Alors que j’émergeais de l’anesthésie après l’opération, pas tout à fait réveillé et plus complètement endormi, un homme en feu m’est apparu, un homme en feu qui sautillait dans une mare de flammes, le regard fixé sur moi dans les ondulations de l’air surchauffé.
La vision avait toutes les caractéristiques d’un cauchemar. Sauf que ce n’était pas un rêve, mais un souvenir.
L’équipe médicale m’avait montré l’implant limbique avant de me l’installer. Je crois qu’ils ont pris ma réaction horrifiée pour une appréhension préopératoire.
Le nœud consistait en un disque noir flexible large de quelques centimètres et épais d’environ huit millimètres. Il était recouvert de petites excroissances en forme de têtes d’épingle, sur lesquelles pousseraient des fibres de tissu nerveux artificiel une fois le nœud alimenté en sang par les capillaires avoisinants. Aussitôt installé ou presque, il se connecterait au Réseau et ses nerfs artificiels rejoindraient la moelle épinière en quelques jours, puis commenceraient à s’insinuer dans les régions adéquates de mon cerveau.
L’équipe médicale m’a demandé si je comprenais tout cela. J’ai répondu que oui.
Puis : la piqûre d’une injection anesthésique, un tampon froid sur ma nuque, l’inconscience tandis que le chirurgien brandissait son scalpel.
L’homme en feu avait été gardien de nuit dans l’entrepôt de mon père à Houston.
Je ne le connaissais pas. Je l’avais tué sans préméditation et au tribunal, l’accusation de meurtre aurait pu être réduite à homicide involontaire. Mais je n’avais jamais été jugé.
Je n’ai raconté que deux fois cette histoire… une fois ivre et l’autre sobre, une fois à un inconnu et l’autre à la femme dont j’étais tombé amoureux. Mais je n’avais jamais tout dit et toujours inventé un peu. Même quand j’essayais sincèrement de me confesser, je m’empêtrais systématiquement dans les mensonges.
Les gens à qui je m’étais confessé n’existaient plus depuis dix mille ans, mais l’homme en feu restait prisonnier de ma conscience, dans laquelle il n’avait jamais cessé de brûler. Je venais de donner les clefs de ma conscience au Coryphée et j’ignorais ce que cela pourrait signifier.
Après l’intervention chirurgicale, ce n’est pas chez moi que j’ai d’abord remarqué du changement, mais chez les autres, surtout sur leurs visages.
J’ai ressenti certains des effets secondaires dont on m’avait parlé – vertiges, perte d’appétit –, mais peu prononcés et passagers. Ce n’était pas ce que je ressentais qui m’effrayait, mais ce que je pourrais ne pas ressentir… ce que je pouvais avoir perdu sans m’en apercevoir. Je remettais en cause chaque impulsion irréfléchie et je suis resté plusieurs jours renfermé sur moi-même, adressant à peine la parole même à Allison (elle avait de toute manière commencé à me manifester une espèce de mépris mélancolique que j’espérais sans aucune sincérité). Elle et moi savions ce qu’il fallait faire et que je n’étais pas encore prêt.
Les médecins avaient prescrit des exercices de ce qu’ils appelaient « aptitudes volitives interactives », c’est-à-dire la capacité à manipuler des surfaces de contrôle sensibles aux nœuds, des choses aussi simples qu’activer un affichage à la fois par le contact et par la volonté. Ce serait de ces compétences dont j’aurai besoin pour nous enfuir en avion de Vox, aussi me suis-je efforcé de les acquérir rapidement. Oscar, qui passait parfois surveiller mes derniers progrès, m’a apporté au cours d’une de ses visites une sélection d’appareils d’apprentissage destinés aux enfants voxais : des jouets-Réseau qui changeaient de couleur ou produisaient de la musique quand je le leur disais. Sauf que la plupart du temps, ils ne le faisaient pas. Le nœud n’avait pas fini de s’introduire dans les zones clés de mon cerveau, d’apprendre à intensifier ou diminuer l’activité d’endroits particuliers ; les boucles de rétroaction requises n’étaient pas encore toutes établies ou stabilisées. Oscar m’a conseillé d’être patient.
Ce n’est qu’en cessant de me concentrer sur les surfaces de contrôle pour m’aventurer dans les espaces publics de Centre-Vox que j’ai vu les apports du nœud. J’avais emprunté ces couloirs, traversé ces niveaux et terrasses des dizaines de fois, mais j’avais soudain l’impression de les découvrir vraiment. Les visages que je croisais luisaient presque d’expressivité et de complexité. Je me suis rendu compte que j’arrivais à déchiffrer les humeurs des inconnus comme si je les avais toujours connus. Les médecins m’avaient prévenu, mais avec des expressions comme « rapport amygdalien », « profusion de neurones-miroirs » et « induction chiasmatique » – les traductions étaient d’Oscar –, si bien que je n’avais pas vraiment compris. À présent, l’effet était presque renversant.
