier tout au long de la matinée. Si la guerre continuait, nous n’en voyions aucun signe. (D’après Treya, l’ennemi ne disposait d’aucune base permanente à Équatoria et avait attaqué pour tenter une dernière fois de nous empêcher de traverser l’Arc. Vox avait lancé des représailles juste avant que ses défenses s’effondrent : le ciel bleu et vide signifiait probablement que cette contre-attaque avait été efficace.) Le paysage vallonné ne présentait aucun véritable obstacle et nous avancions face à la colonne de fumée qui montait toujours derrière l’horizon. Vers midi, nous avons escaladé une petite colline de laquelle nous avons pu voir les limites de l’île : l’océan sur trois côtés et, dans la direction du vent, un mamelon qui devait être l’île suivante du chapelet.

Plus intéressant, quatre tours dépassaient de la forêt devant nous – des structures artificielles, noires, sans fenêtres, hautes de peut-être vingt ou trente étages et séparées par de nombreux kilomètres. En atteindre une nous aurait obligés à un détour important, mais s’il y a des gens là-bas, ai-je suggéré, nous pourrions peut-être leur demander de l’aide.

« Non ! » Treya a secoué la tête d’un air farouche. « Non, il n’y a personne à l’intérieur. Ce sont des machines, pas des habitations. Elles captent le rayonnement ambiant pour l’injecter en dessous.

— En dessous ?

— Dans la partie creuse de l’île, là où il y a les fermes.

— Vos fermes sont en sous-sol ? » Il ne manquait pas à la surface de terres fertiles, ni d’ailleurs de soleil.

Sauf que, m’a-t-elle dit, Vox était conçu pour voyager dans des environnements inhospitaliers ou variables sur tout l’Anneau des Mondes. Chacune des planètes de cet Anneau était habitable, mais les conditions changeaient de l’une à l’autre : les sources de nourriture de l’archipel devaient être protégées des changements dans la longueur des jours ou des saisons, des variations extravagantes de température, de l’intensité variable de la lumière du soleil ou du rayonnement ultraviolet. À long terme, l’agriculture de surface aurait été aussi impossible que sur le pont d’un porte-avions. La forêt que nous voyions était luxuriante, mais uniquement parce que Vox avait passé la plus grande partie des cent dernières années amarré dans des climats favorables. (« Ça pourrait changer, a dit Treya, si nous traversons l’Arc qui donne accès à la Terre. ») À l’origine, ces îles n’étaient que des blocs nus de granit artificiel ; la couche arable, accumulée au fil des siècles, avait été colonisée par des cultivars fugueurs et des graines apportées par le vent depuis des îles et des continents de deux mondes voisins.

« On ne peut pas descendre dans les terres cultivées ?

— Si, peut-être. Mais ce n’est pas une bonne idée.

— Pourquoi, les fermiers sont dangereux ?

— Sans le Réseau, peut-être. Ce n’est pas facile à expliquer, mais le Réseau est aussi un mécanisme de contrôle social. Tant qu’il n’est pas rétabli, mieux vaut éviter les bandes non surveillées.

— Les paysans chahutent quand ils ne sont plus tenus en laisse ? »

Elle m’a adressé un regard méprisant. « Ne jugez pas trop vite ce que vous ne comprenez pas. » Elle a ajusté son sac sur son dos et pris quelques pas d’avance pour écourter la conversation. Nous sommes redescendus de la colline et avons regagné l’ombre de la forêt. J’ai essayé d’évaluer notre progression en me repérant aux tours noires chaque fois que nous franchissions une crête. J’ai estimé qu’il nous faudrait un ou deux jours pour atteindre le rivage.

Le temps s’est gâté dans l’après-midi. De gros nuages sont arrivés, suivis de vents erratiques et de bourrasques de pluie. Nous avons continué à avancer d’un pas déterminé jusqu’à ce que le jour commence à tomber et nous avons ensuite trouvé refuge dans un bosquet où nous avons tendu une bâche imperméable entre les branches entremêlées des arbres. J’ai réussi à allumer un petit feu dessous.

