32 Récit d’Isaac/Récit d’Orrin/La somme de tous les chemins

Je m’appelle Isaac Dvali, et voici ce qui s’est passé après la fin du monde.


À la fin, Vox m’appartenait. Ses habitants (que j’avais détestés) étaient morts (ce que je regrettais) et il ne restait plus de vivants que Turk Findley et l’impersona d’Allison Pearl.

Me reprochez-vous de détester Vox ?

Les Voxais m’avaient ressuscité quand je ne voulais rien d’autre que mourir. Ils m’avaient cru plus qu’humain alors que j’étais moins qu’humain. Je n’ai jamais obtenu d’eux que douleur et incompréhension.

J’avais été parmi les Hypothétiques, insistaient mes ravisseurs, les Hypothétiques m’avaient « touché »… mais ce n’était pas vrai. Parce que les Hypothétiques (tels que Vox les imaginait) n’existaient tout simplement pas.

Mon père m’avait créé pour que j’entende leurs conversations, les murmures qu’ils s’expédiaient entre les étoiles et les planètes, et j’avais appris que les Hypothétiques étaient un processus… une écologie, pas un organisme. J’aurais pu le dire à mes ravisseurs, sauf qu’ils n’auraient pas accepté cette vérité et qu’elle n’aurait rien changé.

Les Hypothétiques avaient déjà des milliards d’années au moment de leur première intervention dans l’histoire de l’humanité.

Ils provenaient de la première civilisation biologique consciente à apparaître dans la galaxie, bien longtemps avant que la Terre et son soleil se forment par accrétion de poussière interstellaire. Comme les premières pousses printanières dans un champ de blé, ces civilisations précurseurs étaient fragiles, vulnérables et seules. Aucune n’a survécu à l’épuisement et à l’effondrement écologique de sa planète-hôte.

Mais avant de mourir, elles ont lancé des flottes de machines autoreproductrices dans l’espace interstellaire. Des machines conçues pour explorer les étoiles proches et transmettre à leur base les données qu’elles récupéraient, ce qu’elles ont fait, patiemment, fidèlement, longtemps après la disparition de leurs créateurs. Elles allaient d’étoile en étoile, se disputant les rares éléments lourds, échangeant des modèles comportementaux et des fragments de code opératoire, se transformant et évoluant au fil du temps. Elles étaient intelligentes, en un sens, mais n’avaient jamais eu (et n’auraient jamais) conscience de leur propre existence.

Ce qui avait été lâché dans le vide désertique et les oasis étoilées de la galaxie était l’inexorable logique de la reproduction et de la sélection naturelle. Que suivaient le parasitisme, la prédation, la symbiose, l’interdépendance… le chaos, la complexité, la vie.


Je détestais les Voxais – comme ils agissaient collectivement, je pouvais les détester collectivement – à cause de leurs superstitions limbiques profondément enracinées, et parce qu’ils m’avaient tiré de l’indifférence de la mort pour me ramener dans la douleur de mon corps physique. Mais je ne pouvais pas détester Turk Findley ou la femme qui en était venue à s’appeler Allison Pearl.

Ils étaient brisés et imparfaits, tout comme moi. Comme moi, la volonté de Vox les avait créés ou faits venir. Et comme moi, ils s’étaient révélés davantage et moins que ce à quoi s’attendait Vox.

J’avais fait la connaissance de Turk dans le désert d’Équatoria, avant que lui ou moi traversions l’Arc temporel. Par ignorance ou par dépit, et pas tout à fait par accident, Turk avait autrefois tué un homme, et il avait bâti son existence sur les fondations de cette culpabilité. Ses meilleures actions étaient des gestes d’expiation. Il acceptait ses échecs comme une espèce de punition. Il avait soif d’un pardon qu’il ne pourrait jamais obtenir et cela l’a horrifié que le Coryphée lui propose ce pardon. Accepter celui-ci aurait déshonoré l’homme que Turk avait tué (il s’appelait Orrin Mather), et le peuple de Vox, en immergeant tous les sentiments de ce genre dans leur collectivité limbique fermée, s’était rendu monstrueux à ses yeux.

Pour Allison, c’était différent. Elle avait vu le jour sur Vox et sa personnalité artificielle lui avait permis, par un privilège rare, de voir un instant au-delà des frontières et limitations de son existence. En adoptant cette personnalité comme sienne, elle avait réussi à se libérer du Coryphée. Au prix de sa famille, de ses amis et de sa foi.

C’était un marché que je comprenais très bien.

Je voulais que Turk et elle survivent. C’est pour cela que je les avais aidés à s’enfuir. Même si je doutais qu’ils arrivent à traverser l’Arc défaillant. Mais j’avais rendu possible pour eux de vivre un peu plus longtemps, suivant la manière dont on mesure le temps.


Pendant plus d’un millénaire, les machines des Hypothétiques avaient ratissé la surface de la Terre, en désassemblant, en interprétant, en se souvenant des ruines de la civilisation que nous avions bâtie sur notre planète natale.

Il n’y avait pas de volonté consciente derrière cet acte de récupération, pas de pensée, pas d’agence. Ce n’était qu’un comportement apparu au fil du temps, comme la photosynthèse. Les machines rencontrées par Turk sur la plaine antarctique avaient accumulé toute une richesse de données. Les ressources tangibles de la Terre – des éléments rares raffinés par l’activité humaine et concentrés dans les ruines de nos villes – avaient déjà été extraites puis transférées en orbite et au-delà, où s’en étaient régalés les éléments de l’écologie des Hypothétiques qui voyageaient dans l’espace. Les Hypothétiques en avaient vraiment presque terminé avec la Terre.

Mais leurs capteurs (des ensembles orbitaux de dispositifs moins gros que des grains de poussière, reliés en un réseau complexe) avaient détecté Vox dès sa traversée de l’Arc et expédié des récupérateurs terrestres à sa rencontre. Ce que les prophéties voxaises avaient imaginé comme une apothéose n’était qu’une opération de nettoyage : la dernière baie cueillie sur un buisson sec et mourant.

Les Hypothétiques sont arrivés peu après l’évasion de Turk et d’Allison, sous forme d’un nuage de démonteurs gros comme des insectes, efficaces et dotés de dents acérées. Ils ont exsudé des catalyseurs complexes qui ont brisé les liaisons chimiques, ils ont traversé comme de la fumée les parois en train de se dissoudre, suivis par l’atmosphère extérieure toxique. Des bourrasques empoisonnées ont balayé les couloirs et allées de Centre-Vox. Ce qui a été une chance, d’une certaine manière : la plupart des citoyens sont morts d’asphyxie avant de se faire dévorer vivants.

Aurais-je pu les sauver ?

Je détestais les Voxais parce qu’ils avaient aggravé mes souffrances en me ressuscitant, mais je n’aurais pu leur souhaiter un tel sort. J’ai d’ailleurs fait mon possible pour les protéger… mon possible, c’est-à-dire rien.

J’ai eu de la chance de pouvoir me sauver moi-même.


J’étais bien entendu moi-même protégé, au sens le plus élémentaire. Comme Turk, j’avais traversé l’Arc temporel. Pendant dix mille ans, j’avais été un souvenir dans les fonctions archivistiques des Hypothétiques et ils m’avaient recréé dans le désert d’Équatoria parce que c’était le rôle des Arcs temporels : reconstruire fidèlement certaines structures denses en information afin que les données qu’elles contenaient puissent servir à corriger les erreurs qui auraient pu se glisser dans les systèmes locaux. Ce n’était rien d’autre qu’un mécanisme homéostatique.

