28 Récit d’Allison

Notre appareil aurait pu voler encore plusieurs jours sans épuiser sa réserve de carburant, mais à quoi aurait servi de tourner en rond sans savoir où aller ? Turk nous a posés sur une petite île escarpée au sud de ce qui avait été autrefois l’Indonésie. L’île était trop australe pour que les fragments de l’Arc nous tombent dessus et assez élevée pour nous protéger des tsunamis qu’ils provoqueraient. L’appareil a touché terre sur une pente assez douce. Autour de nous, tout était aussi vierge et toxique que le reste de la planète, mais nous voyions l’océan au sud-ouest. Nous aurions pu sortir de l’appareil (il y avait des masques et des équipements de protection dans les casiers de rangement), mais nous n’avions aucune raison de le faire et essayer n’aurait pas forcément été sans danger : nous essuyions coup de vent après coup de vent, peut-être à cause des impacts gigantesques plus au nord.

Nous avons discuté de la possibilité que l’Arc fonctionne toujours, que même brisé, il puisse encore détecter Turk et nous transférer sur Équatoria. Mais nous nous bercions presque certainement d’illusions et nous aurions couru un risque insensé en approchant de l’Arc. Tout de suite après l’atterrissage, notre avion a détecté deux fragments supplémentaires en provenance de l’orbite. Le plafond nuageux nous empêchait de les voir, mais les impacts, pourtant distants de plusieurs centaines de kilomètres, ont créé une onde de choc qui a fait vibrer la coque de l’avion. Une heure plus tard, la mer a reflué autour de l’île, dévoilant de vieux coraux morts et du sable noir, avant de revenir d’un coup en une vague qui aurait été catastrophique pour toute créature vivante se trouvant sur son passage.

Nous pourrions rentrer à Vox, ai-je fait remarquer. L’avion y rentrerait de toute manière automatiquement quand sa réserve de carburant approcherait de zéro.

« Il ne reste peut-être plus rien de Vox », a dit Turk. Les machines des Hypothétiques devaient y être arrivées, à présent.

Possible. Probable. Mais nous ne savions pas ce qui avait détérioré l’Arc… peut-être les machines des Hypothétiques connaissaient-elles le même phénomène, peut-être se désintégraient-elles au bord de la mer de Ross. Si Vox était intact, il arriverait encore à récupérer suffisamment de protéines dans les proliférations bactériennes de l’océan pour nourrir une petite population.

« Dans ce cas, ils se battront entre eux pour la nourriture, a dit Turk. Et si tous les mécanismes des Hypothétiques se délabrent, ce n’est toujours pas une bonne nouvelle. »

Il avait raison, bien entendu. La seule technologie des Hypothétiques que nous tenions tous pour acquise était la barrière intangible qui protégeait la Terre de son soleil vieillissant et boursouflé. Si elle disparaissait, les océans se mettraient à bouillir, l’atmosphère s’évaporerait dans l’espace et Vox finirait en nuage, en dispersion de molécules surchauffées.

Je restais malgré tout d’avis de retourner à Centre-Vox le moment venu. C’était l’endroit de ma naissance (en tant que Treya). Ce serait un endroit approprié pour mourir.


Cette nuit-là, nous avons été témoins d’un impact plus important que tous les précédents. L’avion nous a prévenus qu’un objet massif arrivait et Turk a réglé la fenêtre pour nous permettre d’observer le quadrant nord-ouest du ciel. Malgré l’épaisse couverture nuageuse, nous avons vu la boule de feu comme une tache de lumière rouge en mouvement, avec ensuite une lueur de crépuscule sur l’horizon. Une importante onde de choc était inévitable, aussi avons-nous ordonné à l’appareil de s’amarrer à l’île en enfonçant des câbles haute résistance dans le soubassement rocheux.

L’onde est arrivée sous la forme d’une muraille compacte de vent et de pluie brûlante. Notre appareil était pressurisé et solidement arrimé, mais je l’ai entendu tirer sur ses amarres – un gémissement déchirant, comme si la Terre elle-même souffrait.

Je suis allée me coucher quand les vents se sont un peu calmés, et j’ai rêvé cette nuit-là de Champlain, le Champlain d’Allison. Dans mon rêve, je me promenais dans les rues d’Allison, je fréquentais le centre commercial où elle avait ses habitudes, je bavardais avec son père et sa mère. Tout cela semblait d’une réalité parfaite, mais se déroulait dans un monde privé de couleur et de texture. La mère d’Allison servait de la tourte au poulet et des haricots sauce tomate pour le dîner, et j’étais Allison qui adorait la tourte au poulet, mais le repas posé devant moi était imprécis, une esquisse de lui-même, et il n’avait aucun goût.

Parce que ce n’était pas de véritables souvenirs, mais des détails extraits du journal d’une morte. Si me déguiser en Allison m’avait beaucoup appris sur moi-même et sur le monde dans lequel je vivais, je n’avais en vérité jamais cessé d’être Treya. Oscar avait raison. Allison n’était que l’outil dont je m’étais servi pour arracher Treya à la tyrannie de Vox. Ce qui ne m’avait guère avancée.

