« Nous ne sommes pas encore en sécurité », prévint Bose en se garant devant la chambre de motel d’Ariel Mather.
Sandra n’eut aucun mal à le croire. Elle avait vu avec quelle attention il surveillait ses rétroviseurs en s’éloignant du State Care. Le plan, dit-il, consistait à récupérer Ariel Mather et à lui faire passer la nuit avec Orrin dans un autre motel. Le lendemain matin, les « amis » de Bose les conduiraient dans un endroit sûr hors de Houston.
Sandra resta dans l’automobile avec Orrin pendant que Bose allait frapper à la porte de la chambre. Il revint quelques instants plus tard, suivi d’Ariel avec sa valise en plastique éraflé. Elle portait des jeans effilochés et un tee-shirt noir UNIVERSITY OF NORTH CAROLINA. Sandra ne pensait pas qu’Ariel avait davantage approché de l’université en question qu’en allant dans le magasin d’occasion où elle achetait ses vêtements.
« Il y a des gens qui pourraient encore considérer Orrin comme une menace », expliqua Bose à la jeune femme tandis qu’elle prenait place sur la banquette arrière. « C’est pour ça qu’on vous emmène dans un autre motel, juste pour la nuit. Demain, vous pourrez quitter Houston et échapper à tout ça. D’accord, madame Mather ?
— Ouais, répondit distraitement Ariel. Je n’ai pas de meilleure idée. Qu’est-ce qu’il a, Orrin ? Orrin, ça va ? Réveille-toi !
— Ils l’ont mis sous sédatifs, expliqua Sandra. Il se remettra en quelques heures. D’ici là, mieux vaut le laisser dormir, si c’est ce qu’il veut.
— Ils l’ont drogué ?
— Juste un somnifère.
— Ah ! Franchement, je ne sais pas comment vous supportez de travailler dans un endroit où on drogue des innocents sans raison.
— J’imagine que je ne le supporte pas, répondit Sandra. Je n’y travaille plus. »
Bose emprunta des rues transversales le temps de s’assurer que personne ne les suivait, puis s’arrêta devant un motel anonyme à deux niveaux non loin de l’aéroport. Orrin avait recouvré assez de mobilité pour sortir de la voiture et tituber jusqu’à sa chambre avec l’aide de sa sœur. Sandra patienta dans le petit hall du motel pendant que Bose portait la valise d’Ariel.
Il était tard, à présent, et elle-même n’avait que très peu dormi, mais elle se sentait tout à fait réveillée et un peu nerveuse, l’effet de l’adrénaline produite au State Care ne s’étant pas encore dissipé. La tendresse rugueuse d’Ariel pour Orrin la fit penser à son propre frère, qui passait la nuit dans une institution bien plus prévenante et considérablement plus chère que le State Care. Elle pensa à l’homme qui lui avait téléphoné pour essayer de la soudoyer avec de la drogue de longévité.
Les amis anonymes de Bose y avaient accès, à la drogue martienne originale, pas à la version commerciale modifiée. Ces gens-là seraient-ils d’accord aussi pour aider Kyle ? Et dans ce cas, que demanderaient-ils en échange ?
« Ça n’a rien d’une sorte de société secrète compliquée », avait précisé Bose… Était-ce vraiment seulement la veille ? « Le groupe d’origine était constitué de connaissances de Jason Lawton. » Jason Lawton, le scientifique, celui à qui Wun Ngo Wen avait confié son stock de produits pharmaceutiques. « Pas forcément de gens qui ont pris la drogue, même si certains l’ont fait, mais de volontaires pour en devenir les gardiens. Pour la distribuer de manière éthique et, tant que les lois n’auraient pas changé, secrète. Le cercle a grandi au fil des ans. Il n’est ni infaillible ni hermétique, mais nous essayons de prendre soin les uns des autres. »
Nous, releva-t-elle intérieurement.
Bose revint dans le hall sans Orrin ni Ariel. « Rester toute seule chez toi n’est pas prudent, dit-il. J’ai pensé prendre une chambre ici pour la nuit. » Il sourit. « Une double, si tu veux faire des économies.
— Attends, tu me fais une proposition économique ?
— Non… pas exactement. »
La climatisation était médiocre, mais certaines choses valaient la peine qu’on transpire.
Après l’amour, ils restèrent allongés dans la faible lumière intermittente projetée sur les stores de leur chambre par les phares des voitures. Sandra promena le doigt sur la cicatrice de Bose, du ventre à l’épaule. Quand il s’en aperçut, il tressaillit, puis se détendit, peut-être par la seule force de la volonté. « Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle. Si ça ne te dérange pas que je pose la question. »
Il garda le silence assez longtemps pour qu’elle s’imagine que cela le dérangeait. Il se redressa ensuite pour s’adosser à la tête de lit.