Nous nous sommes blottis à l’abri de la bâche dans la nuit qui venait. L’air empestait le feu de bois et la terre mouillée. J’ai réchauffé des rations tandis que Treya fredonnait tout bas la même chanson que dans l’avion. Je lui ai redemandé comment elle en était venue à connaître une chanson populaire vieille de dix mille ans.

« Ça faisait partie de ma formation. Je suis désolée, je ne me rendais pas compte que ça vous perturbait.

— Pas du tout. Je connais cette chanson. Je l’ai entendue pour la première fois au Venezuela pendant que j’attendais un embarquement sur un pétrolier. Dans un petit bar qui passait des chansons américaines. Vous l’avez entendue où, vous ? »

Son regard est allé se perdre dans l’obscurité de la forêt. « Sur un serveur de fichiers dans ma chambre. Comme mes parents étaient sortis, j’ai monté le volume et je me suis mise à danser. » Elle parlait d’une voix éteinte.

« C’était où ?

— À Champlain.

— Champlain ?

— État de New York. Près de la frontière canadienne.

— Sur la Terre ? »

Elle m’a regardé d’un air bizarre, puis ses yeux se sont écarquillés. Elle s’est mis la main sur la bouche.

« Treya ? Ça va ? »

Il semblait que non. Elle a attrapé son sac, a fouillé dedans et en a sorti le distributeur de médicaments qu’elle a pressé sur son bras.

Dès qu’elle s’est remise à respirer normalement, elle a dit : « Désolée. C’était une erreur. Ne m’interrogez plus là-dessus, s’il vous plaît.

— Je peux peut-être vous aider, si vous me dites ce qui se passe.

— Pas maintenant. »

Elle s’est recroquevillée plus près des flammes et a fermé les yeux.


Le lendemain matin, la pluie s’était transformée en bruine et en brouillard. Le vent avait cessé, mais avait fait tomber durant la nuit une manne de fruits mûrs, facile petit déjeuner.

Le temps couvert masquait la colonne de fumée qui montait de Centre-Vox, mais deux des tours noires se trouvaient assez près pour servir de points de repère. En milieu de matinée, le brouillard s’était dissipé ; à midi, le ciel était moins bas et nous entendions l’océan.

Treya s’est montrée plus bavarde en plein jour, sans doute à cause de sa dose assez importante de médicaments. (Elle avait déjà pressé deux fois l’ampoule sur son bras.) De toute évidence, elle se servait de médicaments pour compenser la perte du « Réseau », quoi que ce terme puisse signifier pour elle. Et de manière non moins évidente, son problème s’aggravait. Quand nous avons levé le camp, elle s’est lancée presque tout de suite dans quelque chose qui tenait davantage du monologue nerveux et distrait que de la conversation – du monologue de cocaïnomane, me serais-je dit en d’autres temps et en d’autres lieux. Je l’ai écoutée attentivement et sans l’interrompre, et une fois sur deux, ses paroles n’avaient aucun sens. Parfois, elle se taisait et le vent dans les arbres paraissait soudain très bruyant.

Elle m’a raconté venir d’une famille d’ouvriers du quartier le plus loin sous le vent de Centre-Vox. Leurs interfaces neurales permettaient à ses parents de remplir des dizaines d’emplois qualifiés, « supervision d’infrastructures ou implémentation de moyens innovants ». Ils appartenaient à une caste inférieure à celle des « managers », mais tiraient fierté de leur polyvalence. Treya elle-même avait été formée dès le berceau pour intégrer un groupe de thérapeutes, savants et médecins dont le seul but consistait à interagir avec les survivants recueillis dans le désert d’Équatoria. Comme « thérapeute de liaison » affectée spécifiquement à ma personne (dont elle ne savait que ce qu’en avaient conservé les archives : mon nom, ma date de naissance et le fait que j’avais disparu dans l’Arc temporel), il lui fallait parler l’anglais familier tel qu’on le pratiquait cent siècles plus tôt.

Elle avait appris cela grâce au Réseau. Sauf qu’il lui avait donné non seulement un vocabulaire, mais aussi toute une identité secondaire : un ensemble de souvenirs artificiels synthétisés à partir de documents du XXIe siècle et implanté par l’intermédiaire du nœud interactif fixé à sa naissance sur sa moelle épinière. Elle appelait cette seconde personnalité une « impersona » : pas un simple lexique, mais une vie, avec tout son contexte d’endroits et de gens, de pensées et de sentiments.

