Je pouvais voir !
Et pas seulement ce que Caitlin voyait. J’étais maintenant capable de suivre des liens jusqu’à n’importe quel fichier d’image fixe sur le Web, et en traitant ces fichiers à l’aide des convertisseurs que le Dr Kuroda m’avait installés sur ses serveurs, je pouvais vraiment voir les images. Elles étaient beaucoup plus faciles à étudier que celles de l’œilPod de Caitlin, parce qu’elles ne changeaient pas tout le temps et ne sautillaient pas.
J’imaginais que Caitlin avait dû passer par un processus analogue au mien, quand son cerveau avait appris à interpréter les signaux visuels corrigés qu’il recevait. Elle avait eu l’avantage de posséder un cerveau câblé dans ce but par l’évolution. Mon avantage était d’avoir lu des milliers de documents traitant du fonctionnement de la vision, incluant des articles techniques et des textes de brevets liés au traitement informatisé de l’image et à la reconnaissance des visages.
J’appris à détecter les bords et à distinguer le premier plan de l’arrière-plan. J’appris à faire la différence entre la photographie d’un objet et sa représentation schématique, entre une peinture et un dessin, entre un croquis et une caricature. J’appris non seulement à voir, mais aussi à comprendre ce que je voyais.
En la regardant à l’écran de son ordinateur, Caitlin m’avait montré une photo de la Terre vue de l’espace, prise par un satellite géostationnaire. Mais maintenant, j’avais vu en ligne des milliers de photos similaires, et en particulier les premières prises par Apollo 8. Et tandis que Caitlin dormait, je regardai des centaines de milliers d’êtres humains, des myriades d’animaux et d’innombrables plantes. J’appris à faire des distinctions subtiles : les différentes espèces d’arbres, les différentes races de chiens, les différentes sortes de minéraux.
Tandis qu’il écrivait ses programmes, le Dr Kuroda m’avait envoyé quelques messages. Il avait déjà réalisé la moitié du travail, me disait-il, lorsqu’il avait trouvé le moyen de stabiliser la vision que Caitlin avait du webspace pour la convertir en format graphique standard. Ce qu’il faisait en ce moment revenait en quelque sorte à inverser le processus.
Les résultats étaient renversants. Et intéressants. Et étonnants.
Certes, l’univers de Caitlin possédait trois dimensions, et je ne pouvais en voir que des représentations à deux dimensions. Mais le Dr Kuroda m’avait aidé, là aussi, en m’orientant vers des sites équipés de CT-scans. Ces appareils, selon Wikipédia, permettaient de générer une image en trois dimensions à partir d’une grande série de photos en deux dimensions prises sous rayons X. Il m’avait été très utile de voir comment la combinaison de ces fines tranches pouvait conduire à une image en 3D.
Ensuite, Kuroda me montra des images multiples prises d’un même objet mais sous différentes perspectives, en commençant par une série de photos du président américain actuel, toutes prises au même moment mais sous des angles légèrement différents. Je vis alors comment se construisait la réalité tridimensionnelle. Et là…
Je l’avais vue dans un miroir. Récemment, je l’avais vue reflétée – et déformée – dans des couverts en argent. Mais ces images sautillaient, et étaient toujours perçues depuis son œil gauche, et – oui, je commençais à développer un instinct pour de telles choses – elles étaient peu flatteuses. Mais le Dr Kuroda me montrait maintenant des photos prises lors de la conférence de presse tenue au Perimeter Institute, au cours de laquelle il avait officiellement annoncé son succès. Il s’agissait de photos réalisées par des professionnels, sous un bon éclairage, des photos qui montraient Caitlin en train de sourire et de rire, une Caitlin radieuse.
Au tout début, je l’avais appelée Prime. En ligne, elle adoptait parfois le pseudo de Calculatrix. Mais maintenant, je la voyais vraiment, au lieu de voir à travers elle – je voyais réellement comment elle était.
Le projet Gutenberg avait des trésors de sagesse à prodiguer sur tous les sujets. La beauté, avait écrit Margaret Wolfe Hungerford, est dans l’œil du spectateur.