Les démonteurs ne toucheraient pas mon corps, car j’avais été identifié comme utile. Mais cette protection n’aurait aucune valeur si Vox se décomposait en ses constituants moléculaires. Il fallait que je puisse exercer un contrôle conscient sur l’activité des machines.

Ma meilleure chance consistait à passer par le Coryphée. Ses processeurs étaient extrêmement protégés. Même l’explosion nucléaire ayant mis à mal le Réseau n’avait pu les détruire, seulement endommager leur interface avec le monde physique. Les démonteurs les dévoreraient certainement, mais pas avant d’avoir mis en pièces la majeure partie de Centre-Vox. L’essentiel de ma conscience résidait déjà dans ces processeurs. Les inhibitions qui empêchaient les démonteurs de s’en prendre à mon corps s’étendaient peut-être aussi aux éléments matériels du Coryphée, ou pouvaient y être étendues, du moins l’espérais-je.

Le Réseau a commencé à faiblir au moment où les citoyens de Vox mouraient en grand nombre, terrible opportunité que j’ai exploitée. Je me suis servi de processeurs dormants pour analyser les protocoles de signalisation des machines des Hypothétiques. J’ai relié ces protocoles et les mécanismes de signalisation dans les cycles de rétroaction imbriqués tout au fond du Coryphée, ce qui m’a accordé un certain contrôle.

Et pendant que Vox était stérilisé de vie humaine, le Coryphée est devenu un chœur d’une seule personne. Je suis devenu le Coryphée.


Décoder la logique procédurale des démonteurs m’a permis de les alimenter en faux signaux de reconnaissance. Ils ont aussitôt abandonné la déconstruction de Centre-Vox. Je me suis servi d’instructions plus subtiles et plus puissantes pour les réduire à l’inactivité. Ils ont perdu toute cohésion organisationnelle et sont tombés comme de la poussière.

Mais il était trop tard pour les habitants, et presque trop tard pour les niveaux supérieurs de Centre-Vox, réduits à un squelette de poutrelles et de revêtements brisés. J’ai réussi à refermer les portions internes de la ville et à réparer les dégâts relativement mineurs de la salle des machines à l’aide d’un mélange d’appareils robotiques et de troupeaux de démonteurs dont je me suis assuré les services. J’ai laissé les démonteurs disposer de tous les restes humains, pour qu’il ne reste rien d’à moitié dévoré.

Le temps que je rétablisse la lumière dans la ville, les couloirs, niveaux et plaines semblaient n’avoir jamais été habités. Le système d’aération a fini par évacuer toute la poussière subsistante.


Mais je me suis aperçu que je pouvais faire davantage.

En attendant le retour de Turk et d’Allison – car j’espérais leur retour –, j’ai commencé à explorer la frontière désormais poreuse entre le Coryphée et les Hypothétiques. Je n’ai pas tardé à me connecter à des systèmes plus vastes que la Terre elle-même. Tous les appareils des Hypothétiques étaient reliés entre eux, en hiérarchies imbriquées qui allaient des minuscules démonteurs aux essaims de machines d’archivage en orbite translunaire, aux mécanismes récupérateurs d’énergie dans l’héliosphère, aux transducteurs de signal dans le système solaire externe, à ceux en orbite autour des étoiles. Je pouvais désormais tous les percevoir et les influencer.

J’ai mis au point des filtres pour compresser ce flot d’information en paquets intelligibles, réduisant les secrets des Hypothétiques à une taille suffisante pour arriver à les contenir. Et me rendant plus grand par la même occasion.

Mon corps physique a commencé à me paraître redondant et j’ai envisagé de le laisser mourir. Mais j’ai pensé que j’allais en avoir besoin pour communiquer avec Turk et Allison, dans l’hypothèse de leur retour. S’ils revenaient, ils auraient du mal à accepter ce qu’ils trouveraient et ce que je prévoyais de faire ensuite serait difficile à expliquer.


Au fil de milliards et milliards d’années d’évolution, les Hypothétiques avaient appris à exploiter une possibilité qu’ils n’avaient jamais acquise pour eux-mêmes : l’agence.

L’agence, c’est-à-dire l’action volontaire en vue de parvenir à un but conscient, était apparue sporadiquement dans la galaxie, surtout dans les écologies au climax de planètes biologiquement actives orbitant autour d’étoiles hospitalières. Les espèces capables d’agence duraient rarement plus longtemps qu’il ne leur fallait pour surcharger et ravager leurs écologies planétaires. Elles constituaient, de la manière dont les étoiles mesuraient le temps, un phénomène instable et éphémère.

Mais les machines autoreproductrices qui étaient les plus vieux ancêtres des Hypothétiques avaient justement été créées par une espèce de ce genre. Et ces proliférations de conscience organique se révélaient systématiquement utiles : elles généraient des informations qui sortaient de l’ordinaire, concentraient de précieuses ressources dans leurs ruines et lançaient souvent de nouvelles vagues de réplicateurs, qui pouvaient être récupérées ou absorbées dans des réseaux plus vastes.

Les Hypothétiques avaient fini par commencer à cultiver activement les civilisations organiques.

Il n’y avait pas d’agence là-dedans, rien qu’un appétit aveugle. Les Hypothétiques ont évolué de manières qui maximisaient leur exploitation des organismes conscients. Au début de l’histoire de la galaxie, une civilisation organique avait construit des Arcs jumeaux afin de coloniser les planètes à peu près habitables d’une étoile voisine. L’espèce avait décliné et disparu peu après, mais les Hypothétiques avaient analysé et adopté sa technologie. De même qu’ils avaient appris à extraire l’énergie du cœur des étoiles et de gradients de pesanteur, à manipuler les liaisons atomiques et moléculaires, à ordonner et à stabiliser l’échange d’informations sur des centaines d’années-lumière. Ils avaient fini par mettre au point des moyens d’augmenter la durée de vie utile d’espèces de ce genre. Si une planète mère féconde était placée en suspension dans une distorsion temporelle pendant la mise en place d’un système d’Arcs – comme la Terre pendant le Spin –, les ressources naturelles de cette planète pouvaient être décuplées, sa civilisation organique se répandrait et prospérerait sur les nouveaux mondes, traversant des périodes de déclin et d’expansion, générant à coup sûr de nouvelles technologies exploitables.

De telles espèces organiques restaient mortelles et finissaient par mourir, bien entendu. Comme toutes les espèces biologiques. Mais les récoltes de ruines ont augmenté de façon exponentielle.


Allison et Turk sont arrivés à Centre-Vox dans les tempêtes qui ont suivi l’effondrement de l’Arc et le démantèlement des systèmes qui, tant d’années durant, avaient protégé la Terre de son vieux soleil à l’agonie.

Je les ai accueillis et leur ai expliqué ce qui s’était passé. Je leur ai dit que je pouvais les protéger même de la destruction de cette planète mise au rebut – j’avais acquis cette puissance-là, et en très peu de temps.

Mais toutes ces morts les choquaient. Ils ont erré plusieurs jours dans les couloirs déserts de la ville. Leur appartement avait disparu dans la première attaque des démonteurs ; ils auraient pu choisir d’habiter n’importe lequel des dizaines de milliers d’autres, tous abandonnés, mais Allison m’a dit être perturbée par ce que les morts avaient laissé derrière eux : les affaires en désordre, les couverts abandonnés sur les tables, les crèches sans enfants. La ville était pleine de fantômes, selon elle.