La construction de son impersona avait pour source principale une certaine Allison Pearl, née à Champlain, État de New York, peu après la fin du Spin. Le journal d’Allison avait survécu, devenant un document historique sur lequel le Réseau s’était basé pour synthétiser l’impersona de Treya. « Quand j’ai besoin d’un mot anglais, je le récupère d’Allison. Elle adorait les mots, elle adorait les écrire. Des mots comme orange, le fruit. Je n’en ai jamais vu ni goûté. Allison adorait les oranges. J’ai reçu d’elle le mot et le concept, la rondeur, le brillant, la couleur d’une orange, mais pas ses qualia, son goût… Sauf que ce genre de souvenirs est dangereux. Il faut les garder entre certaines limites. Sans les contraintes neurologiques du Réseau, la personnalité d’Allison commence à métastaser. Je cherche dans mes souvenirs et ce sont les siens qui me viennent. C’est… déroutant. Et ça ne pourra qu’empirer. Les drogues, les drogues m’aident, mais seulement un certain temps… »

Treya a dit tout cela et même davantage. Pour ce que j’en ai compris, je crois qu’elle disait la vérité. Je l’ai crue parce que sa voix avait pris cet accent américain, s’était teintée de phrases qui pouvaient provenir en ligne droite du journal d’Allison Pearl. Cela expliquait cette chanson qu’elle ne pouvait s’empêcher de fredonner, ses grands moments de distraction, la manière dont elle regardait dans le vide, la tête penchée comme pour écouter une voix que je n’entendais pas.

« Je sais que ces souvenirs ne sont pas réels, ce sont les inférences et les collations de données anciennes qu’a effectuées le Réseau, mais même en parler de cette manière me fait bizarre, comme si…

— Comme si ? »

Elle s’est tournée pour me dévisager. Elle ne s’était sans doute pas rendu compte qu’elle parlait à voix haute. J’avais eu tort de l’interrompre.

« Comme si je n’avais pas ma place ici. Comme si tout ça était une espèce d’avenir étrange. » Elle a traîné des pieds dans la terre humide. « Comme si j’étais une étrangère, ici. Une étrangère dans votre genre. »


Peu avant le coucher du soleil, nous sommes arrivés au bout de l’île. Mais pas sur le rivage. Le côté artificiel de l’île sautait aux yeux, à cet endroit-là. La forêt cédait la place à une pente presque verticale d’herbe rigide et de roche nue, falaise d’une centaine de mètres qui plongeait dans l’océan. De l’autre côté d’un gouffre large de huit cents mètres, on voyait l’île suivante de l’archipel Vox. « Dommage qu’il n’y ait pas de pont, ai-je dit.

— Il y en a un, a répondu Treya d’un ton laconique. Plus ou moins. On devrait le voir, d’ici. »

Elle s’est allongée sur le ventre et s’est approchée de la falaise en me faisant signe de l’imiter. Les hauteurs ne me gênent pas particulièrement – j’avais gagné ma vie en pilotant des avions, dans le monde d’avant celui-là –, mais ramper jusqu’à cet à-pic n’est pas ce que j’ai fait de plus agréable. « En bas, a indiqué Treya en tendant le bras. Vous voyez ? »

Le soleil descendait et le gouffre se trouvait déjà dans l’ombre. Des oiseaux de mer nichaient aux endroits creusés par des siècles de pluie et de vent dans l’insensible roche artificielle. Loin sur la gauche, j’ai vu ce qu’elle me montrait : un pont fermé qui reliait cette île artificielle à la suivante et dont seule l’extrémité opposée n’était pas dissimulée par la courbure précise de la falaise. Il était d’une nuance de noir bordée de sel, de la même couleur que l’océan en dessous. Le vertige et la perspective inhabituelle empêchaient d’évaluer vraiment sa taille, mais j’ai estimé que douze semi-remorques pourraient rouler de front à l’intérieur sans trop se gêner. Malgré tout, on ne voyait ni supports, ni câbles, ni amarres, ni poutrelle – la structure se débrouillait pour supporter son propre poids. Chaque île de l’archipel disposait de son propre système de propulsion, asservi à un contrôle central situé à Centre-Vox. Je n’ai pu toutefois m’empêcher de m’interroger sur la tension physique que subissait l’attache entre ces deux énormes masses flottantes, même si le pont lui-même n’en supportait qu’une fraction.

