30 Récit de Turk

Nous avons volé vers Vox dans un ciel rendu fou. D’une température si élevée que les capteurs thermiques externes déclenchaient parfois des alarmes sonores. L’aube était d’un éclat brutal et quand il s’est levé, le soleil a eu l’air boursouflé et menaçant. Sauf que ce n’était pas lui qui avait changé, mais la barrière protectrice entourant la Terre.

Après la fin du Spin, il y avait eu quelques années d’agitation pendant lesquelles les gens s’étaient demandé ce qui se produirait si les Hypothétiques retiraient leur protection. La réponse paraissait trop épouvantable pour être concevable. De plus, même si leurs intentions restaient inconnues et leurs motifs obscurs, les Hypothétiques avaient semblé tenir à préserver la vie humaine, aussi avions-nous accepté l’illusion de normalité et même commencé à y croire, ce qui était vraisemblablement ce qu’ils attendaient de nous.

Mais je me souvenais de ce qu’avaient dit les astrophysiciens. Durant le Spin, le soleil avait vieilli de près de quatre milliards d’années. Le soleil était une étoile, et les étoiles se dilatent en vieillissant, souvent au point d’englober les planètes qui les entourent. Sans l’intervention continue des Hypothétiques, l’atmosphère terrestre serait emportée, les océans s’évaporeraient comme des flaques un après-midi de juillet et le manteau rocheux lui-même se mettrait à fondre.

Maintenant, enfin, cette protection avait été retirée.

L’afflux de rayonnements avait déjà un effet sur le temps. Nous nous dirigions vers l’Antarctique à soixante mille pieds, en évitant les cumulonimbus qui bouillonnaient dans la stratosphère comme des montagnes noires et fluides. Nous arrivions à proximité de Vox, nous enfonçant dans les vents violents et la pluie ruisselante, quand notre avion nous a informés qu’il parvenait aux limites de son domaine de vol. Il ne manquait plus grand-chose pour le rendre incapable de fonctionner.

« Enlève-le-moi », ai-je lancé à Allison.

Nous étions à l’avant en train d’observer la fin du monde. Allison m’a regardé, mal à l’aise.

« Je suis sérieux. Tu m’as dit que cet appareil rentrerait tout seul à Vox si je ne le contrôlais pas.

— Oui, mais…

— Alors enlève-moi le nœud. »

Elle a réfléchi à ce que je lui demandais. « Je ne suis pas sûre de pouvoir. Je veux dire… proprement.

— Alors fais-le salement. Tu m’as promis. »

Elle m’a défié du regard, puis a baissé et hoché la tête.


L’homme que j’avais tué n’était pas innocent au sens absolu du terme. Mon père non plus, dont les crimes ont été révélés par cette mort.

L’homme que j’avais tué (ai-je appris) était un paumé du nom d’Orrin Mather. Il avait braqué une demi-douzaine de magasins de vins entre Raleigh et Biloxi avant que mon père l’embauche. Il avait menacé durant chacun de ces braquages de faire usage de son arme (un vieux calibre .42) et mis trois fois cette menace à exécution. Aucune de ses victimes n’était morte, mais l’une ne pouvait plus marcher. Tous ces faits étaient sortis de l’ombre pendant le procès de mon père.

Il ne savait peut-être pas qu’il avait engagé un criminel, mais cela ne pouvait certainement pas être une surprise pour lui, puisqu’il recrutait ses employés parmi les travailleurs saisonniers et sans papiers qui se rassemblaient autour de la gare routière de Houston. Il les payait en liquide et leur demandait seulement de se taire. S’il apprenait qu’un d’entre eux avait un casier ou n’était pas en règle avec les services de l’immigration, il se servait de cette information pour le forcer à être loyal. Il les faisait en général commencer à la manutention dans l’entrepôt, promouvant ensuite à des postes plus sensibles ceux qui présentaient un mélange acceptable de sobriété et de servilité. Comme l’avait fait Orrin Mather.