Je leur ai donc construit une nouvelle résidence sur un niveau forestier très à tribord, me servant pour cela de la flotte de constructeurs robotiques de la ville. J’ai choisi un emplacement éloigné des couloirs publics et accessible par un sentier. Sur ce niveau, le soleil artificiel était brillant et convaincant, la température ambiante toujours agréable et l’humidité moyenne peu élevée. Le système de recyclage provoquait de légères brises matin et soir et il pleuvait tous les cinq jours.

Ils ont accepté d’habiter là en attendant mieux.


Ils pouvaient trouver mieux, selon moi, mais pas à Vox et certainement pas sur Terre. Je m’occupais toutefois principalement de défendre Vox contre un environnement de plus en plus rude.

Sur l’équateur de la Terre, les océans avaient commencé à bouillir. Des vents cycloniques décapaient les continents sans vie et l’atmosphère s’épaississait de vapeur d’eau surchauffée. De monstrueuses vagues menaçaient d’enfoncer ce qui restait de Vox dans le plateau rocheux antarctique. Et la situation ne ferait qu’empirer.

J’avais besoin de manipuler de très puissantes technologies des Hypothétiques, et donc d’étendre et de perfectionner mon contrôle sur celles-ci.

J’ai pu faire descendre d’orbite une petite flotte de nano-appareils – des versions des premiers démonteurs à s’en être pris à nous – pour enfermer et protéger Centre-Vox. Des vagues bouillantes s’écrasaient sur la partie rocheuse de l’île et se brisaient sur les tours déchiquetées de la ville, mais la ville elle-même restait stable, tempérée et tranquille. Préserver l’équilibre nécessitait des gigajoules d’énergie, prélevés directement au cœur du soleil.

Ce n’était cependant qu’un pis-aller. Il nous faudrait bientôt quitter tout à fait la planète. Je croyais pouvoir y arriver, mais il faudrait pour cela une coupure encore plus grande entre mon corps mortel et mon esprit.

Souvent, au cours de cette période, alors que j’empruntais les couloirs de Centre-Vox, j’ai été surpris par mon reflet sur une surface brillante, par le rappel que j’étais encore un ensemble de sang, d’os et de chair qui portait les cicatrices d’une reconstruction forcée. Et celles, plus discrètes, de blessures moins visibles.

Mon père m’avait fait ce que j’étais parce qu’il croyait les Hypothétiques capables de libérer l’humanité de la mort. La religion voxaise nourrissait une croyance similaire, une rébellion limbique programmée contre la tyrannie de la tombe.

Et la pierre avait à présent été écartée, ne révélant que le frêle prophète d’un dieu stupide. Comme mon père aurait été déçu !


« Je peux contrôler le passage du temps, ai-je informé Turk et Allison. Localement, je veux dire. »

Ils avaient beau être mes amis, ils me craignaient, moi et ce que je devenais. Je ne le leur reprochais pas.

J’étais venu leur rendre visite dans leur maison forestière, construite par mes soins et aussi agréable que je l’avais prévu. Les arbres derrière les fenêtres étaient grands et gracieux. L’air qui traversait en chuchotant la grille de l’entrée apportait une odeur de choses vivantes. Ils m’ont demandé de m’asseoir à leur table. Allison a pris dans une coupe un fruit qu’elle m’a proposé et Turk m’a servi un verre d’eau. J’étais trop maigre, d’après Allison. Il est vrai que, depuis un certain temps, j’oubliais de manger.

Je leur ai raconté le monde extérieur. Le soleil boursouflé arrachait son atmosphère à la Terre. L’écorce terrestre elle-même n’allait pas tarder à fondre et Vox se retrouverait en train de flotter sur un océan de magma.

« Mais tu peux nous garder en vie, a répondu Turk en répétant ce que je lui avais dit quelques semaines plus tôt. Pas vrai ?

— Je crois, oui, mais je ne vois pas l’intérêt de rester ici.

— Où pourrait-on aller ? »

Le Système solaire n’était pas entièrement inhabitable, malgré le soleil en expansion. Les lunes joviennes et saturniennes étaient relativement chaudes et stables. Vox aurait pu naviguer à jamais sur les mers bleu-gris d’Europa, par exemple, l’atmosphère n’y étant pas plus toxique que celle de la Terre.

« Mars, est soudain intervenue Allison. Si vous êtes sérieux, je veux dire, si on peut vraiment passer d’une planète à l’autre, il y a un Arc sur Mars…

— Non, plus maintenant. » Les Hypothétiques avaient protégé Mars tant qu’il y restait une présence humaine. Mais les derniers Martiens autochtones étaient morts depuis des siècles et leurs ruines avaient été entièrement nettoyées ; ces dernières décennies, on avait laissé l’Arc se décomposer et s’effondrer. (J’ai extrait cette information du réservoir de données des Hypothétiques, devenu ma seconde mémoire.) Mars était une porte close.

« Mais vous dites que Centre-Vox peut plus ou moins servir de vaisseau spatial, a insisté Allison. Jusqu’où peut-il aller, et à quelle vitesse ?

— Il peut franchir à peu près n’importe quelle distance. Mais seulement à une minuscule fraction de la vitesse de la lumière. »

Elle n’a pas eu besoin de m’expliquer à quoi elle pensait. Les planètes qui constituaient l’Anneau des Mondes étaient reliées par des Arcs, mais séparées par d’immenses distances physiques. Dont certaines déjà calculées par les astronomes à l’époque de Turk. Le monde humain le plus proche se trouvait à plus de cent années-lumière de la Terre. L’atteindre prendrait plusieurs générations. « Mais je peux modifier l’écoulement du temps pour que ça paraisse beaucoup moins long. Quelques centaines de jours, subjectivement.

— Sauf que ce ne sera pas le même Anneau des Mondes quand on y arrivera, a objecté Allison.

— Non. Des milliers d’années auront passé. On ne peut pas prédire ce que vous trouveriez. »

Elle a regardé la forêt à l’extérieur. Des rayons de soleil artificiel s’enfonçaient en oblique entre les arbres comme de vagues doigts lumineux. Le plafond élevé du niveau était couleur cobalt. Aucun oiseau ou insecte ne vivait là. Il n’y avait pas d’autre bruit que le bruissement des feuilles.

Au bout d’un moment, elle s’est tournée vers Turk, qui a hoché la tête. « Très bien, a-t-elle dit. Emmenez-nous chez nous. »


J’ai laissé mon corps physique en sommeil pendant que je définissais une sphère qui allait contenir Centre-Vox et une partie de l’île en dessous. Cette sphère constituait notre frontière avec l’univers extérieur. L’espace-temps s’est courbé autour de nous en une complexe et nouvelle géométrie. Centre-Vox s’est élevé à toute vitesse de la Terre mourante, comme tiré par un canon, mais nous n’avons rien senti : j’ai modifié encore davantage la courbure locale de l’espace pour créer l’illusion de gravité. Quelques heures plus tard, nous avons croisé les orbites d’Uranus et de Neptune.

