26 Récit d’Allison

1

J’ai attendu Turk au milieu des avions sur les quais aériens loin au-dessus de la ville.

J’avais pris un itinéraire détourné, par les calmes terrasses tribord et les verdoyants couloirs ombragés que Treya avait tant aimés dans son enfance. Chaque jardin et porte sur le chemin croulait sous les (ses) souvenirs. Comment ne pas avoir de peine ? Vox mourait et je ne pouvais rien y faire… Je ne pouvais rien pour les amis perdus, la famille qui m’avait ostracisée ou la ville que j’avais aimée autrefois. Rien sinon emporter mes souvenirs et mes appréhensions dans un endroit plus sûr, à plusieurs mondes de distance.

Les quais aériens consistaient en une terrasse ouverte protégée de l’atmosphère toxique par un toit électrostatique. Des avions voxais étaient alignés sur cette grande surface plane, comme plantés là, cultures argentées dans un jardin mécanique. Les équipes de vol et de maintenance étaient rentrées chez elles retrouver leurs familles. Le bruit de mes pas rappelait celui de gouttes d’eau tombant dans une pièce vide.

J’ai trouvé au pied d’un mât d’éclairage un endroit discret où je me suis assise. L’attente a été désagréablement longue. J’ai commencé à croire que Turk pourrait ne pas venir. Peut-être l’en avait-on empêché. Peut-être avait-il choisi de ne pas venir. Le nœud avait fini par s’insinuer dans les régions de son cerveau responsables de l’amour, de la loyauté, des besoins et désirs, et le réseau neural se faisait de seconde en seconde plus subtil et plus efficace. Le Coryphée chantait un doux et agréable refrain dans la chambre de réverbération de son cortex préfrontal médian.

Et s’il ne venait pas ? Mais c’était une question facile : dans ce cas, je mourrais ici. Selon toute probabilité, les machines des Hypothétiques désassembleraient puis absorberaient Centre-Vox comme elles l’avaient fait avec l’expédition d’avant-garde sur la plaine antarctique, et tout serait terminé. J’ai senti monter en moi une peur incontrôlable. Pas celle, prévisible, de mourir, mais celle très spécifique et très voxaise de mourir seule…

J’ai entendu à ce moment-là une porte coulisser un peu plus loin dans l’une des capsules de transport. Je suis restée cachée le temps de m’assurer qu’il s’agissait bien de Turk. Il est sorti du transport vertical d’un pas raide, peut-être réticent, l’air éteint et hagard. Je l’ai appelé et j’ai couru vers lui.


Communauté paisible dans laquelle la criminalité n’existait pas, Vox n’avait pas besoin de sécurité interne et se contentait de la vigilance de routine du Réseau. Vox avait cependant été longtemps en guerre contre des puissances extérieures, principalement les communautés bionormatives des Mondes du Milieu et des Mondes Anciens. Nos avions étaient des armes de guerre, et protégées comme telles.

J’en ai choisi un grand mais peu armé, du genre qui servait au transport de matériel ou de troupes. L’écoutille d’accès était une interface Réseau comme celles dont Turk avait récemment appris de lui-même à se servir. Quand j’étais Treya, il m’aurait suffi pour l’ouvrir de poser la main sur la surface de contrôle en faisant mentalement défiler les options. Mais j’avais perdu cette faculté en même temps que mon nœud. En tant qu’Allison, seules les applications et dispositifs voxais les plus simples me restaient accessibles. Le problème, c’était que Turk manquait d’expérience et peinait visiblement à focaliser ses intentions. Peut-être, à ce moment-là, ne savait-il pas trop ce qu’il voulait vraiment. Nous avons attendu un long moment en retenant notre respiration, puis l’écoutille a coulissé.

Nous sommes entrés et l’éclairage intérieur s’est activé. Je me suis dépêchée de vérifier que l’appareil était complètement avitaillé, y compris en vivres et en eau, pour nous permettre de passer sur Équatoria par l’intermédiaire de l’Arc. Les casiers de stase étaient approvisionnés à leur maximum. Aucune lumière ou sonnerie d’alarme, ce qui signifiait que nous pouvions partir. Turk s’est assis à l’avant. On pouvait piloter l’appareil depuis n’importe quelle surface de contrôle sans avoir besoin de visualiser où on allait. Mais Turk, qui avait été pilote dans sa vie antérieure, pilotait au regard et au mouvement. Dès qu’il a établi une interface, il a créé une fenêtre virtuelle sur la paroi devant lui, comme s’il se trouvait dans un cockpit à l’ancienne. J’ai soudain vu devant nous le hangar tout entier… ce qui m’a fait me sentir vulnérable : j’aurais préféré une paroi vierge.

