22 Récit d’Allison

Isaac Dvali a expliqué de quelle manière il avait coupé la surveillance du Réseau. Assis sans bouger, Turk nous observait avec méfiance, Isaac et moi.

« C’est vrai », ai-je dit ensuite avant de raconter le reste de l’histoire : j’avais discuté avec Isaac quelques jours plus tôt, il était au courant de notre plan et (du moins pour le moment) le Réseau n’entendait pas le moindre mot de notre conversation.

Je n’ai été certaine qu’il me croyait qu’en le voyant se lever et s’approcher de moi : nous avons échangé un regard, notre premier regard sincère depuis que nous avions commencé à préparer notre évasion. Puis, dans les bras l’un de l’autre, nous avons essayé de dire tout ce que nous voulions dire, ce qui n’a guère donné qu’un galimatias de joie et de tristesse. Mais les mots importaient peu. Il me suffisait de pouvoir le serrer contre moi sans avoir à en faire un mensonge. Ma main a alors effleuré le nœud sur sa nuque : une portion de peau parcheminée, une bosse de chair. Il a tressailli et nous nous sommes détachés l’un de l’autre.

Il s’est tourné vers Isaac. « Merci de l’avoir fait…

— Pas de quoi.

— … mais c’est un peu déroutant. J’ai connu Isaac Dvali dans le désert d’Équatoria. Tu lui ressembles, compte tenu de ce qui s’est passé, et je sais qu’on t’a reconstruit à partir du corps d’Isaac. Mais tu dois être en grande partie purement Vox. Et pour être honnête, tu ne parles pas vraiment comme l’Isaac que j’ai connu.

— Je ne suis pas l’Isaac que vous connaissiez. Il n’existe pas de mots pour ce que je suis. »

Turk le regardait avec une attention caractéristique du Réseau, lisait les signes invisibles. « Ce que je veux dire, c’est que je ne comprends pas ce que tu fais ici. Je ne sais pas ce que tu veux. »

Le sourire d’Isaac a disparu et une lumière froide est apparue dans son regard, une lumière que même moi, je voyais. « Ce que je veux n’a pas d’importance. Ça n’en a jamais eu ! Je n’ai pas demandé à ce qu’on m’injecte de la biotechnologie des Hypothétiques quand j’étais dans le ventre de ma mère. Ni à passer dans l’Arc temporel, ni à être ramené à la vie quand j’étais convenablement mort. Ce que je voulais n’a jamais été pertinent. Et ne l’est toujours pas. Mes fonctions neurales sont partagées avec des processeurs intégrés au Réseau. Je suis enchaîné à Vox, je ne peux pas exister sans lui, et Vox ne va pas tarder à se faire dévorer par quelque chose… d’incompréhensible. » Il a fait un effort visible pour se contrôler. « Les Hypothétiques se fichent de quelque chose d’une brièveté aussi absurde qu’une existence humaine. C’est le Coryphée qui les intéresse. Quand leurs machines arriveront à Vox, elles absorberont le Coryphée et désassembleront Centre-Vox. Rien de ce qui est humain ne survivra.

— Comment le savez-vous ? ai-je demandé.

— Je ne peux pas parler aux Hypothétiques – je ne suis pas ce que croit Oscar –, mais j’entends leur tic-tac dans le noir. Pas leurs pensées… leurs appétits. » Son visage s’est détendu et il a fermé les yeux… pour écouter, peut-être. Il a ensuite secoué la tête en regardant Turk. « Vous étiez là quand je souffrais. Et pas parce que vous me preniez pour un dieu. Ou que vous pensiez pouvoir vous servir de moi. Pas comme ces médecins qui veillaient sur moi comme des corbeaux sur une charogne.

— Ce n’est pas grand-chose, a dit Turk.

— Si vous pouvez vous en sortir, je veux vous aider. Ça non plus, ce n’est pas grand-chose.

Et vous ? » ai-je demandé.