Turk et Allison s’étaient montrés curieux du voyage. J’aurais aimé leur montrer où nous étions, leur montrer directement, je veux dire, sans médiation, mais on ne pouvait regarder l’univers extérieur depuis l’intérieur de Vox : pour des yeux humains, il aurait ressemblé à une cascade littéralement aveuglante d’énergie décalée vers le bleu, avec les ondes électromagnétiques les plus longues elles-mêmes comprimées à une puissance létale. Je pouvais toutefois prélever à intervalles réguliers un échantillon de cette cascade et la redécaler vers des longueurs d’onde visibles afin de créer une série d’images représentatives. J’ai compilé ces images pour les montrer à Turk et à Allison dans leur demeure forestière. Le résultat était spectaculaire, mais n’avait rien de rassurant. Le soleil semblait une braise menaçante sur l’obscurité de l’espace, la Terre n’était déjà plus visible aux limites de l’héliosphère. Les étoiles défilaient, car Centre-Vox pivotait lentement – mouvement vestige que je n’avais pas pris la peine de corriger. « Il n’y a pas grand-chose », a fait remarquer Allison d’une petite voix.

Pour un observateur extérieur, nous aurions paru assez paradoxaux : un horizon des événements sans trou noir, une bulle sombre de laquelle rien ne s’échappait, sinon quelques rares radiations.

La barrière qui nous entourait était en réalité plus complexe que n’importe quel horizon des événements. Aucun vocabulaire humain ne contenait de mot capable de décrire son fonctionnement, mais quand Turk m’a demandé de le lui décrire, j’ai expliqué que cette barrière était aussi un intermédiaire. Par lequel je maintenais le contact avec les Hypothétiques. Et tandis que nous comptions les années comme des secondes, j’ai commencé à sentir les rythmes longs de l’écologie galactique : les néants des étoiles mourantes ou abandonnées, les radieux Anneaux des Mondes (dont un seul était humain et connu des humains) cultivés avec succès par les Hypothétiques, l’activité intense autour des étoiles nouvellement formées et les planètes biologiquement actives qui apparaissaient.

Mais il n’y avait ni âme ni agence dans tout cela, rien que le pouls stupide de la réplication et de la sélection, d’une beauté impossible, mais aussi vide qu’un désert. L’écologie des Hypothétiques continuerait inexorablement jusqu’à épuisement du moindre élément lourd, de la moindre source d’énergie à sa portée. Quand la dernière étoile s’éteindrait dans les ténèbres, les machines des Hypothétiques exploiteraient les puits de gravité de très vieilles singularités, quand ces dernières se volatiliseraient et que l’univers deviendrait noir et vide… eh bien, j’imaginais à l’époque que les Hypothétiques mourraient aussi. Et à l’inverse des êtres humains, ils mourraient sans se plaindre. Personne ne les pleurerait et rien n’hériterait des ruines qu’ils laisseraient derrière eux.

J’oubliais de plus en plus facilement de subvenir aux besoins de mon corps biologique. Je vivais à l’intérieur des processeurs quantiques placés sous Centre-Vox et toujours davantage dans le nuage des dispositifs des Hypothétiques qui nous entourait, accompagnant notre chute entre les étoiles.

Je me suis laissé aller à me demander ce qui se passerait quand Turk et Allison finiraient par me quitter. À me demander où j’irais. Ce que je deviendrais.


Allison avait gardé, ou peut-être hérité, du penchant de son homonyme pour l’écriture. J’ai découvert qu’elle couchait laborieusement sur papier blanc immaculé un récit de tout ce qu’elle avait vécu entre le désert d’Équatoria et l’holocauste de l’archipel de Vox. Quand je lui ai demandé à qui elle le destinait, elle a haussé les épaules. « Je ne sais pas. À moi-même, j’imagine. Ou alors, c’est une bouteille à la mer. »

Centre-Vox n’en était-il pas devenu une ? Une bouteille au verre recuit par le soleil et la lumière des étoiles qui dérivait loin du rivage et renfermait des messages de chair et de sang ?

Je l’ai encouragée à continuer à écrire et j’ai mémorisé chacune des pages qu’elle m’a montrées, autrement dit, je les ai confiées au moindre gisement de mémoire accessible, non seulement à mon cerveau mortel, mais aux processeurs du Coryphée et aux nuages d’archivage des entités des Hypothétiques qui nous entouraient. Ces mots seraient peut-être un jour tout ce qu’il resterait d’elle.

J’ai suggéré à Turk d’écrire son propre témoignage, mais il n’en voyait pas l’intérêt. J’ai donc opté pour la conversation. Nous avons bavardé, parfois des heures, à chaque visite de mon corps mortel dans leur demeure au milieu de la forêt. Je savais tout ce que le Coryphée avait su au sujet de Turk, y compris ce que celui-ci avait raconté à Oscar sur l’homme qu’il avait tué, aussi pouvait-il parler en toute liberté.

« J’ai voulu en savoir davantage sur Orrin Mather, m’a-t-il dit. Il est né avec une espèce de lésion cérébrale. Il a vécu la plus grande partie de sa vie avec sa sœur aînée en Caroline du Nord. Il a été mêlé à beaucoup de bagarres, il buvait pas mal et il a fini par partir vers l’ouest. Il a braqué quelques magasins quand il s’est retrouvé à court d’argent et a envoyé comme ça un type à l’hôpital. Ce n’était pas un saint, loin de là. Mais je ne savais rien de tout ça quand j’ai fait ce que j’ai fait. Vraiment, c’était juste quelqu’un que la vie n’avait pas gâté. Dans d’autres circonstances, il aurait pu être différent. »

Ce qu’on pouvait dire de chacun d’entre nous, bien entendu.

J’ai répondu à Turk que s’il écrivait ce dont il se souvenait sur Orrin Mather et Centre-Vox, je garderai ces mots en lieu sûr, avec ceux d’Allison, tant que survivraient Vox et l’écologie des Hypothétiques.

« Tu crois que ça changera quelque chose ?

— Non, sauf pour nous. »

Il a dit qu’il y réfléchirait.

Ces gens, Allison et Turk, étaient mes amis, les seuls véritables amis que j’ai jamais eus, et cela me désolait de devoir les quitter un jour. Je voulais garder quelque chose d’eux.


L’écologie des Hypothétiques était une forêt, luxuriante et stupide, mais pas forcément inhabitée pour autant. On aurait pu dire qu’elle était hantée.

J’en avais déjà eu quelques indications. Je n’étais pas le premier humain à accéder à la mémoire des Hypothétiques, même si je représentais sûrement un cas unique. Les Martiens s’étaient sporadiquement efforcés d’établir de telles connexions dans les années précédant la suppression par le mouvement bionormatif de toutes les expériences de ce genre. Le premier être humain sur Terre à y arriver, Jason Lawton, avait survécu à sa propre mort en colonisant l’espace computationnel des Hypothétiques… peut-être survivait-il toujours à l’intérieur, mais sa capacité à agir, son agence, avait été très limitée. (Il m’est venu à l’idée que c’était plus ou moins la définition d’un fantôme.)

Et un grand nombre des civilisations non humaines qui nous avaient précédés avaient réussi par leurs propres moyens à pénétrer dans la forêt.

Elles s’y trouvaient encore, bien après le déclin et la disparition de leurs civilisations physiques. J’avais du mal à les détecter, leur activité étant dissimulée pour empêcher les réseaux hôtes des Hypothétiques de les identifier et de les détruire. Elles existaient sous forme d’amas d’informations opérationnelles – de mondes virtuels – qui s’exécutaient dans les protocoles de collecte de données de l’écosystème galactique.