On ne m’a jamais arrêté pour mon crime. L’incendie était de toute évidence criminel, mais n’avait aucun témoin. Il a conduit à une enquête au cours de laquelle on a découvert une cache de substances très réglementées à l’intérieur de l’entrepôt, des composés chimiques importés du Moyen-Orient et destinés à un réseau de trafiquants de drogue de longévité basé au Nouveau-Mexique. Quand on a déféré mon père à la justice, j’étais sur la route ; quand on l’a condamné, j’étais matelot dans la marine marchande américaine récemment réactivée, et de quart sur le pont d’un cargo en route pour le Venezuela. On a estimé mon père coupable de trois chefs d’accusation, dont association de malfaiteurs en vue de distribuer une substance interdite, et il n’a fait en fin de compte que la moitié de sa peine de dix ans. J’ai appris tout cela par les informations. Je n’avais plus aucun contact avec ma famille.

Si Allison ne se trompait pas, ces choses étaient en réalité arrivées à quelqu’un d’autre… à l’original, au véritable Turk Findley, le modèle depuis longtemps disparu à partir duquel on m’avait reconstruit.

Et peut-être était-ce exact. Peut-être voulais-je même que ça le soit.

Mais si ce n’était pas moi qui avais allumé cet incendie, si ce n’était pas moi dont il avait déterminé l’existence, si ce n’était pas moi qui avais transporté dans un nouveau monde ce fardeau de culpabilité, qui avais essayé d’anticiper chaque occasion et regretté chaque plaisir, qui m’étais laissé emmener au fond des terrains pétrolifères d’Équatoria par un sentiment d’obligation honteuse… si je n’étais pas cet homme, qu’étais-je ?


Allison a apporté une trousse de premiers soins à l’avant pour pouvoir procéder à l’opération en voyant le ciel. Sans tourner la tête, j’apercevais des nuages couleur paille de fer bouillonner contre le bord d’attaque de l’avion. « Ne bouge pas », m’a-t-elle averti.

Elle a coupé vite et profond. Le sang lui a recouvert les mains et s’est coagulé dans mes cheveux, et même une fois ma plaie recouverte de gels, la douleur me soulevait le cœur. Mais Allison a détruit l’implant limbique et en a extrait toutes les parties qu’elle pouvait atteindre sans me mettre en danger.

Notre avion a mis le cap sur Vox en affrontant de si fortes turbulences que je sentais le pont tressauter sous mes pieds. D’après ses protocoles embarqués, il avait essayé d’obtenir de Vox des instructions pour l’atterrissage. J’ai demandé à Allison s’il avait reçu une réponse.

« Une très courte.

— Il y a quelqu’un de vivant, là-bas ?

— Isaac. »

Les nuages se sont ouverts, nous dévoilant Centre-Vox quelques centaines de pieds plus bas. La ville avait visiblement souffert – la surface exposée des murs et des tours semblait érodée, presque fondue –, mais restait en grande partie intacte. Notre appareil a viré tant bien que mal en direction de la tour la plus proche pour aller se poser, accompagnée d’une bouffée d’air toxique, sur un quai aérien.

Allison m’a aidé à sortir dès que l’atmosphère extérieure est redevenue respirable.

Isaac était venu à notre rencontre. Il avait laissé des empreintes de pieds derrière lui dans la couche de poussière blanche semblable – on aurait dit de la farine – qui recouvrait le sol. C’était, nous a-t-il expliqué, tout ce qu’il restait des machines des Hypothétiques. Elles étaient venues absorber Vox, le désassembler, le cataloguer, molécule après molécule, et Isaac s’était introduit depuis le fond du Coryphée dans leurs protocoles procéduraux pour diffuser des codes perturbateurs. Mais c’était trop tard.

« Ils ont commencé par prendre la chair », a-t-il dit.

Il ne restait personne de vivant. Plus personne à part nous, trois témoins ensanglantés de la fin du monde. Nous sommes descendus attendre dans cette très vieille ville.

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