« Les transporteurs automatiques s’en servent pour livrer de la biomasse brute à Centre-Vox et en rapporter des produits raffinés aux fermiers, a expliqué Treya. Il n’est pas conçu pour les piétons, mais on va devoir faire avec.

— Comment on y rentre ?

— On n’y rentre pas. On pourrait, depuis les fermes en bas, mais d’ici, c’est impossible. Il va falloir marcher sur le toit. »

J’ai retenu cette pensée un instant, m’efforçant de la garder à distance rassurante.

« Il y a des escaliers taillés dans la falaise, a-t-elle ajouté. On ne les voit pas d’ici. Comme ils datent de la construction, ils ont dû pas mal s’éroder. » Même le composite de granit alvéolaire dont étaient constituées les îles ne pouvait résister éternellement au vent et au sel. « La descente ne va pas être facile.

— Le toit du pont est courbe et a l’air plutôt lisse.

— Il est peut-être plus large que vous le croyez.

— Ou plus étroit.

— On n’a pas le choix. »

Mais il ne restait plus que deux ou trois heures de jour, ce qui ne nous suffirait pas pour nous lancer dans la descente.


Nous sommes revenus dans la forêt y établir un second camp. J’ai regardé Treya s’administrer une nouvelle dose avec sa seringue. « Ce truc ne se vide jamais ? ai-je demandé.

— Il se recharge tout seul. Il a son propre métabolisme. Il prélève un peu de sang pendant l’injection et il s’en sert comme matière première pour catalyser des molécules actives. Il fonctionne à la chaleur corporelle et à la lumière ambiante. Vous, il vous a fabriqué de quoi supprimer l’angoisse. Moi, il me donne autre chose. »

J’avais cessé d’accepter les doses qu’elle me proposait, ayant décidé de vivre avec mon appréhension pour le meilleur ou pour le pire. « Comment sait-il ce qu’il doit synthétiser ? »

Elle a froncé les sourcils de la manière indiquant qu’elle butait sur un concept pour lequel sa tutrice spectrale Allison Pearl n’avait pas de mots tout prêts. « Il analyse la chimie du sang pour estimer ce qui lui paraît le mieux. Mais non, il n’est pas inépuisable. Il a besoin d’être revivifié, et celui-là commence à fatiguer. » Elle a ajouté : « Mais si vous voulez vous en servir, pas de problème.

— Non. Il vous donne quoi ?

— Une espèce de… d’améliorateur cognitif, on pourrait dire. Qui m’aide à garder séparés mes souvenirs réels et virtuels. Mais ce n’est qu’une solution temporaire. » Elle a frissonné dans la lumière du feu. « Ce dont j’ai vraiment besoin, c’est du Réseau.

— Dites-m’en plus là-dessus. C’est quoi, une espèce d’interface interne sans fil ?

— Pas exactement de la manière dont vous le dites, mais oui, d’une certaine manière. Sauf que les signaux que je reçois sont exprimés sous forme de régulateurs biologiques et neurologiques. Tout le monde sur Vox porte un nœud et nous sommes tous reliés par l’intermédiaire du Réseau. Il nous aide à élaborer un consensus limbique. Je ne sais pas pourquoi il n’a pas été réparé. Si les transpondeurs à Centre-Vox ont été détruits, les ouvriers auraient quand même déjà dû pouvoir rétablir les fonctionnalités de base. Sauf si les processeurs eux-mêmes ont été endommagés… mais ils ont été conçus pour résister à tout, à part à une bombe atomique qui lui tombe en plein dessus.

— Peut-être qu’une bombe atomique leur est tombée en plein dessus… »

Sa seule réponse a été un haussement d’épaules fait d’un air malheureux.

« Il n’est donc pas du tout impossible qu’on se dirige vers une ruine radioactive.

— On n’a pas le choix », a-t-elle répété.


Je suis resté assis à entretenir le feu une fois Treya endormie.