Je sentais leur présence, mais sans distinguer grand-chose d’autre sur elles. Le contenu de ces amas était distribué de manière fractale et impénétrablement complexe. Il y avait néanmoins là une authentique agence… non seulement une conscience, mais une activité délibérée qui modifiait les systèmes externes.

Je n’étais donc pas seul !… Sauf que ces virtualités étrangères étaient si bien défendues que je ne trouvais aucun moyen de les contacter, et si vieilles et inhumaines que je n’aurais sans doute rien compris de ce qu’elles pourraient avoir à dire.


Presque un an après notre conversation à ce sujet, Turk m’a tendu, sans commentaire, une liasse de papiers constituant son récit de ce qui lui était arrivé à Centre-Vox. (Cela commençait ainsi : Je m’appelle Turk Findley et je vais vous raconter ce que j’ai vécu longtemps après la disparition de tout ce que j’aimais ou connaissais.) Je l’ai remercié gravement et n’ai rien dit de plus.

Nous approchions de l’étoile d’une planète de l’Anneau des Mondes. J’ai ralenti Centre-Vox, transférant l’énergie cinétique dans les mines d’énergie de ce nouveau système (ce qui a augmenté la température de son soleil d’une imperceptible fraction de degré), et commencé à réduire le différentiel temporel entre Vox et l’univers extérieur. Quand nous avons croisé l’orbite de la planète la plus éloignée, j’ai montré à Turk et à Allison une capture d’image que j’avais réalisée : l’étoile, au disque encore à peine perceptible, vue à travers le pourtour d’une géante gazeuse glacée en orbite bien au-delà de la zone habitable. Au fond de ce système stellaire, mais encore bien trop loin pour être visible, sinon comme un minuscule reflet, il y avait la planète que ses habitants humains appelaient (ou avaient appelé) Port Nuage (dans une douzaine de langues, aucune d’elles n’étant l’anglais.)

C’était un monde aquatique constellé de chapelets d’îles aux endroits où les plaques tectoniques se frottaient les unes aux autres. Elle avait autrefois abrité une société humaine affable et relativement pacifique qui occupait à la fois les terres émergées disponibles et un grand nombre d’archipels artificiels. La plupart des régimes de Port Nuage avaient été des démocraties corticales, avec quelques colonies de Martiens bionormatifs radicaux. Mais des milliers d’années s’étant écoulées depuis, cela avait sans doute changé en partie ou en totalité.

Allison m’a demandé d’une petite voix si je savais quoi que ce soit sur la planète telle qu’elle était à présent.

Il se trouvait que j’avais essayé de capter des signaux parasites. Je n’en avais détecté aucun, ou aucun que j’aie pu identifier. Ce qui pouvait seulement vouloir dire que la civilisation résidante avait adopté des modes de communication sans la moindre perte. Les Hypothétiques étaient sûrement encore actifs, sur ce monde. Les planétésimaux glacés aux confins du système grouillaient d’entités machiniques occupées à se multiplier.

J’étais en compagnie d’Allison et de Turk quand le différentiel temporel entre Centre-Vox et l’environnement externe est redescendu à 1 pour 1. J’avais créé un écran qui remplissait toute une paroi de la plus grande pièce de leur maison, c’était en fait une fenêtre donnant sur le monde qui entourait Vox. Restée vide jusqu’à présent, elle s’est soudain remplie d’étoiles.

Port Nuage est apparue… une image amplifiée, car nous en étions encore à quelques minutes-lumière.

« C’est magnifique », a dit Allison. Elle n’avait jamais vu une planète de cette manière, depuis l’espace – les Voxais ne s’étaient que rarement intéressés au voyage spatial. Mais Port Nuage aurait paru magnifique même à un œil blasé. C’était un croissant de cobalt et de turquoise, avec une lune d’un blanc glacé un demi-degré au-dessus de l’horizon ensoleillé.

« Elle ressemble beaucoup à la Terre d’avant », a dit Turk.

Il m’a regardé en attendant ma réaction. Voyant que je ne disais rien, il a demandé : « Isaac ? Ça va ? »

Mais je n’ai pas pu répondre.

Non, ça n’allait pas. Mon corps était engourdi, mon esprit plein de lumières et de mouvements inexplicables. J’ai voulu me lever et j’ai perdu l’équilibre.

Avant que mes sens cessent de répondre, j’ai entendu le hurlement lointain d’une sirène, celle du vieux système autonome de défense intégré à l’infrastructure profonde de la ville, qui nous avertissait d’une invasion dont je ne percevais rien.


Les habitants de Port Nuage nous avaient vus arriver. L’espace-temps perverti autour de notre bulle temporelle, en libérant de l’énergie au cours de sa décélération dans le système, avait diffusé des rafales de rayonnements Cerenkov facilement détectables. Ils étaient donc venus à notre rencontre.

Ils croyaient possible que nous soyons hostiles. Ils savaient que nous n’étions pas une machine des Hypothétiques ordinaire, ils avaient beaucoup appris sur la nature de ceux-ci au cours des siècles écoulés depuis que Vox avait quitté la Terre. Dès que nous avons baissé notre barrière temporelle, ils ont isolé Centre-Vox des sources d’énergie locales et infiltré nos processeurs avec des protocoles suppresseurs réglés avec précision. Tout cela a eu pour effet d’endormir le Coryphée. Et comme il contenait une grande partie de ma conscience, j’ai aussitôt perdu connaissance.

J’ai pu reconstituer par la suite ce qui s’était passé. Aussitôt les barrières désactivées, des humains en vaisseaux spatiaux s’étaient rués sur Centre-Vox et arrimés à lui. Ils étaient entrés sans rencontrer de résistance dans la ville, où ils avaient trouvé Turk et Allison qui, une fois les obstacles linguistiques surmontés, avaient pu expliquer qui ils étaient et d’où ils venaient. Ils avaient assuré que je n’étais pas dangereux et exigé qu’on me libère de ce qui équivalait à un coma provoqué. Les troupes de Port Nuage avaient attendu d’être certaines de mon inoffensivité pour accéder à leur demande.

Malgré ce mauvais départ, la situation s’était à peu près détendue quand j’ai repris connaissance. Je me suis réveillé dans mon corps mortel, sur un lit confortable d’une chambre d’hôpital à Centre-Vox, à nouveau en possession de toutes mes fonctions mentales. Une femme affirmant parler au nom des « régimes combinés de Port Nuage » est entrée, s’est présentée, puis s’est excusée pour la manière dont on m’avait traité.

Elle était grande et brune de peau, avec d’immenses yeux écartés. Je me suis enquis de Turk et d’Allison.

« Ils attendent dehors. Ils veulent vous voir.

— Ils ont fait un long voyage à la recherche d’un endroit où vivre. Vous pouvez leur en offrir un ? »

Elle a souri. « Je crois que nous pouvons leur faire bon accueil. Si vous êtes curieux de notre monde, j’ai transmis à votre mémoire externe les archives publiques de chaque régime. Jugez par vous-mêmes du genre de personnes que nous sommes. »

J’ai accédé à ces archives en un clin d’œil et été assez satisfait, même si je ne l’ai pas dit à cette femme.

« Vous avez parcouru une grande distance vous-même, Isaac Dvali. Nous pouvons vous faire une place aussi.