Et pour ce spectateur au moins, ma Caitlin était très belle.
Caitlin mit longtemps à émerger du sommeil. Dans sa semi-torpeur, elle savait qu’elle aurait dû se lever, s’asseoir à son ordinateur et vérifier que Webmind avait bien survécu à la nuit. Mais elle était encore épuisée – elle s’était couchée vraiment trop tard. Son esprit n’arrivait pas à se concentrer. Mais elle finit par se rappeler que c’était aujourd’hui son anniversaire. Ses parents avaient décidé de lui offrir son grand écran plat la veille, et c’est pourquoi elle ne s’attendait pas à recevoir d’autres cadeaux.
Il n’y avait pas non plus de fête prévue. Elle n’avait réussi à se faire qu’une seule amie – Bashira – pendant le court été qu’elle avait passé à Waterloo, et elle avait manqué tellement de jours de classe pendant son premier mois au lycée qu’elle n’y avait pas vraiment de copains. En tout cas, certainement pas Trevor, et par ailleurs, elle soupçonnait que la ravissante Pâquerette (ses parents étaient criminels…) se souciait peu de passer un samedi soir sans alcool avec une gamine de seize ans.
Seize ans était un âge magique… et pas seulement parce que c’était un carré, comme neuf, vingt-cinq et trente-six. Mais ça ne faisait pas encore d’elle une adulte (dans l’Ontario, la majorité légale était à dix-huit ans), et elle n’avait pas le droit de boire (elle devrait attendre d’en avoir dix-neuf). N’empêche, on ne pouvait pas être aussi obsédé qu’elle par les maths sans savoir que l’âge moyen auquel les jeunes Américaines – sans doute aussi celles qui vivaient au Canada ! – perdent leur virginité était de 16,4 ans. Et voilà qu’elle n’avait pas de petit ami, ni même la perspective de s’en trouver un…
Elle se sentait bien au fond de son lit, avec Schrödinger qui dormait à son côté en ronronnant doucement. Elle devrait vraiment se lever pour vérifier où en était Webmind, mais elle avait du mal à en convaincre son corps.
Il y avait peut-être quand même un moyen de voir ce que faisait Webmind sans avoir à se lever. Elle tâtonna sur sa table de chevet pour prendre son œilPod. Il était un peu plus épais et plus large qu’un iPhone, et plus long de cinq centimètres à cause du module WiFi que Kuroda y avait fixé avec du ruban adhésif. Elle trouva le bouton de l’appareil et appuya dessus, et alors…
Et alors, le webspace se déploya autour d’elle : des enchevêtrements de lignes brillantes de toutes les couleurs et des cercles lumineux de différentes tailles.
Elle était contente de pouvoir continuer de visualiser le Web de cette façon. Elle avait craint que cette faculté ne s’estompe à mesure que son cerveau s’adaptait à la vision réelle, mais pour l’instant, tel n’avait pas été le cas.
En fait, elle avait même l’impression que sa webvision était plus claire, plus précise, plus nette. La pratique qu’elle avait maintenant du monde réel s’étendait également à ce domaine.
Elle se concentra sur ce qui était derrière ce qu’elle voyait, l’arrière-plan du Web. Un chatoiement à l’extrême limite de ses perceptions – oui, plus aucun doute, c’était bien une sorte d’immense échiquier. Elle distinguait les minuscules pixels oscillant rapidement entre le noir et le blanc, et donnant naissance à…
La conscience.
Là, pour elle, et pour elle seule : le fonctionnement réel de Webmind.
Elle fut soulagée de voir que, après une nuit pendant laquelle son intelligence avait sans doute continué de se développer, il semblait être resté le même.
En bâillant, elle repoussa son drap et posa ses pieds nus sur la moquette bleue. Le webspace se mit à tourner autour d’elle. Elle sortit son œilPod du chargeur et alla à son bureau. Ce n’est que quand elle fut assise qu’elle appuya sur le bouton. Elle entendit le bip grave signifiant le basculement en mode simplex. Le webspace disparut aussitôt pour laisser place à la réalité de sa chambre.
