27 Sandra et Bose

Bose longea une série de haies en restant penché et en espérant que la pluie l’aiderait à dissimuler sa présence. Quelques dizaines de mètres plus loin dans la rue, le gamin au sac en plastique – Turk, a priori – avançait à grands pas et sans se cacher sur le trottoir. Il n’allait pas tarder à arriver en vue d’une des voitures de surveillance repérées par Bose, un véhicule gris à l’allure anonyme occupé par deux hommes renfrognés et sans nul doute bien armés.

Bose sut à quel moment le gamin aperçut cette automobile au léger flottement dans sa démarche, hésitation fugace qui passait inaperçue si on ne la guettait pas. L’adolescent ne laissa rien paraître d’autre. Il continua à marcher, tête basse, poncho dégoulinant de pluie. Il passa à côté de la voiture. Les gardes à l’intérieur le suivirent des yeux en tournant la tête au même moment, comme synchronisés.

En prenant à gauche, il se serait dirigé vers l’entrée principale de l’entrepôt Findley, mais il eut la présence d’esprit de continuer tout droit. Bose en profita pour couper par un parking envahi par les herbes à l’arrière d’un bâtiment industriel, ce qui le dissimula à la voiture, mais lui fit perdre Turk de vue. La pluie tombait si fort qu’elle donnait l’impression de mains brusques cherchant à attirer son attention. Ses chaussures dégorgeaient déjà. Au carrefour suivant, il retrouva Turk, qui continuait dans la même direction bien au-delà de l’entrepôt. Ne t’arrête pas, pensa-t-il. Reprends le bus. Facilite-moi la vie.

Mais Turk obliqua à gauche. Bose comprit qu’il contournait l’entrepôt de loin pour chercher une faille dans le cordon de sécurité.


Il essaya de se mettre à la place de Turk Findley, à supposer que ce soit vraiment lui et qu’il ressemblait un tant soit peu à son portrait dans les carnets d’Orrin. Ce n’était pas facile. Bose avait vénéré son propre père. Le concept de parricide, même symbolique, lui était étranger.

Il comprenait toutefois assez bien la rage et l’impuissance, ayant ressenti l’une et l’autre quand les voleurs avaient enfoncé la porte de la maison à Madras. Son père l’avait envoyé se cacher sous le bureau dans sa chambre, où Bose était consciencieusement resté, le cœur battant la chamade, les poumons privés d’air parce qu’il retenait le plus possible sa respiration. « Je m’en occupe », avait dit son père et Bose l’avait cru. Il n’était sorti qu’en l’entendant pousser son premier et dernier hurlement. Le sien n’avait pas tardé.

Son père n’avait pas pris lui-même le traitement martien, même s’il avait aidé beaucoup de monde à en bénéficier. Se trouvant encore largement au milieu de son existence, il n’était pas encore prêt à assumer les devoirs et obligations de la longévité. La mère de Bose avait eu moins de scrupules : elle s’était débrouillée pour que Bose reçoive ce traitement qui lui sauverait la vie. Il était bien trop jeune pour le médicament, mais l’éthique martienne acceptait des exceptions en cas de vie ou de mort. Comme on pouvait s’y attendre de sa part, sa mère avait commencé par le lui administrer avant de s’occuper de l’approbation de ses collègues. Bose ne lui avait jamais été aussi reconnaissant qu’il savait devoir l’être ; quand le souvenir de l’agression à Madras revenait le torturer, il se disait souvent qu’il n’aurait pas été si terrible que sa mère le laisse mourir.

Le gamin sous la pluie continuait à marcher d’un pas régulier. Il passa devant une deuxième voiture de protection. Le périmètre était encore mieux protégé qu’au moment où Bose avait fait un tour en voiture, quelques heures plus tôt. Que se passait-il donc à l’entrepôt pour justifier un tel déploiement ? Sans doute Findley avait-il pris peur en apprenant qu’Orrin s’était échappé du State Care. Sans doute craignait-il qu’une agence fédérale demande à perquisitionner dans les locaux. Mais il restait à savoir de quelle manière il comptait neutraliser cette menace.