« J’avais dix-sept ans, commença-t-il. Je rendais visite à mon père à Madras. Ça se passait après la séparation de mes parents. Mon père était ingénieur-conseil dans une compagnie qui installait des éoliennes en eau peu profonde. Elle lui louait un bungalow avec vue sur la mer, mais dans un quartier sensible, dangereux. Des voleurs sont entrés une nuit. Ils ont tué mon père. Moi, j’ai été assez idiot pour essayer de le défendre. » Il posa sa main sur celle de Sandra. « Ils avaient des couteaux. »
Si la cicatrice provenait d’une blessure au couteau, ils devaient l’avoir quasiment éventré. « C’est horrible… je suis vraiment désolée.
— Un voisin a entendu la bagarre et appelé la police. J’ai perdu beaucoup de sang… je suis resté un moment entre la vie et la mort. Ma mère est arrivée en avion pour s’occuper de tout, tirer des ficelles, s’assurer que je recevais les soins appropriés. »
Sandra se demanda si c’était pour cela qu’il avait abouti dans la police : parce que le crime le scandalisait, parce qu’il considérait les policiers comme des sauveurs tardifs. Le sud de l’Inde après le Spin : « J’ai entendu dire que ça a été plutôt vilain, là-bas, pendant quelques années.
— Pas vraiment pire qu’à Houston », répondit Bose. Mais cela le mettait mal à l’aise d’en parler, aussi n’insista-t-elle pas et se laissa-t-elle glisser dans le sommeil.
C’était bizarre de se réveiller près de lui dans un lit inconnu… Le matin appartenait déjà au passé, l’air à l’odeur de fuel s’insinuait par les fenêtres mal isolées du motel. Elle se redressa en bâillant. Bose dormait toujours, allongé sur le dos, la respiration d’une régularité de vagues s’échouant sur une plage. La délicate odeur salée de leurs ébats imprégnait encore les draps.
Elle aurait aimé rester très longtemps au lit – et sans doute le pouvait-elle, étant dans les faits (bien que de manière encore officieuse) au chômage et n’ayant nulle part où aller… Un réflexe calviniste lui fit toutefois prendre sa montre sur la table de chevet. Midi, un peu passé. La moitié de la journée perdue. Scandaleux.
Elle se leva sans déranger Bose et alla se doucher. Elle n’avait pas d’autres vêtements que son jean et sa chemise de la veille, pas particulièrement propres, mais ils allaient devoir faire l’affaire.
Quand elle ressortit de la salle de bains, il était réveillé et lui souriait. « P’tit déj, lança-t-il.
— Il est un peu tard pour ça.
— Déjeuner, alors. J’ai appelé la chambre d’Ariel. Orrin est encore un peu groggy, mais il se sent mieux. Ils vont au café-restaurant du motel. On pourrait peut-être filer trouver un endroit un peu mieux, toi et moi ? Et revenir ensuite ? On a réservé une deuxième nuit, mais je peux m’arranger pour qu’Orrin et Ariel partent avant la fin de la journée. »
Oui, pensa Sandra. Et ensuite ? Une fois les Mather partis ?…
La vague de chaleur n’était toujours pas passée, mais les informations annonçaient des orages dans la soirée. Sandra espéra qu’elles ne se trompaient pas. Le ciel était poussiéreux et brûlant, avec sur l’horizon au sud les nuages qui commençaient à construire leurs cathédrales d’après-midi dans l’air plus fiais en altitude.
L’idée que Bose se faisait d’un « endroit un peu mieux » pour y déjeuner se trouva être un restaurant de chaîne à l’écart de la route. Sandra commanda un sandwich et ignora le décor à thème de cow-boy ainsi que l’agressive bonne humeur du personnel. Le temps qu’ils soient servis, la foule de midi était repartie et un calme agréable régnait dans la salle à manger grande comme un entrepôt. Bose avala une énorme assiette de steak aux œufs dans ce que Sandra imagina être une sorte de fringale protéinique postcoïtale. Au café, elle dit : « J’imagine qu’on ne saura jamais. Pour les carnets d’Orrin, je veux dire. On ne saura jamais d’où vient tout ça et ce que ça signifie pour lui.
— Il y a beaucoup de choses qu’on ne saura jamais.
— Il va se planquer et nous… enfin, on verra bien. Tu as consulté tes messages, aujourd’hui ?