Je suis sortie de ma couchette pour aller à l’avant. Turk ne dormait toujours pas, il veillait pour rien. Le vent se déchaînait toujours, mais avec un peu moins de force. D’après nos capteurs, la pluie qui cinglait la coque était chaude comme de la vapeur.

J’ai parlé à Turk de mon rêve et de sa signification. Je lui ai dit que j’en avais assez de jouer à être Allison. Que je n’avais pas un nom valant la peine d’être porté. J’allais mourir sur une planète vide et personne ne saurait qui j’étais ou avais été.

« Je sais qui tu es », a-t-il répondu.

Nous nous sommes assis l’un près de l’autre sur une banquette en face de la paroi-fenêtre. Il m’a prise dans ses bras et m’a serrée contre lui jusqu’à ce que je me calme.

C’est à ce moment-là qu’il m’a raconté ce qui s’était passé à Centre-Vox avant notre fuite. Il m’a dit qu’il avait parlé à Oscar et, par l’intermédiaire d’Oscar, au Coryphée. Il avait avoué une vérité sur lui-même.

« Laquelle ? »

Je croyais connaître la réponse. Je croyais qu’il parlait de la vérité qu’il esquivait depuis que nous l’avions recueilli dans le désert d’Équatoria, la terrible et évidente vérité sur lui.

Mais il m’a raconté une histoire différente. Il m’a raconté avoir tué quelqu’un, quand il était jeune homme sur la Terre en vie. Il parlait avec une retenue sinistre, le corps raide, le visage détourné et les poings serrés. Je l’ai écouté attentivement jusqu’au bout.

Peut-être ne voulait-il pas que je réponde. Peut-être le silence aurait-il mieux valu pour lui. Mais nous n’avions plus vraiment d’avenir et je ne voulais pas mourir sans que cette importante vérité n’ait été dite.

Une fois qu’il a repris contenance, j’ai demandé : « Je peux te raconter une histoire, moi aussi ?

— Je ne vois pas ce qui t’en empêche.

— C’est une histoire d’Allison. Elle s’est passée sur la Terre d’avant. À part ça, elle ne ressemble pas du tout à la tienne. Mais elle a longtemps pesé sur la conscience d’Allison. »

Il a hoché la tête, en attente.

« Son père avait été soldat, dans sa jeunesse. Soldat affecté à l’étranger dans les années avant le Spin. Il avait quarante ans à la naissance d’Allison, donc cinquante le jour de son dixième anniversaire. Ce jour-là, il lui a offert un cadeau, une peinture à l’huile dans un vilain cadre en bois. Elle a été déçue en le déballant – comment avait-il pu penser lui faire plaisir avec un portrait amateur d’une femme tenant un bébé dans ses bras ? Il lui a alors raconté, presque gêné, qu’il l’avait peint lui-même. Quelques années plus tôt, le soir, dans son bureau. Il lui a dit que la femme représentée était la mère d’Allison et le bébé Allison elle-même. Ça l’a surprise, parce que son père n’avait jamais semblé artiste, il gérait un magasin de chaussures dans un centre commercial et elle ne l’avait jamais entendu parler littérature ou peinture. Mais avoir une petite fille, il lui a expliqué, était ce qui lui était arrivé de mieux dans la vie, et histoire de se souvenir de ce sentiment, il avait peint ce portrait. Qu’il voulait maintenant donner à Allison. Elle a donc conclu que c’était plutôt un beau cadeau, après tout, peut-être le meilleur qu’on lui avait jamais fait.

« Huit ans plus tard, on a diagnostiqué à son père un cancer du poumon. Ça n’a pas été une grande surprise : il fumait un paquet par jour depuis qu’il avait douze ans. Et pendant quelques mois, il a essayé de se comporter comme si tout allait bien. Sauf qu’il s’est affaibli peu à peu et qu’il a fini par passer la plus grande partie de la journée au lit. Quand il est devenu trop difficile pour la mère d’Allison de s’occuper de lui, quand il n’est plus arrivé à manger ni à se lever, même pour aller aux toilettes, il a dû partir à l’hôpital, et Allison a compris qu’il ne reviendrait pas. Il a été admis dans ce qu’on appelait une unité de soins palliatifs. En gros, les médecins l’aidaient à mourir. Ils lui donnaient des médicaments contre la douleur, un peu plus chaque jour, mais il est resté à peu près lucide jusqu’à la dernière semaine, même s’il pleurait beaucoup – les docteurs parlaient de “labilité émotionnelle”. Et un jour qu’Allison lui rendait visite, il lui a demandé d’apporter la peinture, pour qu’elle lui rappelle de vieux souvenirs quand il la regarderait.