Bose espéra que Turk allait tout simplement abandonner et rentrer chez lui, sans quoi lui-même aurait sans doute à l’intercepter et à le prévenir de ne pas approcher. Tout cela prenait trop de temps et il lui fallait encore retrouver Orrin Mather. Il accéléra un peu le pas, en évitant la lumière des réverbères et en restant autant que possible dans les allées des bennes à ordures et des livraisons.

Quand il revit Turk, celui-ci se tenait immobile à seulement une dizaine de mètres. Il se trouvait à deux rues au sud de l’entrepôt Findley et on ne voyait pas le moindre garde. Bose recula d’un coup quand le gamin regarda des deux côtés dans la rue, qui ne lui offrit d’autre spectacle que des portes fermées et des trottoirs misérables sous une pluie incessante. Il passait nerveusement son sac plastique d’une main à l’autre. Bose s’apprêtait à se montrer, soit pour l’affronter, soit pour le faire fuir, quand le gamin tourna subitement à gauche, le sac serré dans ses bras, et se mit à courir entre deux bâtiments obscurs.

Merde, se dit Bose. Il suivit à pas rapides mais prudents en espérant que le gamin n’allait pas se faire ou les faire repérer et tuer.

Mais Turk était rapide, et malin, du moins sur le plan tactique. Il savait que le quartier abondait en ruelles et en allées, la plupart mal éclairées, et gagna sans se faire remarquer celle qui donnait sur l’entrepôt. Et qui était très surveillée, mais le gamin se faufila entre deux voitures vides, profita d’une bourrasque de pluie particulièrement violente pour traverser à toute vitesse un espace à découvert et atteindre sans se faire voir l’embouchure d’une autre allée. Bose présuma qu’il ne voulait pas arriver à l’avant de l’entrepôt, mais à l’arrière, aux quais de chargement. Tout comme dans l’histoire d’Orrin.

Bose suivit par le même chemin en ayant l’impression d’être ridiculement voyant. Il se rappela que son seul objectif était d’empêcher le gamin de faire une énorme erreur et de blesser quelqu’un ou d’être lui-même blessé. Le problème était que Turk pourrait réagir de manière imprévisible à toute tentative de l’aborder. Il fallait néanmoins que Bose établisse le contact.

Il n’avait pas d’arme, mais certains de ses talents personnels pourraient lui servir dans cette situation. À la différence de sa contrepartie modifiée proposée au marché noir par les vendeurs de longévité, le médicament martien supprimait ou améliorait certaines fonctions neurologiques. Il supprimait l’agressivité spontanée, si bien que Bose était ce qu’on appelait « long à la colère ». Il augmentait l’empathie et éliminait la peur. Il améliorait aussi l’acuité visuelle et le temps de réaction, ce qui avait aidé Bose à se forger une excellente réputation de tireur d’élite à l’école de police.

Turk remonta l’allée jusqu’à l’intersection avec la ruelle passant derrière l’entrepôt. Il s’accroupit, presque invisible dans son poncho noir, et tendit le cou pour voir ce qui se passait. Bose saisit l’occasion pour se glisser dans son dos.

C’était le moment ou jamais. « Salut », dit-il à voix basse, mais juste assez fort pour être entendu dans le crépitement de la pluie.

Le gamin sursauta et se retourna d’un coup. Bose tendit les mains, paumes levées. « Je ne suis pas armé, dit-il en approchant encore de deux pas. Et je ne suis pas avec eux.

Qui vous êtes, alors ? » parvint à dire l’adolescent. Il tenait le bidon d’alcool méthylique dans la main droite de manière à pouvoir s’en servir comme d’une masse d’armes.

« Un ancien flic. Tu es Turk Findley, pas vrai ? Le fils du propriétaire ? » Le gamin ne répondit pas, mais qu’il garde le silence sans marquer de surprise valait confirmation. « Je veux juste que toi et moi, on reparte d’ici par où on est venus. Quoi que tu aies l’intention de faire, ce n’est pas possible. Pas ce soir. »

La pluie dégoulinant des cheveux bruns trempés du gamin passait sous le col de son poncho. Il regarda Bose dans le déluge, puis dit d’une petite voix éteinte : « Derrière vous.

— Hein ?

— Ils sont derrière vous. »

Le gamin s’accroupit précipitamment. Bose l’imita. Il risqua un coup d’œil par-dessus son épaule. Deux hommes arrivaient dans l’allée, spectraux dans la pluie. Ils n’avaient pas encore vu Bose ou Turk, qu’un angle masquait, mais ne manqueraient pas de le faire en continuant dans la même direction.