Sans les drogues apaisantes, mes souvenirs récents se précisaient. À peine quelques jours plus tôt, j’essayais de survivre à une série de tremblements de terre provoqués par l’Arc temporel qui sortait de son état dormant dans le désert d’Équatoria… et voilà que j’étais sur Vox. On ne peut pas vraiment prendre la mesure de tels événements, me suis-je dit. Juste les subir.

J’ai laissé le feu se réduire à un lit de braises. L’Arc des Hypothétiques luisait dans le ciel, sourire ironique au milieu des étoiles, et les falaises toutes proches répercutaient en l’amplifiant le bruit des vagues. Je me suis posé des questions sur ces « démocraties corticales » qui avaient attaqué Centre-Vox à l’arme nucléaire et sur leurs raisons, par exemple si elles étaient aussi superficielles que Treya l’avait laissé entendre.

J’étais neutre dans ce conflit, dans la mesure du possible. Ce combat ne me concernait pas. Je me suis aussi demandé si Allison Pearl, le Fantôme de Champlain, était neutre comme moi. Peut-être avais-je mis là le doigt sur ce qui déconcertait tant Treya : « Allison » et moi, ombres d’un passé indifférent, pourrions nous avérer déloyaux envers Centre-Vox.

6

Nous avons levé le camp à l’aube et longé la falaise courbe jusqu’à ce que Treya avait appelé « escaliers » : de larges déclivités taillées dans le granit. Le temps avait biseauté les marches en saillies inclinées que séparaient de vertigineux à-pics d’un mètre cinquante. La mousse et les excréments d’oiseaux rendaient glissante la moindre surface et plus nous descendions, plus le rugissement de l’océan augmentait. Les hauts rebords des deux îles ont fini par masquer la totalité du ciel, à l’exception de quelques rayons de soleil obliques. Nous avons progressé lentement et nous sommes arrêtés à deux reprises pour que Treya s’injecte une dose de sa seringue high-tech. Elle affichait une mine sombre qui dissimulait mal sa terreur. Elle ne cessait de jeter des coups d’œil dans notre dos et vers le haut, comme si elle craignait qu’on nous suive.

À l’angle de la lumière, j’ai estimé qu’il était midi passé quand j’ai aidé Treya à descendre le dernier intervalle vertical pour poser les pieds sur le toit du pont. Il était plus large qu’il ne nous en avait donné l’impression du haut de la falaise et nous pouvions tenir debout dessus sans trop de danger, même s’il était assez perturbant de marcher sur une surface qui devenait peu à peu verticale à gauche et à droite. Il y avait peut-être huit cents mètres jusqu’au point d’amarrage opposé, que nous cachait à présent la brume et où nous attendait une autre escalade difficile. Avec de la chance, nous en viendrions à bout avant l’obscurité. La nuit tomberait vite, à cet endroit.

Histoire de nous distraire, j’ai demandé à Treya ce qu’elle (ou Allison Pearl) se rappelait de Champlain.

« Je ne suis pas sûre que la réponse soit sans risques. » Elle a soupiré avant de continuer malgré tout : « Champlain. Hivers glacés. Étés brûlants. Baignades dans le lac à Catfish Point. Ma famille était presque tout le temps fauchée. C’était les années après le Spin, quand tout le monde disait que si ça se trouvait, les Hypothétiques étaient bienveillants, nous protégeaient. Mais je n’y ai jamais cru. Des promenades sur les trottoirs de Champlain, vous savez, avec le béton qui scintille au soleil, l’été ? Je ne pouvais pas avoir plus de dix ans, mais je me souviens avoir pensé que nous devions ressembler à ça, pour les Hypothétiques… pas seulement nous, mais notre planète tout entière, rien qu’un scintillement sous le pied, quelque chose qu’on remarque puis qu’on oublie.