— C’est gentil, mais non merci. »

Elle a froncé les sourcils. « Vous êtes quelqu’un d’unique.

— Trop unique pour quitter cette ville. » J’ai répété ce qu’elle savait déjà : que je partageais une trop grande partie de ma conscience avec les processeurs du Coryphée pour pouvoir partir – mon corps ne serait qu’un morceau de viande radotant, si on l’extrayait de Centre-Vox.

« Nous pouvons régler cela », a-t-elle dit d’un ton assuré.

L’humanité avait appris quelques petites choses sur la nature des Hypothétiques, à ce qu’elle m’a expliqué. Les régimes de Port Nuage avaient déjà commencé à établir des colonies virtuelles à l’intérieur de l’espace computationnel des réseaux des Hypothétiques locaux. Les colons étaient en général des personnes âgées et infirmes, impatientes d’abandonner leur corps physique – je pouvais faire comme eux, m’a dit la femme.

« Ma situation actuelle me convient.

— Tout seul ?

— Tout seul, oui.

— Vous comprenez à quoi vous vous condamnez ? À l’isolement… jusqu’à la fin des temps, ou jusqu’à ce que votre perception de vous-même s’use et devienne chaotique.

— Je peux prendre des précautions contre ça. »

Je voyais qu’elle ne me croyait pas. « Qu’avez-vous l’intention de faire, alors ? Vagabonder pour l’éternité dans la galaxie ? »

Comme une bouteille à la mer.

« Il y a longtemps, ai-je dit, parmi les nombreux livres que possédait mon père, j’ai lu ceux d’un certain Rabelais. Quand il a appris qu’il mourait, Rabelais a dit : Je m’en vais chercher un grand peut-être[4]. » Je lui ai traduit la phrase.

« Mais il n’a trouvé que la mort. »

J’ai souri. « Peut-être. »

Elle a souri à son tour, mais je pense qu’elle avait pitié de moi.


J’ai fait mes adieux à Allison et à Turk. Allison m’a supplié d’accepter la proposition de l’ambassadrice et de rester, incarné ou non. Elle a pleuré quand j’ai refusé, mais je me suis montré inflexible. Je ne voulais pas d’une autre incarnation. Je n’avais ni cherché ni voulu l’actuelle.

Turk est resté un peu, une fois Allison sortie. « Je me demande parfois si quelque chose nous a choisis pour tout ça, pour tout ce qui nous est arrivé. Ça semble tellement bizarre, non ? Pas comme la vie des autres gens. »

Non, pas du tout, ai-je convenu. Mais je ne pensais pas que nous ayons été choisis. « Tout aurait pu se produire de beaucoup d’autres manières. Nous n’avons rien de spécial.

— Tu crois que tu trouveras quelque chose, en fin de compte ? Quelque chose qui expliquera tout ?

— Je ne sais pas. » Peut-être. « Nous tombons tous. Nous atterrissons tous quelque part.

— Un long voyage t’attend.

— Il ne me paraîtra pas long, à moi. Je voyage léger.

— On emporte ce qu’on emporte », a dit Turk Findley.


J’ai enfermé la ville dans sa bulle de temps ralenti et emprunté un peu de soleil pour accélérer. Centre-Vox a croisé l’orbite de la dernière planète du système et s’est enfoncé dans le vide interstellaire, toujours plus loin de Port Nuage. De mon point de vue, cela n’a pris qu’un instant. Les horloges de la ville égrenaient les secondes pour les siècles.

Je n’avais pas de destination. Je frôlais épisodiquement des étoiles massives, ce qui infléchissait ma trajectoire de manière imprévisible, tel un clochard déambulant dans la galaxie. Je n’intervenais que pour éviter un obstacle.

Dans le corps physique d’Isaac Dvali, je me promenais souvent dans les niveaux et allées de Centre-Vox. La ville continuait obstinément à accomplir ses tâches quotidiennes, à réguler l’atmosphère, à entretenir ses parcs et jardins vides. Au cours de ces promenades, il m’arrivait de croiser des machines de maintenance robotiques qui roulaient sur les passages publics, moines d’acier pressés d’aller aux matines. Ils ressemblaient à des gens, mais il leur manquait l’agence morale et je résistais au besoin déraisonnable de leur adresser la parole.

C’était un anachronisme gratuit de préserver le cycle des jours et des nuits, mais mon corps mortel préférait ainsi. La journée, je savourais le soleil artificiel. Le soir, je me plongeais dans de très anciens livres, reproductions tirées des archives voxaises, ou relisais les souvenirs que m’avaient laissés Turk et Allison.

La nuit, pendant que mon corps dormait, j’agrandissais ma perception de moi-même pour inclure tout Centre-Vox. Je modélisais la galaxie vieillissante et ma place dans celle-ci. Je récupérais des filets d’informations dans l’écheveau toujours plus complexe de l’écologie des Hypothétiques. Des étoiles encore jeunes quelques instants plus tôt épuisaient leur combustible nucléaire et se réduisaient à une braise ardente : naines brunes, étoiles à neutrons, singularités dans leurs tombes sans fond. Comparativement au passage du temps dans l’univers extérieur, ma conscience était vaste et lente. Voilà ce que les Hypothétiques auraient véritablement vu avec une conscience unitaire, me disais-je.

Les signaux circulaient à la vitesse de la lumière d’une étoile à l’autre, aussi rapidement qu’un neurone communiquait avec son voisin dans le cerveau mortel d’Isaac Dvali. Je me suis mis à percevoir la galaxie comme une entité complète et non comme un simple ensemble d’oasis stellaires séparées par des années-lumière de vide. Les réseaux des Hypothétiques les traversaient à la manière des hyphes de champignon dans un arbre pourri. Ma vision nocturne me montrait cette activité sous forme de fils de lumière multicolore, révélant une structure galactique complexe sans cela invisible. Des anneaux-mondes prospères se distinguaient comme des chaînes fermées d’atomes de carbone dans une molécule organique. Des anneaux anciens, morts, frissonnaient comme de pâles fantômes pendant que les machines des Hypothétiques qui leur étaient associées mouraient par manque de ressources, ou s’éparpillaient vers les pépinières stellaires avoisinantes.

La galaxie vivante vibrait d’épuisement et de regain. De nouvelles technologies et sources d’énergie étaient découvertes, exploitées, partagées.

Et tandis que l’univers vieillissait et se dilatait, d’autres galaxies, déjà immensément lointaines, fuyaient vers les limites de la perceptibilité. Mais même ces structures distantes et à peine discernables avaient commencé à révéler une vie cachée, des émissions de signaux parasites laissant penser qu’elles avaient développé leurs propres réseaux de style Hypothétiques. Elles chantaient comme des voix inintelligibles dans le noir, de moins en moins audibles.


Il était inévitable que j’en vienne à abandonner mon corps mortel pour vivre exclusivement dans les processeurs du Coryphée et dans le nuage de nanotechnologie des Hypothétiques qui entourait Centre-Vox. Mais je voulais continuer à pouvoir me déplacer physiquement dans la ville. Aussi, tout en laissant le corps d’Isaac Dvali mourir de faim dans un coma autoinduit, ai-je confectionné un substitut plus résistant, un corps robotique équipé de sens analogues, dans lequel je pouvais instancier ma conscience. Une fois ce projet achevé, j’ai pris dans mes bras non organiques les restes de mon moi organique que j’ai emportés dans une station de recyclage pour que les précieuses protéines du cadavre nourrissent les circuits fermés biochimiques de Centre-Vox. Je n’ai ressenti ni peine ni remords, et pourquoi en aurais-je eu ? J’étais ce que j’étais devenu. La viande fragile dans laquelle le message de moi-même avait d’abord voyagé jusqu’aux étoiles, l’ancienne galaxie somatique dans ses limites de chair, j’ai été heureux d’en nourrir les forêts de la ville.