Un vague sourire lui est revenu aux lèvres, mais rempli d’amertume. « Si je ne peux pas partir, j’arriverai éventuellement à me cacher. Je suis en train d’essayer de créer un espace protégé à l’intérieur du Réseau. Pas pour mon corps, pour mon moi. J’ai l’intention d’essayer. Mais les Hypothétiques sont très puissants. Et le Coryphée… le Coryphée est fou. »


Le Coryphée est fou.

En tant que Treya, je n’avais pas beaucoup réfléchi au Coryphée. Peu d’entre nous y réfléchissaient. C’était une abstraction, un nom pour les processeurs invisibles qui faisaient silencieusement l’intermédiaire entre le Réseau et le nœud. Nos professeurs nous avaient montré un diagramme explicatif :



et nous n’avions jamais voulu ou eu besoin d’en savoir davantage. C’était un système stable, autoprotecteur, autonome, et qui fonctionnait parfaitement depuis cinq siècles. Quelle signification pourrait donc avoir de dire que le Coryphée avait perdu la raison ?

Le problème, c’était les prophéties voxaises. Nos fondateurs les avaient inscrites comme des axiomes immuables dans le Coryphée, comme des vérités intégrées qu’on ne discuterait ou réévaluerait jamais. Cela n’avait pas eu d’importance quand l’extase avec les Hypothétiques était un but distant dont nous approchions à petits pas. Mais le problème se posait à présent brutalement. Les prophéties s’étaient heurtées à la réalité et la conclusion évidente – qu’elles pouvaient être fausses – était une possibilité que le Coryphée avait interdiction d’envisager.

Ce conflit se déroulait dans les systèmes de surveillance et d’infrastructure qui liaient nos vies à notre technologie, il se déroulait dans les interfaces limbiques et les émotions personnelles de quiconque portait un nœud. « Ce qui le rend particulièrement dangereux, a dit Isaac, c’est qu’on ne peut pas prédire le résultat. La conséquence la plus probable est une tendance asymptotique vers un comportement autodestructeur dans les aspects organiques comme dans les aspects inanimés du système. » Il a ensuite ajouté : « Ça se produit déjà… plus vite que je m’y attendais. »

Je lui ai demandé ce qu’il voulait dire par là, question que j’ai ensuite regrettée.

« Nous sommes à quelques jours de la fin de Vox. Nous n’avons donc pas besoin de nourriture excédentaire. Ni de personnes excédentaires, si elles ne veulent pas faire partie du processus. » Il a détourné le regard, comme s’il ne pouvait supporter de croiser le nôtre. « Le Coryphée est en train de tuer les derniers Fermiers. »


J’ai refusé d’y croire sans preuve. Aussitôt Isaac parti, je suis montée par transport vertical sur l’une des hautes tours, où j’ai trouvé une fenêtre panoramique. Il faisait nuit, mais le ciel était d’une transparence inhabituelle et la lune brillait au nord sur l’horizon.

Les Fermiers avaient vécu dans les espaces creux sous les îles périphériques de l’archipel de Vox. Ils étaient environ trente mille avant la rébellion, moins nombreux après, mais au moins la moitié.

Il n’en restait aucun.

Les îles périphériques coulaient. Le Coryphée avait rompu leurs amarres avec l’île centrale et ouvert leurs anciens accès à la mer.

Les Fermiers qui avaient survécu à l’inondation, peut-être en gagnant les plus hauts niveaux de leurs enclaves, mouraient sous mes yeux. La mer de Ross engloutissait les îles en grandes remontées d’écume violette. Des geysers jaillissaient des points d’accès et des ponts sectionnés. Des falaises de granit recouvert de sel se hissaient toutes dégoulinantes de la mer toxique, puis pivotaient et repassaient définitivement sous la surface en laissant derrière elles des résidus huileux et les branches entremêlées de forêts mortes.

Je suis restée presque une heure à regarder, tellement bouleversée que je n’arrivais même pas à pleurer.

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