J’ai décidé de monter dans l’un des endroits en hauteur, loin de la foule. Prendre un transport vertical dans Vox revenait à voyager en ascenseur gros comme un wagon de métro : cela me plaçait en contact visuel avec les autres passagers. Je me suis assis en face d’une femme avec un petit enfant sur les genoux. Elle m’a remarqué et adressé le genre de sourire qu’on pourrait adresser à un inconnu sympathique, sauf que d’une certaine manière, nous n’étions pas des inconnus l’un pour l’autre… le Réseau nous reliait et des intimités non formulées ont défilé entre nous. Ses yeux nerveux, son corps tour à tour contracté et détendu m’ont appris que même si l’avenir l’inquiétait – on avait récemment annoncé que les machines des Hypothétiques accéléraient pour venir à notre rencontre –, elle se tenait humblement prête à se soumettre au destin que les prophètes lui avaient réservé. C’est quand elle regardait son bébé que son malaise gagnait en force et en cohérence. Le garçon avait cinq ou six mois et son implant limbique lui faisait encore une bosse rose sur la nuque. Il irradiait des besoins simples ainsi qu’une dépendance totale. Et elle rechignait à le confier aux Hypothétiques, si bienveillants les croyait-elle. Quand elle tenait son fils dans ses bras, elle était tentée par le péché de la peur.
J’ai senti l’apaisante euphorie du Coryphée passer en eux, contrepoint au texte de leurs corps et de leurs gestes. C’était troublant. Et bien entendu, ils ont senti ma réaction aussi nettement que j’avais senti les leurs. La mère a froncé les sourcils et détourné les yeux, comme si elle avait vu quelque chose de déplaisant. L’enfant a frissonné puis s’est raidi contre elle.
Je me suis dépêché de descendre au prochain arrêt.
La fois suivante où je ne tenais pas en place, je suis sorti le soir, quand les couloirs étaient peu éclairés et presque vides. Toute cette journée de travail avec les interfaces du Réseau m’avait fatigué, mais je savais que je n’arriverais pas à dormir.
Nous avions appris par l’intermédiaire de notre flotte de drones que les machines des Hypothétiques traversaient les monts Transantarctiques plus vite que nous nous y attendions. Dans le bassin de Wilkes, elles avaient ressemblé à des objets solides et encombrants, mais sur terrain accidenté, elles se déformaient afin de négocier les gros obstacles. En terrain encore plus difficile, elles semblaient même couler comme un liquide visqueux, grimpant sans limites définies des cols étroits et de fortes pentes chaotiques. Les estimations du temps qu’il leur faudrait pour atteindre Vox ont encore été revues à la baisse.
Les quelques personnes que j’ai croisées ce soir-là débordaient d’émotions contradictoires – il me semblait que leurs visages luisaient comme des torches – et je m’en suis éloigné aussitôt. J’avais commencé à comprendre ce que voulait dire Allison quand elle parlait de folie collective. Le Coryphée ne partageait pas seulement l’euphorie. La peur couvait dans le collectif voxais comme un feu dans une veine de charbon, trop forte pour être complètement étouffée. Je suis passé à côté d’un ouvrier de maintenance dont le visage rayonnait littéralement d’angoisse, halo hérissé de peur et d’effroi. Je l’ai sentie moi-même, pression aussi légère et aussi tenace que le battement de mon cœur : l’envie d’une existence meilleure, plus vaste, sur fond de soupçon que ce qui arrivait du désert antarctique pouvait bien n’être qu’une mort rapide et désagréable.
À mon retour, Allison n’était plus ni endormie ni seule. Isaac Dvali était avec elle.
Je savais qu’Isaac avait guéri miraculeusement et qu’il était devenu un héros en souscrivant aux prophéties voxaises. On voyait son portrait partout dans Centre-Vox. Mais il était venu sans ses gardiens et il souriait à Allison, qui me souriait. « On peut parler ! » m’a-t-elle lancé.
Ce qui ne rimait à rien. J’ai dévisagé Isaac. À mes yeux, il semblait doré, comme la peinture d’un saint médiéval. Plus subtilement, je voyais des traces du traumatisme qui l’avait façonné, des étincelles dans son aura… Isaac était une mosaïque de verre coloré, scintillant sous l’effet d’énergies inattendues. Je lui ai demandé ce qu’il voulait.
« Laissez-moi vous expliquer », a-t-il répondu.