Mais si cela aidait Turk, soit. Je me suis assise à côté de lui en cherchant du regard si quelque chose à l’extérieur montrait que nous avions été repérés. Cela n’a pas tardé : des lumières jaunes ont clignoté sur les capsules de transport. Nous allions avoir de la compagnie. J’ai trouvé surprenant qu’elle ait tant tardé, mais peut-être Isaac était-il intervenu. « Il faut qu’on parte, ai-je dit. Tout de suite. » On ne pouvait pas prendre le contrôle de l’appareil depuis l’extérieur… du moins, à ce qu’il me semblait, mais si un deuxième avion se lançait à notre poursuite, nous pourrions en théorie être interceptés ou abattus.

L’appareil n’a pas bougé. « J’en bave pour garder le menu devant moi », a chuchoté Turk en visualisant un affichage que je ne voyais pas. De la sueur lui perlait au front.

« C’est comme avec les interfaces de perfectionnement. On a juste besoin de décoller. »

À l’extérieur, la capsule de transport la plus proche a déversé un groupe de soldats.

« Maintenant, Turk. Sinon on reste. »

Il m’a regardé d’un air désespéré.

« Je ne veux pas mourir ici », ai-je ajouté.

Il a hoché la tête, fermé les yeux et avalé sa salive. Tout à coup, le sol s’est éloigné sous nos pieds.

2

Notre avion a traversé la barrière électrostatique et pénétré dans un jour trouble.

Soudain Vox n’était plus qu’une parcelle sombre à la surface de la mer de Ross, beaucoup plus bas que nous, entouré comme d’un récif sous-marin par les îles sabordées des Fermiers. Nous sommes montés à une vitesse vertigineuse jusqu’à ce que l’océan se perde dans la brume, jusqu’à ce que nous traversions un banc de nuages qui allait d’un horizon à l’autre.

Turk a confirmé notre destination aux protocoles embarqués de l’avion et a réussi à interdire l’accès à tout signal en provenance de Vox. Ce qui a aussi isolé son nœud de l’activité du Coryphée : il a frissonné, puis secoué la tête comme pour s’éclaircir les idées. Il a ordonné au véhicule de nous prévenir en cas de poursuite (il n’y en a pas eu, sans doute grâce à Isaac) et s’est écarté des surfaces de contrôle, pâle et éreinté. Les nuages en bas semblaient aussi inhospitaliers qu’un massif de montagnes désertiques.

Il m’a regardée, les yeux plissés. Je me suis souvenue de cette impression, celle de Treya quand le Réseau était tombé en panne, comme si on avait privé le monde de toute couleur et de toute sensation. « Promets-moi une chose, a-t-il dit.

— Laquelle ?

— Ce truc qu’ils m’ont accroché à la colonne vertébrale… promets de me l’enlever une fois arrivés. »

J’en ai fait la promesse solennelle.

Une fois arrivés. Nous n’avions pas vraiment pu discuter de l’endroit.

À Centre-Vox, j’avais passé beaucoup de temps à visualiser des extraits des archives voxaises (en ne me servant que d’interfaces manuelles, ce qui était lent et frustrant) et à lire les histoires qu’on avait préparées pour Turk. Vox avait été persécuté pendant des siècles par des démocraties corticales jalouses, du moins à ce qu’on m’avait enseigné. Mais sans le Coryphée pour mener la revue, ces histoires familières semblaient ambiguës et même dérangeantes. Les fondateurs de Vox avaient constitué l’aile activiste d’un système de croyance radical. Rejetés par les majorités bionormatives des Mondes du Milieu à cause de leurs expériences avec la technologie interdite des Hypothétiques, ils avaient choisi de créer leur propre régime fermé, une démocratie limbique à métaphysique intégrée.

Vox avait dû sembler, du moins au début, un exemple juste un peu plus excentrique de ces nombreuses communautés d’îles artificielles qui s’étaient développées sur les océans d’Ester, un monde aquatique parmi ceux du Milieu. Les fondateurs avaient abandonné leurs expériences avec la biotechnologie des Hypothétiques au profit d’une croyance en une union finale entre humains et Hypothétiques, ce qui les conduisait à sanctifier quiconque avait été touché par ces derniers… à commencer par Jason Lawton, à l’aube de l’ère du Spin, et en incluant d’innombrables sectaires de la longévité, d’anciens Quatrièmes Âges martiens et les âmes intrépides ou malchanceuses enlevées par les Arcs temporels.