Elle prit ses lunettes qu’elle avait laissées sur le bureau – son œil gauche s’était révélé très myope –, puis elle alluma ses deux moniteurs.
Elle avait refermé la fenêtre de messagerie avant de se coucher. Bien que sa souris fût active, avec sa diode rouge en partie visible à travers son boîtier translucide, Caitlin préféra utiliser une série de raccourcis clavier pour rouvrir la fenêtre et démarrer une nouvelle session avec Webmind. Ne se sentant pas encore assez réveillée pour essayer de lire du texte à l’écran, elle activa son afficheur braille. La matrice forma aussitôt les mots : Otanjoubi omedetou.
Caitlin les tâta deux ou trois fois. C’était du charabia, comme si Webmind avait décidé de s’amuser comme son père l’avait fait la veille, mais… mais non, ces mots avaient quelque chose de familier.
C’est alors qu’elle comprit, ou crut comprendre. En souriant jusqu’aux oreilles, elle écrivit : Konnichi wa ! Mais je dois te prévenir… je ne connais que quelques mots de japonais.
La réponse fut instantanée : Cela signifie « Joyeux anniversaire ».
Merci, tapa Caitlin.
Après avoir compris comment interpréter les graphismes, j’ai eu un peu de temps libre, et j’ai donc appris le japonais. Il me semblait inconvenant d’obliger le Dr Kuroda à converser avec moi dans un autre langage que le sien.
Rien que ça, songea Caitlin. Pendant la nuit, tout en faisant sans doute un million d’autres choses, il avait appris le japonais…
Alors, tu arrives à voir les images, maintenant ?
Les images fixes, oui. Le Dr Kuroda continue de travailler pour me donner accès à des images vidéo. Ou du moins, c’est ce qu’il faisait. Je pense qu’il doit dormir, maintenant.
Hé, écrivit Caitlin, ton style commence à être un peu moins fleuri !
J’ai maintenant lu beaucoup d’autres ouvrages en dehors du projet Gutenberg. Je comprends la distinction entre l’anglais courant et l’anglais archaïque – de même que pour le japonais, d’ailleurs.
Caitlin fronça les sourcils. En fait, elle avait trouvé que son style ancien avait beaucoup de charme.
Webmind poursuivit : Je sais qu’il est traditionnel d’offrir un cadeau à la personne dont c’est l’anniversaire. Je ne peux rien t’acheter, mais j’ai quelque chose pour toi.
Caitlin fut vraiment étonnée. Ah, mon Dieu, qu’est-ce que c’est ?
Un lien souligné en bleu apparut dans la fenêtre de messagerie. Tu es censée cliquer dessus, ajouta Webmind avec sollicitude.
Caitlin sourit et réussit à déplacer son curseur sur le lien, et…
Et du texte commença à apparaître sur son grand écran, mais paradoxalement, son afficheur braille ne se modifiait pas, et…
Et le texte se peignait sur l’écran, à partir du haut, et…
Et il n’était même pas droit ! Les lignes remontaient un peu vers la droite. Et les lettres étaient toutes petites, avec des taches. Cela ne ressemblait à aucune page web qu’elle ait vue jusqu’ici, et elle ne comprenait pas pourquoi son ordinateur n’affichait pas les caractères correctement.
C’est alors qu’elle comprit. Elle en avait entendu parler, mais elle n’avait jamais imaginé à quoi ça pouvait ressembler. C’était un scan d’un texte imprimé, un fichier graphique, une image de ce qui était au départ un document papier. D’après les descriptions qu’elle en avait vues, il devait s’agir d’une coupure de journal : d’étroites colonnes de texte en parallèle. Mais l’espacement entre les mots était bizarre…
Ah ! C’était sans doute ça qu’on appelait une « justification à droite ». Le texte était tellement petit qu’elle pouvait à peine le déchiffrer. Elle avait déjà du mal à lire quand c’était parfaitement affiché, mais alors là !