La réaction de Bose sembla rassurer Turk. « Par ici. »

Bose n’eut d’autre choix que de le suivre dans la ruelle, où on les verrait sûrement… sauf qu’il y avait un espace étroit entre une benne à ordures en métal vert et le bord d’un quai de chargement, un espace juste assez grand pour qu’ils se glissent l’un et l’autre à l’intérieur. Bose essaya de bien voir ce qui l’entourait pendant l’instant où il n’était plus caché. Les quais de l’entrepôt Findley se trouvaient juste un peu plus loin. Trois automobiles étaient garées dans l’allée et une anonyme camionnette blanche était plaquée à l’un d’eux. La porte correspondante avait été remontée, ce qui projetait un rectangle de lumière dans l’obscurité. Bose essaya de photographier mentalement la scène, de calculer les distances relatives et de repérer les itinéraires de fuite possibles. Il s’accroupit ensuite près de Turk, qui tremblait comme un chien mouillé.

Les deux gardes arrivèrent dans l’allée, à découvert. Bose entraperçut leurs imperméables jaunes quand ils passèrent près de la benne en revenant vers le quai de chargement occupé. Pour Bose, la présence de la camionnette expliquait ce qui se passait à l’entrepôt : Findley avait pris peur et supprimait toute trace de contrebande. L’arrière de la camionnette laissait voir des piles de cartons qui montaient jusqu’au plafond – sans doute des produits chimiques venus du Liban ou de Syrie et destinés aux bioréacteurs de marché noir.

Bose décida de mieux voir. Il s’allongea sur le goudron mouillé, mais encore tiède après la canicule de la journée et d’où montait une odeur d’animal trempé d’huile. Il rampa pour sortir la tête et jeter un coup d’œil. Il n’avait d’autre camouflage que ses cheveux et sa peau noirs.

Il regarda attentivement l’homme en train de superviser le chargement, un quinquagénaire à la mine défaite qui tenait une torche électrique à la main. Bose l’identifia comme Findley senior. « Ton père est là, chuchota-t-il.

— Vous connaissez mon père ? demanda le gamin au bout d’un moment.

— Je l’ai reconnu en le voyant.

— Vous allez l’arrêter ?

— J’aimerais bien. Sauf que je ne suis plus flic. Je ne peux arrêter personne.

— Mais qu’est-ce que vous faites là, alors ?

— J’aide un ami. Et toi, tu fais quoi, ici ? »

Pas de réponse.

Bose s’apprêtait à suggérer qu’ils essayent de repartir comme ils étaient venus, malgré les risques, quand une quatrième automobile vint s’arrêter près de la camionnette. Son conducteur sortit, grimpa sur le béton du quai et s’approcha de Findley, qui le regarda d’un air de dire quoi encore ? L’homme montra la ruelle en disant quelque chose d’inaudible. Findley se mit tout à coup à taper dans ses mains et à crier assez fort pour qu’on l’entende dans la pluie : il ordonnait à ceux qui remplissaient la camionnette d’en terminer et rappelait le périmètre de sécurité.

Bose consulta sa montre. Le bus suivant avait dû arriver quelques minutes auparavant. Orrin, se dit-il. Sans doute un des agents de sécurité de Findley avait-il repéré Orrin Mather et en avait-il informé son patron.

Findley père grimpa dans une voiture avec un de ses gardes. L’automobile sortit de l’allée en éclaboussant Bose et Turk toujours tapis dans l’ombre. Bose vit le gamin cligner des yeux devant les rides laissées par les pneus dans la couche d’eau qui recouvrait la chaussée, conscient que son père venait de passer à un mètre de lui. La plus grande partie de la rage qui l’avait conduit jusque-là semblait n’être plus que confusion.

D’autres pas dans l’allée derrière eux : les sentinelles qui revenaient.

« Il faut qu’on sorte d’ici », dit Bose. Il ajouta : « On pourrait avoir besoin d’une diversion. »

Le gamin tourna vers lui un visage presque larmoyant. « De quoi vous parlez ? Quelle diversion ?

— Tu n’aurais pas apporté un liquide inflammable, par hasard ? »

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