— Ce n’est pas comme ça que Treya parle des Hypothétiques. »

Elle m’a regardé avec colère. « Je suis Treya. » Elle a fait encore quelques pas. « Allison se trompait. Les Hypothétiques, ce sont des dieux selon toutes les définitions raisonnables, mais ils ne sont pas indifférents. » Elle s’est arrêtée pour me regarder en essuyant la brume salée sur ses yeux plissés. « Vous devriez le savoir ! »

Peut-être bien. Nous n’avons pas tardé à arriver à mi-chemin, où le vent rugissait avec tant de force dans le gouffre entre les falaises que nous avons dû continuer à quatre pattes comme des fourmis sur une corde à linge mouillée de pluie. Toute conversation était impossible. Je sentais de temps en temps des vibrations monter du pont sous mes paumes, comme un gémissement de métal soumis à une tension inimaginable. Je me suis demandé ce qu’il faudrait pour désassembler cet archipel endommagé – une autre attaque nucléaire ? Ou suffirait-il de la haute mer et d’un vent fort, après les récents événements ? Je me suis représenté des câbles gros comme des rames de métro en train de casser, des navires-îles répandant comme des piñatas fracassées leur contenu dans l’océan. Pensée peu rassurante. Sans Treya, peut-être aurais-je fait demi-tour. Mais sans elle, je ne serais pas venu là.

Nous avons fini par atteindre l’ombre de la falaise d’en face, où le vent s’est réduit à un gémissement grave et nous a donc permis de nous redresser. Les marches taillées dans le granit ressemblaient à celles que nous avions descendues : érodées et moussues, abruptes et puant la mer. Nous en avions gravi une douzaine quand Treya s’est arrêtée d’un coup en étouffant un cri.

La saillie au-dessus de la nôtre était bondée de gens.


Ils avaient dû nous voir venir et se cacher jusqu’au dernier moment. Ils ne semblaient pas vouloir nous souhaiter la bienvenue.

« Des fermiers », a chuchoté Treya.

Il y en avait une trentaine, des deux sexes, qui nous regardaient tous d’un air sombre. Beaucoup portaient des outils qui pouvaient servir d’armes. Treya a jeté un rapide coup d’œil par-dessus son épaule au pont que nous venions de traverser. Mais il était trop tard et il faisait trop sombre pour courir. Nous étions bel et bien acculés, et en infériorité numérique.

Elle m’a pris la main. Elle avait la peau glacée. J’ai senti battre son pouls. « Laissez-moi leur parler », a-t-elle dit.

Je l’ai aidée à grimper sur la saillie supérieure, puis elle m’a hissé pour que je la rejoigne et nous nous sommes retrouvés face aux fermiers, qui nous ont entourés. Treya a tendu les mains d’un geste conciliant. Puis leur chef s’est avancé.

Du moins, j’ai estimé que c’était leur chef. Il ne portait aucun insigne indiquant son rang, mais personne ne semblait contester son autorité. Il tenait à la main une tige métallique de la longueur d’une canne, très effilée à une extrémité. Comme les autres, il était grand, avec une peau sombre délicatement ridée.

Avant qu’il puisse ouvrir la bouche, Treya a prononcé quelques mots dans sa langue natale. Il l’a écoutée avec impatience. Treya m’a murmuré en anglais : « Je lui ai dit que vous étiez un des Enlevés. Si ça a de l’importance pour lui… »

Mais cela n’en avait aucune. L’homme a aboyé quelque chose à Treya, qui a répondu d’un ton hésitant. Il a aboyé à nouveau. Elle a baissé la tête en tremblant.

« Quoi qu’il se passe, a-t-elle chuchoté, ne vous en mêlez pas. »

Les mains sur les épaules de Treya, le chef l’a fait se baisser sur le granit glissant, puis l’a poussée pour qu’elle tombe sur le ventre. La roche a écorché la pommette de Treya, qui s’est mise à saigner. Treya a fermé les yeux de douleur.

J’avais eu ma part de bagarres. Je n’étais pas particulièrement doué dans ce domaine, mais il fallait que je fasse quelque chose. Je me suis rué sur le fermier. Avant que je l’atteigne, ses amis m’ont agrippé, retenu et forcé à m’agenouiller.

D’un pied sur son épaule, le chef des fermiers a maintenu Treya plaquée au sol. Il a soulevé son arme avant de l’abaisser lentement jusqu’à ce qu’elle frôle de sa pointe effilée un renflement de la colonne vertébrale situé juste sous le cou. Treya s’est raidie.

Le fermier a alors enfoncé son arme d’un coup sec.

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