« Mais elle n’a pas pu le faire. Elle ne l’avait plus. Elle avait d’abord accroché le portrait sur le mur au-dessus de sa tête de lit, mais à un moment, il avait commencé à la gêner, il lui semblait rudimentaire et sentimental et elle ne voulait pas que ses amis le voient, alors elle l’avait mis dans un placard, hors de vue. Son père s’en était peut-être aperçu, mais il n’avait jamais rien dit. Puis un jour qu’elle faisait le tri dans ses vieilles affaires, ses trucs de bébé, ses poupées et ses jouets auxquels elle ne toucherait plus jamais, elle l’avait mis avec tout le reste dans un carton qu’elle avait apporté à une œuvre de bienfaisance.

« Sauf qu’elle ne pouvait pas l’admettre, pas devant son père squelettique, jaune et relié à une bouteille d’oxygène. Si bien qu’elle a hoché la tête et dit qu’elle l’apporterait la prochaine fois.

« En rentrant chez elle, elle a fouillé dans son placard comme si elle s’attendait à retrouver le portrait à l’intérieur alors qu’elle savait très bien qu’il n’y était plus. Elle est même allée interroger l’œuvre de bienfaisance, mais la peinture avait dû être vendue ou recyclée depuis longtemps. Et donc, quand elle est retournée à l’hôpital le lendemain, son père a été déçu, et elle a trouvé une excuse et promis de se rappeler de l’apporter le lendemain, un mensonge qui n’a fait qu’amplifier sa honte. Et chaque jour, elle est retournée à l’hôpital, chaque jour, elle a trouvé son père plus faible et plus effrayé que la veille, chaque jour, il a réclamé la peinture et elle lui a promis de l’apporter. Bien entendu, il est mort sans l’avoir revue. »

Il n’y avait aucun bruit, à part le gémissement de la coque. Des fragments d’Arc tombaient plus souvent, à présent, leurs traces radar traversant l’affichage comme de lumineuses gouttes de pluie bleue. Turk a longtemps gardé le silence, puis il a dit : « C’est le fardeau d’Allison…, de l’Allison originale. Elle a vécu et est morte avec. Tu n’as pas besoin de le porter pour elle.

— Pas davantage que tu n’as besoin de porter le fardeau de cette mort d’il y a longtemps.

— Tu ne vois aucune différence ? »

Il continuait à esquiver la vérité et n’avait pas compris pourquoi j’avais raconté cette histoire. J’ai donc essayé de le lui faire comprendre sans ménagements.

« Pense à cet Arc temporel, dans le désert d’Équatoria. Il n’est pas comme les Arcs qui relient deux mondes, les Arcs temporels n’ont jamais été faits pour les êtres humains. Ce sont des appareils qui servent aux Hypothétiques pour conserver les informations au fil du temps. Ils les sauvegardent en les dupliquant. Les Hypothétiques t’ont pris, se sont souvenus de toi et ont fini par te recréer, ce qui signifie que le véritable Turk est tout aussi mort et inexistant que la véritable Allison Pearl. Tu es une réplique convaincante, mais tu es né dans un désert avec les souvenirs d’un autre. Tu n’es pas davantage responsable de ses péchés que moi de ceux d’Allison. »

Turk m’a dévisagée. Un instant, il a semblé très en colère. Et un instant, j’ai eu peur de lui.

Puis il s’est levé pour aller à l’arrière de l’avion, dans les ténèbres, me laissant seule avec le rugissement de la tempête.


Les impacts de débris ont peu à peu diminué les jours suivants et, au bout d’une semaine, le radar de l’appareil ne détectait plus au-dessus de l’atmosphère qu’un éparpillement de poussière et de fragments. Sur Terre, il ne restait de l’Arc que deux piliers fracturés plantés dans l’océan Indien, le plus haut montant à mille cinq cents mètres au-dessus de la mer. La Terre était à présent complètement isolée, aussi seule dans l’univers que pendant tous les millénaires ayant précédé le Spin.

Turk et moi n’avons pas parlé de ce que nous nous étions dit au cours de cette soirée difficile. Nous avons préféré trouver du réconfort dans les mots simples et la chaleur simple. Peut-être étions-nous faux, n’avions-nous rien d’authentique, mais au moins nous comprenions-nous l’un l’autre. Chacun de nous fournissait une présence à la vacance de l’autre. Nous avons essayé de faire comme si le temps ne passait pas.

Mais il passait. Les réserves de l’appareil ont commencé à s’épuiser. Et quand il est devenu impossible de remettre à plus tard, Turk a rompu les amarres qui nous reliaient à notre île rocheuse et nous a élevés au-dessus des nuages les plus hauts, à une altitude où on voyait les étoiles.

Je ne voulais pas m’arrêter là. Je voulais aller là où notre avion ne pouvait pas nous emmener. Je voulais m’aventurer entre ces soleils et ces mondes lointains. Je voulais faire des pas de géant d’étoile en étoile, comme les Hypothétiques.

C’était impossible, bien entendu. Nous ne pouvions même pas rentrer chez nous. Nous n’avions pas de chez nous. Nous n’avions que Vox, si Vox existait encore. Aussi sommes-nous partis vers le sud, avec l’aube à tribord et les ruines de l’histoire derrière nous, sans rien devant nous que l’étrangeté et de vagues espoirs.

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