Centre-Vox n’était pas un système tout à fait autosuffisant. Cela m’obligeait à récupérer des oligo-éléments dans des nébuleuses stellaires pour remplacer ce qui ne pouvait être recyclé. Bien entendu, à long terme, Centre-Vox était tout aussi mortel que n’importe quelle matière baryonique, même dans sa forteresse temporelle. Il suffisait d’attendre.


Je suis allé au-devant de la fin de toutes choses.

Centre-Vox tombait en une longue orbite elliptique autour du cœur galactique. J’ai commencé à diviser ma conscience en saccades, des moments de perception séparés par de longues périodes d’inactivité, afin que le temps semble passer plus rapidement, y compris à l’intérieur de la bulle temporelle entourant Centre-Vox.

L’entropie, sous la forme de liaisons chimiques défaites, de défaillances irréparables du système, de désintégration radioactive, rongeait les organes vitaux de la ville. Maladie et sécheresse massacraient les forêts et les décombres ont commencé à obstruer les passages publics. Les robots de maintenance mouraient faute d’entretien. Les régulateurs atmosphériques – les poumons de la ville – souffraient et finissaient par s’arrêter. L’air de Centre-Vox était toxique, même s’il n’y avait personne pour le respirer.

Protégés par de multiples redondances, les processeurs quantiques du Coryphée continuaient à fonctionner. Mais cela aussi n’était que temporaire.

L’univers se refroidissait. Les pépinières stellaires de la galaxie, les concentrations de poussière et de gaz qui donnaient naissance aux étoiles, s’étaient trop amenuisées pour rester fécondes. De vieilles étoiles ont faibli et sont mortes sans être remplacées. L’écologie des Hypothétiques a quitté ces ténèbres envahissantes pour se replier sur le cœur dense de la galaxie, moissonnant de l’énergie dans les gradients de pesanteur de massifs trous noirs.

Il est aussi arrivé autre chose à cette écologie tandis qu’elle s’abritait dans le cœur actif de la galaxie : ses mécanismes de collecte de données ont été récupérés et asservis par des espèces conscientes cherchant à survivre à leur mortalité organique. Ces virtualités dévoyées ont grandi, se sont rencontrées et parfois ont fusionné. (L’espèce humaine était la source d’une de ces proliférations conscientes, même si on pouvait difficilement qualifier sa descendance virtuelle d’« humaine » au sens classique du terme.) Des groupements de conscience postmortelle ont commencé à collaborer à un processus de prise de décision collective… une espèce de démocratie corticale, à l’échelle des années-lumière. La galaxie mourante s’est mise à produire une pensée unitaire.

Aucune de ces pensées ne pouvait être exprimée dans une langue classique, mais mon moi élargi les comprenait, du moins à peu près.

Je suis allé promener une dernière fois mon corps robotique dans les ruines de Centre-Vox, entre les tours brisées et penchées, dans les vastes niveaux obscurs ou vaguement éclairés d’une lumière hésitante. Vox avait traversé les mers de plusieurs mondes et traversait à présent la plus grande de toutes, mais j’allais bientôt devoir l’abandonner. J’avais déjà commencé à transférer mes souvenirs et mon identité dans le nuage des nanodispositifs des Hypothétiques, lui-même connecté aux derniers réseaux des Hypothétiques, tous alimentés par les dynamos d’anciennes singularités.

Et même cette dernière forteresse d’ordre et de signification était condamnée. Bientôt, la même énergie fantôme qui avait dilaté l’univers désassemblerait la matière elle-même, ne laissant qu’une poussière de particules subatomiques non liées. Ensuite, me suis-je dit, l’obscurité sera totale. Et je pourrai dormir.

Mais pour le moment, Centre-Vox poursuivait son périple. Le vide a envahi ses défenses défaillantes. Déserte, la ville a succombé au vide. En l’absence de gravité induite, son contenu a commencé à se déverser dans l’espace par les brèches des murailles.

Derrière celles-ci, dehors, mes frontières somatiques se sont dilatées de manière déconcertante.


Le réseau des Hypothétiques s’est densifié et complexifié, ses régimes virtuels consacrant une immense puissance de calcul au problème de la survie. Des anomalies gravitationnelles laissaient penser à l’existence de mégastructures plus grandes que l’horizon des événements de l’univers lui-même, de superficiels gradients d’énergie spectrale qui pourraient servir à faire sortir du désert entropique l’intelligence organisée. Mais comment, et à quel prix ?

Je n’ai pas participé à ces débats. Ma propre conscience, désormais totalement incorporelle, était trop limitée pour les comprendre pleinement. De toute manière, les arguments n’auraient jamais pu être exprimés en mots – le préambule d’une seule pensée aurait nécessité des milliers de volumes, une légion d’interprètes et un vocabulaire n’ayant jamais existé.

La macrostructure tridimensionnelle de l’univers a entamé son effondrement final. Pendant lequel elle a révélé de nouveaux horizons. Des dimensions cachées de l’espace-temps se sont déployées tandis que de nouvelles particules et de nouvelles forces se cristallisaient à partir de l’écume quantique. Les ténèbres ultimes que j’avais espérées ne sont jamais arrivées. L’entité qui avait été le réseau des Hypothétiques, auquel j’étais inextricablement lié, a connu une expansion soudaine et exponentielle.

Mais je ne peux décrire le royaume dans lequel nous sommes entrés. Nous étions forcés d’inventer de nouveaux sens pour le percevoir et de nouveaux modes de pensée pour le comprendre.

Nous nous sommes retrouvés dans un vaste espace fractal aux nombreuses dimensions où nous avons découvert que nous n’étions pas seuls. Des structures multidimensionnelles hébergeaient des entités ayant subsumé l’espace-temps quadridimensionnel qui nous contenait autrefois. Si vieux étions-nous, si grands étions-nous devenus, ces entités l’étaient davantage. Nous sommes passés entre elles sans qu’elles nous remarquent ou s’intéressent à nous.

De ce nouveau point de vue, l’univers que j’avais habité est devenu un objet que je percevais dans sa totalité. C’était une hypersphère à l’intérieur d’un nuage d’états alternatifs, la somme de toutes les trajectoires quantiques possibles depuis le Big Bang jusqu’à la désintégration de la matière. La « réalité » – l’histoire telle que nous l’avions connue ou déduite – n’était que la plus probable de ces trajectoires possibles. Il en existait d’autres, innombrables, réelles dans un sens différent : un ensemble immense mais fini de chemins non empruntés, une forêt spectrale d’alternatives quantiques, les rives d’une mer inconnue.


Jeter une bouteille à la mer est un acte idéaliste, d’une sublime humanité. Si vous vouliez écrire un message de ce genre, en quoi consisterait-il ? En une équation ? Une confession ? Un poème ?

Ceci est ma confession. Ceci est mon poème.