La majorité bionormative était le méchant récurrent de l’histoire voxaise. Ester avait interdit les communautés neurales limbiques peu après les tragédies de Hyum et de Loi, forçant ainsi Vox à lever l’ancre pour entamer son pèlerinage de plusieurs siècles vers la Terre. Mais sur la plupart des planètes de l’Anneau – surtout Ester et Port Nuage –, les démocraties corticales prospéraient encore et toujours. Une fois arrivés signifiait, à long terme, une fois sur un de ces paisibles et florissants Mondes du Milieu.

J’y ai réfléchi après le crépuscule, alors que nous volions vers le nord. Turk a mangé sans appétit, levant et baissant la tête pour regarder la surface désolée de la Lune et les nuages toxiques. Ses pensées vagabondaient sur d’anciennes peines. « On a bien bousillé cette planète, hein ? a-t-il dit.

— Ça dépend de qui est ce on.

Les gens en général. Et ma génération en particulier, j’imagine. »

Ce que nous avions sous les yeux témoignait amplement de l’échec de l’humanité. Les nuages étaient d’une beauté étrange, mais la lueur de la Lune s’y reflétait teintée d’un vert vénéneux. « Possible, ai-je répondu. Sauf que tout n’est pas encore terminé. Combien y avait-il d’habitants sur Terre, quand tu en es parti ? Six ou sept milliards ?

— À peu près.

— Mais les humains ne vivent plus uniquement sur Terre. On en trouve sur tous les mondes de l’Anneau. Tu sais combien il y a de personnes en vie, en ce moment, dans l’Anneau des Mondes ? Presque cinquante milliards. Et ce n’est pas une prolifération toxique, comme sur Terre. Cinquante milliards d’êtres humains vivant en relation étroite avec leur environnement, vivant relativement heureux. En tant qu’espèce, nous n’avons pas échoué, mais réussi.

— C’est ça que fuyait Vox ? Une réussite ?

— Eh bien, Vox… Vox ne fuyait pas les Mondes du Milieu, mais courait vers les Hypothétiques.

— Ce ne sont pas eux qui ont lancé une attaque nucléaire sur Centre-Vox.

— Les Mondes du Milieu ne sont pas le paradis. Les gens restent des gens, avides et imprévoyants, en général. Mais ils ont appris à prendre de meilleures décisions.

— En se mettant des câbles dans la tête ? »

Il a caressé la bosse sur sa nuque, peut-être sans s’en apercevoir. « Pas tout à fait », ai-je répondu. Mais ce n’était pas le concept de démocratie corticale qui lui posait problème. « Turk, il s’est passé quelque chose ? Entre mon départ de chez nous et ton arrivée sur les quais aériens ?

— Non, rien d’important. »

Je n’avais pas besoin du Réseau pour voir qu’il mentait. « Tu veux m’en parler ?

— Pas maintenant. Peut-être quand on sera arrivés. »


Nous étions encore à deux heures de l’océan Indien quand l’alarme de l’avion s’est déclenchée.

Je dormais. Peu confiant dans les capacités de l’appareil à voler sans surveillance, Turk avait tenu à monter la garde à l’avant, mais j’étais trop épuisée pour lui tenir compagnie. Je m’étais donc glissée sur une couchette et j’avais fermé les yeux. Quand je les ai rouverts, l’alarme retentissait.

Je me suis précipitée à l’avant. Turk s’était déjà synchronisé avec l’interface de l’appareil, et à en juger par son expression frustrée, il avait du mal à maîtriser les contrôles. La paroi était toujours une fenêtre. La lune s’était couchée et le ciel obscurci, sauf à l’extrémité supérieure de l’Arc, désormais proche du zénith, sur laquelle se reflétait une lueur rougeâtre qui serait notre lever de soleil dans deux autres heures.

J’ai posé la main sur l’épaule de Turk. Il a levé les yeux en disant : « J’ai un message d’avertissement que je ne sais pas déchiffrer.

— D’accord. Tu peux l’afficher sur le mur, que je le voie aussi ? »

Il y est parvenu. L’affichage a semblé se superposer au ciel nocturne. C’était une signature radar accompagnée de relevés de poursuite. « Il a détecté quelque chose, a dit Turk, mais je n’arrive pas à lire la distance ou la trajectoire. »

Nous poursuivait-on ? Non : l’objet repéré par l’avion se trouvait plus haut et au nord-est. « L’avion nous a alertés parce que cette zone devrait être déserte, ai-je expliqué. Je ne sais pas ce que c’est que ce truc, mais il n’a pas l’air de contrôler sa trajectoire. C’est balistique. »

Il tombait, autrement dit. Sans doute un phénomène naturel, un vieux débris sorti d’orbite. Mais l’alarme a retenti encore et encore, et deux autres cibles sont apparues sur l’affichage.