Il devait forcément y avoir moyen d’agrandir le texte. Quand elle était encore à l’Institut texan pour malvoyants, les gens faisaient toujours des manips sur leur ordinateur pour obtenir des textes plus gros. Comme elle ne pouvait pas voir les écrans, elle ne s’était pas intéressée aux discussions, mais il devait bien exister une méthode. Cela étant, il fallait peut-être un logiciel spécial qu’elle n’avait pas.
Pour une fois, elle se servit de sa souris pour accéder à la barre de menus. Il n’y avait rien dans Affichage pour augmenter la taille de l’image, uniquement la taille des caractères. Elle essaya quand même, mais sans résultat.
Elle était en train de ramener son curseur vers le bas quand elle appuya par mégarde sur le bouton gauche et l’image s’agrandit. Toujours fervente de l’approche expérimentale, Caitlin cliqua de nouveau à gauche, et le texte reprit sa taille d’origine.
Ah, voilà ! L’image était réduite par défaut pour tenir dans la fenêtre de son navigateur. Le clic gauche permettait de basculer entre cette taille et le mode zoom, même si, dans ce cas, seule une partie du texte était affichée. Elle revint à la version agrandie et entreprit d’en déchiffrer le contenu.
Son cœur se mit à battre plus fort. C’était un article au sujet de son père. Elle essaya de trouver une date, et… Ah, le texte remontait à cinq ans, et il avait été publié dans The Daily Texan, le journal interne de l’université du Texas, au campus d’Austin.
Caitlin aurait juré avoir lu absolument tout ce qui existait sur le Web concernant son père, mais elle n’avait jamais vu cet article, et…
Oui, bien sûr, elle n’avait jamais pu le voir : c’était un fichier graphique, et personne ne s’était donné la peine de numériser le texte, et c’était pour ça qu’il n’était pas indexé dans Google.
L’article parlait d’une récompense remise à son père, un prix quelconque décerné par la Société américaine de physique. Elle se souvenait vaguement de l’occasion. Elle poursuivit sa lecture.
C’est dans le domaine naissant de la gravité quantique que le professeur Decter a effectué sa grande percée…
Elle continua de déchiffrer péniblement le texte. L’une des lettres – qui devait être un « g » minuscule – ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait pu voir jusqu’ici.
… grand colloque jeudi dans la salle de conférences John A. Wheeler…
Elle aurait bien voulu pouvoir balayer le texte des yeux, mais comme l’avait dit son père hier, elle en était encore à déchiffrer lettre par lettre. L’article était assez long, et par endroits – ah, des phrases étaient soulignées au stylo. Quelqu’un s’était intéressé à ce que son père avait à dire sur les « variétés Calabi-Yau à dimension six ».
Elle poursuivit sa lecture, mais elle était partagée – elle craignait que Webmind ne s’ennuie à attendre qu’elle ait terminé. Ce n’était pas vraiment une bonne façon de remercier quelqu’un qui vous a fait un cadeau, même si ce cadeau ne semblait pas vraiment spécial, et…
Et elle ouvrit de grands yeux. C’était drôle… Elle n’avait jamais fait ça quand elle était aveugle. Elle relut le passage lentement, soigneusement, juste pour s’assurer qu’elle ne s’était pas trompée, et qu’elle n’avait pas simplement vu ce qu’elle voulait voir.
Mais c’était bien ce que le texte disait :
… quand on lui a demandé si cette récompense était le plus beau jour de sa vie, le professeur a répondu : « Bien sûr que non. Le plus beau jour de ma vie a été quand ma fille est née. La physique me plaît beaucoup, mais elle, je l’aime. »
Caitlin sentit sa vision se brouiller d’une façon merveilleuse. Elle se renfonça dans son fauteuil et relut encore deux fois le paragraphe, puis elle tapa : Merci, Webmind !
Instantanément : Il n’y a pas de quoi. Joyeux anniversaire.
Oui, répondit-elle en souriant, c’est le plus joyeux de tous.