Au milieu de ce nuage d’histoires non vécues, il y avait des vies non vécues, infinitésimales, enfouies dans des éons de temps et des siècles-lumière d’espace, seulement irréelles parce qu’elles n’avaient jamais été jouées ou observées. J’ai compris qu’il était en mon pouvoir de les toucher et par conséquent de les réaliser. Une telle intervention de ma part conduirait à un nouveau et imprévisible affluent du temps, qui ne ferait pas table rase de l’histoire ancienne, mais la longerait. Le prix à payer serait ma propre conscience.

Je ne pourrais jamais entrer dans cet espace-temps quadridimensionnel. Si j’intervenais, cela créerait une nouvelle histoire future… aux dépens de la continuation de mon existence.


Ce n’est pas la mort qui est inévitable mais le changement. Le changement est la seule réalité permanente. Le métavers évolue, fractalement et à jamais. Les saints deviennent des pécheurs, les pécheurs des saints. La poussière devient des hommes, les hommes des dieux, les dieux de la poussière.

J’ai regretté de ne pas avoir pu dire ces choses à Turk Findley.

J’aurais pu intervenir dans ma propre histoire potentielle, mais je n’en ressentais ni l’envie ni le besoin. Je voulais que mon dernier acte soit un cadeau, même si je ne pouvais pas en prévoir les conséquences ultimes.

Au fond du couloir réfléchissant des événements non vécus, dans un motel des faubourgs de Raleigh, en Caroline du Nord, une femme se livre à un acte sexuel en échange d’une fiole en plastique marron contenant ce qu’elle croit être un gramme de méthamphétamine. Son partenaire est un ouvrier foreur au chômage en route pour la Californie, où son cousin lui offre un emploi dans son entreprise de travaux publics. Il pénètre la femme sans préservatif et ne tarde pas à repartir une fois l’acte consommé. C’est bien de la meth qu’il a fait goûter à la femme au moment de louer la chambre, mais la fiole qu’il laisse sur la commode ne contient que du sucre en poudre.

L’existence d’Orrin Mather est compromise dès son humiliante conception. Sa mère anorexique le met prématurément au monde. Le bébé souffre le martyre à cause du manque. Il survit, mais la malnutrition et les multiples toxicodépendances de sa mère ont laissé des traces. Orrin aura toujours davantage de mal que les autres à établir et à suivre un plan. Il sera souvent surpris, en général désagréablement, par les conséquences de ses actes.

Je ne peux pas faire de lui un être humain plus parfait. Ce n’est pas en mon pouvoir. Je ne peux que lui donner des mots. Et en écrivant ces mots dans le cervelet d’un enfant, je me dissous et rends réel un monde d’ombres.

Il dort par terre sur un matelas dans un mobile home de location. Assise non loin de lui sur une chaise en plastique, sa sœur Ariel regarde un téléviseur au son coupé tout en piochant des céréales sans lait dans un bol ébréché. Orrin rêve qu’il marche sur une plage, même s’il n’en a vu que dans des films. Les vagues lui apportent quelque chose, une bouteille au verre décoloré par des années de soleil et d’eau salée. Il la ramasse. Bien qu’hermétiquement bouchée, la bouteille s’ouvre sous ses doigts.

Des papiers en tombent et se déplient dans sa paume. Il n’a pas encore appris à lire, mais arrive comme par magie à déchiffrer ces mots-là. Il les lit tous, page après page. Et ces mots, il ne les oubliera jamais.


Je m’appelle Turk Findley, lit-il.

Et : Je m’appelle Allison Pearl.

Et : Je m’appelle Isaac Dvali.


Je m’appelle Isaac Dvali et


Je ne peux plus écrire cela.


Je m’appelle Orrin Mather. C’est mon nom.


Je m’appelle Orrin Mather et je travaille dans une serre à Laramie, dans le Wyoming.

Dans la serre de cette pépinière où je travaille, il y a des sentiers entre les plantes et les tables des semis. Pour pouvoir aller d’un endroit à un autre. Ça permet aussi de s’occuper des plantes sans marcher dessus. Tous ces chemins sont reliés les uns aux autres. On peut aller par ici ou par là. Tous ont le même début et la même fin. Mais on ne peut être qu’à un endroit à la fois.

Je crois que je suis né avec ces rêves ou ces souvenirs sur Turk Findley, Allison Pearl et Isaac Dvali. Ils m’ont beaucoup perturbé quand j’étais plus petit. Ils me venaient comme des visions. Comme si un vent passait en moi, ma sœur Ariel aimait dire.

C’est pour ça que je suis parti sans prévenir en bus à Houston. Et que j’ai écrit mes rêves dans mes carnets.

À Houston, ça ne s’est pas passé comme je m’y attendais. (Comme vous le savez, docteur Cole, et je pense que personne d’autre ne lira ces pages… sauf si vous les montrez à l’agent Bose, ce qui ne me gênerait pas.) J’imagine que je n’ai pas pris le même chemin que dans mon rêve. Je n’ai jamais braqué de magasins, par exemple. J’aurais sans doute pu. Dieu sait que, des fois, j’ai eu assez faim et été assez en colère pour ça. Mais chaque fois que j’avais envie de faire du mal à quelqu’un, je pensais à Turk Findley et au type en feu (qui était moi !) et je me disais que ça devait vraiment être terrible de porter le poids de la mort de quelqu’un d’autre.

Je travaille dans la serre surtout la nuit, mais ils n’éteignent jamais les grandes lumières. C’est comme une maison tout le temps au soleil de midi. J’aime bien l’humidité de l’air et l’odeur des choses qui poussent, et même celle qui pique de l’engrais chimique. Vous vous souvenez de ces fleurs qui poussaient sous la fenêtre de ma chambre au State Care, docteur Cole ? Des oiseaux de paradis, vous avez dit qu’elles s’appelaient. Elles ressemblaient à une chose, mais elles en étaient une autre, en fait. Sauf qu’elles n’ont pas choisi de ressembler à ça. Elles sont juste ce que le temps et la nature ont fait d’elles.

On ne cultive pas ce genre de fleurs dans la serre où je travaille. Mais je me souviens qu’elles étaient très jolies. Elles ressemblent vraiment à des oiseaux, n’est-ce pas ?


Je ne crois pas que je vous écrirai encore, docteur Cole. Ne le prenez pas mal. C’est juste que je ne veux plus penser à ces choses pénibles.

Les gens à qui l’agent Bose m’a présenté ont été vraiment gentils. Ils m’ont trouvé ce travail, et aussi un endroit où on peut vivre, Ariel et moi. Ce sont de braves gens, même si ce qu’ils font n’est pas légal. Ce ne sont pas vraiment des criminels. Ils croient juste pouvoir inventer une meilleure façon de vivre.

Ils réussiront peut-être. Et s’ils réussissent, le monde ne deviendra peut-être pas un désert toxique comme dans les rêves que j’ai écrits. J’espère, en tout cas.

Je n’en sais rien, bien entendu. Mais on peut leur faire confiance, docteur Cole.

Et je sais que vous faites confiance à l’agent Bose. Il m’a aidé quand il n’y était pas obligé. C’est quelqu’un de bien, je trouve.

Je le remercie, et merci aussi à vous, pour la même raison.

Bon, je n’ai plus rien à dire. Il va falloir que j’aille travailler.

N’attendez pas de mes nouvelles.

Ariel vous passe le bonjour et me demande de vous dire qu’il fait sacrément trop chaud à Houston.


Orrin Mather Laramie,

Wyoming


FIN
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