— “Rendez votre insigne et rentrez chez vous.” Vocal et texte. Ils m’auraient sans doute expédié une boîte de bonbons avec le même message, s’ils avaient su où me trouver.
— Tu as des plans ?
— À court ou à long terme ?
— À long terme, disons.
— J’ai pensé à Seattle. Il y fait frais et il y pleut beaucoup.
— En partant comme ça ? Du jour au lendemain ?
— Je ne sais pas faire autrement. » Il reposa sa tasse. « Viens avec moi. »
Elle le regarda fixement. « Bon Dieu, Bose ! Tu dis de ces choses, d’un coup…
— Je ne sais pas grand-chose sur ton métier, d’accord, mais mes amis sont les tiens. Viens à Seattle, on pourra peut-être t’aider à trouver quelque chose.
— C’est que… Je ne sais pas si…
— Tu as des raisons de rester à Houston ?
— Évidemment. » Mais en avait-elle vraiment ? Pas de véritables amis, pas de perspectives d’emploi. « Kyle, déjà.
— Ton frère. D’accord, mais on devrait pouvoir le faire transférer dans une institution de l’État de Washington, non ?
— Ça ferait un tas de paperasse.
— Oh. La paperasse.
— Je veux dire, j’imagine qu’on peut, oui, mais… »
Il fit un geste d’excuse. « Désolé, c’était une question égoïste. C’est juste qu’on a l’air d’être dans le même bateau. Ce n’est pas de ta faute. Tu t’en sortais très bien avant que je débarque dans ta vie. »
Non, mais il n’en savait rien. « Eh bien, merci d’y avoir pensé. » Elle ajouta presque malgré elle : « Je vais y réfléchir. » Parce qu’elle pouvait y réfléchir, à présent. Elle avait perdu son travail et se trouvait en chute libre. Elle pouvait tout risquer sans risquer grand-chose. « Pourquoi c’est si facile, pour toi ? Je suis jalouse.
— J’y pense peut-être depuis plus longtemps que toi. »
Mais non, ce n’était pas cela. Plutôt une partie plus profonde de la personnalité de Bose, un calme intérieur d’une intensité presque inquiétante. « Tu es différent.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu le sais très bien. Sauf que tu ne veux pas en parler.
— Eh bien, répondit-il en sortant son portefeuille de sa poche, on pourra en parler après avoir sorti Orrin de Houston. »
Sandra avait besoin de vêtements propres, aussi persuada-t-elle Bose de la conduire à son immeuble où elle se dépêcherait de monter jeter quelques affaires dans une valise. Elle prit des vêtements, bien entendu, mais aussi son passeport, ses gigadisques et ses papiers personnels. Elle ne savait pas quand elle reviendrait. Bientôt, peut-être. Ou jamais. Elle fit un tour rapide de l’appartement avant de partir. Il semblait déjà presque inhabité, comme si, devinant ses intentions, il l’avait congédiée.
Elle redescendit à la voiture, dans laquelle Bose patientait en écoutant une espèce de musique métallique de péquenaud. Elle jeta son bagage sur la banquette arrière et prit place sur le siège passager. « Je ne savais pas que tu aimais la country.
— Ce n’est pas de la country.
— On dirait un chat de gouttière en train de baiser un violon.
— Un peu de respect. C’est du western swing classique. Bob Wills and the Texas Playboys. »
Enregistré avec une boîte de conserve et une ficelle, à ce qu’il semblait. « C’est ça qui te retient au Texas ?
— Non, mais c’est à peu près la seule chose que je regretterai. »
Il tapotait un rythme enjoué sur le volant quand son téléphone vibra. Une application mains libres afficha le numéro appelant dans le coin inférieur gauche du pare-brise. « Répondre », lança Bose. L’automobile coupa la musique et ouvrit la communication. « Bose à l’appareil.
— C’est moi, dit une voix perçante. Ariel Mather… c’est vous, agent Bose ?
— Oui, Ariel. Un problème ?
— C’est Orrin !
— Il va bien ?
— Je n’en sais rien, je ne sais pas où il est ! Il est sorti prendre un Coca au distributeur et il n’est pas revenu !
— D’accord. Ne bougez pas, attendez-nous. On arrive. » Sandra vit son expression changer, ses lèvres se raidir et ses yeux se plisser. Tu es différent, avait-elle dit, et c’était encore vrai, apparemment, comme si Bose avait en lui une grande réserve de calme… mais là, ce n’est pas du calme, se dit Sandra. Plutôt une pleine réserve de résolution farouche.