Au bout d’une heure, nous avions localisé cinq objets en chute libre, tous sur une trajectoire est-ouest plus ou moins parallèle à l’équateur. Ils passaient suffisamment près de notre itinéraire prévu pour que Turk ordonne à l’avion de voler en rond jusqu’à ce que nous comprenions de quoi il retournait. Il y a eu une accalmie d’une vingtaine de minutes, puis l’alarme s’est déclenchée à nouveau. D’après l’affichage des vecteurs, elle avait repéré une cible encore plus grosse, cette fois, peut-être même visible à l’œil nu. Turk a demandé à l’appareil de braquer sa fenêtre sur la portion de ciel correspondante.

Nous avons scruté les ténèbres, où quelques étoiles commençaient à pâlir dans les premières lueurs de l’aube. « Là », a dit Turk.

L’objet striait l’horizon quelques degrés au-dessus de la mer de nuages. Brillant comme du phosphore enflammé, il précédait une éphémère traînée lumineuse. Sa lueur créait des ombres mouvementées et mouvantes sur les nuages. Une fois l’objet hors de vue, l’obscurité est revenue, mais un instant seulement. Un nouvel éclat lumineux, celui de l’impact, s’est produit derrière l’horizon.

« Demande à l’avion de calculer l’origine de sa trajectoire, ai-je dit. Histoire qu’on voie d’où ça vient. »

C’était plus facile à dire qu’à faire, car nous ne disposions que d’une estimation grossière de taille et de masse. Mais l’appareil a calculé un cône des trajectoires possibles, l’a comparé aux autres objets qu’il avait suivis et a superposé les parcours probables. Cela n’a rien donné de concluant, mais Turk a vu comme moi que les plus plausibles de ces trajectoires traversaient toutes l’Arc des Hypothétiques.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? » a-t-il demandé.

Je n’en savais rien. Mais le soleil se levait et le pilier le plus proche de l’Arc serait bientôt visible de l’endroit où nous tournions en rond. Turk a orienté la fenêtre dans cette direction.

L’Arc des Hypothétiques avait été et resterait à jamais la plus grande structure artificielle à la surface de la Terre. Son apex dépassait l’atmosphère et ses piliers s’enfonçaient profondément dans le manteau rocheux. Il se dressait au-dessus de l’océan Indien comme une alliance lâchée à la verticale dans une petite flaque. La fraction que nous voyions au-dessus des nuages ressemblait à un fil d’argent dans le tissu jaune de l’aube. « Zoome sur le sommet », ai-je dit à Turk.

Il s’est débattu avec l’interface, mais a fini par arriver à ses fins. Comme il avait configuré l’affichage sous forme de fenêtre, nous avons soudain eu l’impression de nous précipiter à proximité dangereuse du haut de l’Arc. L’image a vacillé, perturbée par l’atmosphère, puis le fil unidimensionnel s’est élargi, épaissi en ruban. Large en réalité de plusieurs kilomètres.

Les images télescopiques les plus détaillées de l’Arc n’avaient jamais révélé la moindre imperfection sur sa surface, y compris à l’époque de Turk. Cela avait changé, car le ruban présentait à présent des défauts visibles qui donnaient à son rebord très légèrement courbe un aspect irrégulier, en dents de scie. « Grossis encore dix fois », ai-je demandé, même si nous approchions des limites optiques de l’appareil.

Un autre vertigineux bond en avant. L’image s’est tordue et contorsionnée jusqu’à ce que l’avion applique des algorithmes de correction.

J’ai étouffé un cri de surprise. L’Arc était non seulement imparfait, mais traversé de fissures. Avec des brèches aux endroits d’où s’étaient détachés d’énormes morceaux.

C’était cela qui tombait du ciel : des fragments de l’Arc gros comme de petites îles, certains à une vitesse tout juste inférieure à celle de révolution orbitale, qui brûlaient en pénétrant dans l’atmosphère et dépensaient leur énorme énergie cinétique dans les océans morts de la Terre ou sur ses continents sans vie.

Cela n’aurait jamais dû se produire. Mais nous l’avons vu se produire une nouvelle fois sous nos yeux. Une fissure noire s’est élargie, allongée, en a croisé une autre, et soudain un morceau de l’Arc s’est détaché. Il se déplaçait avec la grâce éléphantesque de sa propre inertie et j’ai estimé qu’il décrirait encore deux ou trois orbites autour de la Terre avant de finir par tomber et s’embraser dans l’atmosphère.

J’ai regardé Turk, qui m’a regardée. Nous n’avions pas besoin de dire quoi que ce soit. Lui et moi savions ce que cela signifiait : que la porte d’accès à Équatoria était définitivement fermée. Que notre plan avait échoué. Que nous n’avions nulle part où aller.

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