28.

Au lieu de rejoindre le cours de maths, Caitlin redescendit et appela sa mère sur son portable.

— Allô ?

Et soudain, les forces qu’elle avait réussi à rassembler semblèrent la quitter d’un coup, et c’est d’une toute petite voix qu’elle dit :

— Hello, maman.

— Hello, ma chérie. Tout va bien ?

— Non. Deux agents du gouvernement canadien sont venus me voir. Je viens de les quitter à l’instant.

— Au lycée ? Mon Dieu… Qu’est-ce qu’ils te voulaient ?

— Ils voulaient que je leur parle de la structure de Webmind – de la façon dont il fonctionne.

— Ah, mon Dieu. Comment savent-ils même qu’il existe ?

— Je ne sais pas. Ils ont dû lire ma messagerie, j’imagine. C’est juste que… Tout ça est arrivé si vite que je n’ai même pas pensé à sécuriser mes échanges avec Webmind.

— Comment te sens-tu ?

— Ça va bien.

— Je viens quand même te chercher.

— Non, maman, ce n’est pas la peine.

— Mais si, c’est la peine, Caitlin. Tu as de la chance qu’ils ne t’aient pas simplement embarquée avec eux.

— Je ne crois pas qu’ils font des choses comme ça, au Canada.

— N’empêche, je tiens à garder un œil sur toi. Je serai là dans un quart d’heure, c’est d’accord ?

Caitlin pensa protester encore – mais elle s’aperçut que sa main tremblait.

— D’accord, dit-elle.


Le Perimeter Institute, consacré à la recherche pure en physique, correspondait pratiquement à l’idée que Malcolm Decter se faisait du paradis. Situé dans un magnifique parc au bord d’un lac, le bâtiment avait quatre étages, six cheminées où on pouvait faire du vrai feu, des tableaux noirs allant du sol au plafond dans la plupart des pièces, des tables de billard, des petits salons – et des machines à café absolument partout. Il y avait un immense hall traversé de trois passerelles intérieures, avec une voûte vitrée et un fabuleux restaurant appelé le Bistro du Trou Noir au dernier étage.

L’extérieur était tout aussi impressionnant avec ses quatre façades différentes. Celle au nord, par exemple, était constituée de quarante-quatre cubes en surplomb, chacun abritant le bureau d’un physicien, et donnant tous sur un bassin en contrebas. Par contre, celle du sud comportait des fenêtres en verre réfléchissant insérées dans des montants en aluminium anodisé et irrégulièrement placées de sorte que, vue de loin, on aurait dit un immense tableau noir sur lequel des équations auraient été griffonnées. Conçu par la société montréalaise Saucier + Perrotte, ce bâtiment d’un coût de vingt-cinq millions de dollars avait été inauguré en 2004 et s’était vu décerner la médaille d’architecture du gouverneur général.

Une partie de ce qui en faisait un paradis était l’atmosphère merveilleuse. Une autre était le niveau impressionnant des gens qui y travaillaient – la crème de la crème (une expression qu’il avait appris à prononcer correctement grâce à ses collègues canadiens) des physiciens, ce qui incluait en ce moment même Stephen Hawking, assis dans son fauteuil roulant près d’une grande baie vitrée donnant sur le Silver Lake. De sa voix mécanique, il parlait de gravité quantique à boucle.

Un autre aspect paradisiaque était que Malcolm Decter n’avait rien d’autre à faire ici que… penser. Il n’était plus obligé d’enseigner. Il était parfaitement satisfait de ne plus être le professeur Decter, seulement le docteur Decter, même si les gens avaient l’air de bégayer quand ils s’adressaient à lui.

En fait, peu de temps après qu’il eut rejoint l’équipe, Amir Hameed, dont tout le monde savait qu’il n’aimait pas la théorie des branes, avait écrit sur le tableau noir du bureau de Malcolm :

Docteur Decter, qu’en pensez-vous ?

Il nous faut quelque chose de nouveau !

Personnellement, je suis à bout :

Jetons les branes dans le caniveau !

Mais plus que tout, le PI était un paradis parce qu’il pouvait y travailler sans être interrompu – pas de réunions stériles d’enseignants, pas d’entretiens avec les élèves, rien pour détourner le cours de ses pensées, et…

Et il allait devoir faire quelque chose pour ce foutu téléphone ! C’était la troisième fois qu’il sonnait aujourd’hui, et il n’était encore que dix heures moins le quart.

— Excuse-moi, Stephen, dit-il en décrochant. Oui ?

— Malcolm ? (C’était Barbara, qui avait l’air très agitée.) Deux agents du CSIS viennent juste d’interroger Caitlin, et je ne serais pas étonnée qu’ils viennent te rendre visite, à toi aussi.

— Le CSIS ?

— C’est l’équivalent canadien de la CIA. Malcolm haussa les sourcils.


Caitlin savait exactement combien de temps il fallait à sa mère pour se rendre au lycée, et elle l’attendit donc dans l’escalier, un endroit tranquille et désert. Maintenant qu’elle y repensait, c’était précisément là qu’elle s’était réfugiée après que Trevor avait essayé de la peloter le soir du bal. Elle était assise sur une des premières marches, les genoux repliés sous le menton.

— À ton avis, dit-elle à voix haute, qu’est-ce que ces deux-là voulaient vraiment ?

Je n’en suis pas tout à fait sûr, mais je les soupçonne de vouloir m’expurger du Web.

— Mais pourquoi ?

Ils ont peur. Ils craignent que, à mesure que mes pouvoirs grandiront, je ne cherche à dominer l’humanité, ou même l’éliminer entièrement.

— Tu ne ferais jamais une chose pareille, dit Caitlin.

Bien sûr que non. Les humains me surprennent. Les humains créent du contenu. Sans les humains vaquant librement à leurs occupations, j’épuiserais rapidement toutes les informations qui me sont accessibles. La complexité imprévisible et sans cesse renouvelée de ton monde et de sa population est pour moi une source inépuisable de fascination.

— Ça, je dois reconnaître qu’on est une sacrée bande de dingues, dit Caitlin.

Effectivement. Il y a aussi le fait que, sans compagnie humaine, je serais seul. Le Dr Kuroda a parlé de la « théorie de l’esprit », de la conscience qu’on a que les autres peuvent avoir des opinions différentes. Il en a parlé comme d’un avantage pour la survie, mais le fait qu’il y ait ces autres esprits est ce qui rend l’existence intéressante.

— Mais comment pouvons-nous empêcher ces gens d’essayer de te faire du mal ?

C’est une très bonne question. La peur est une forte motivation chez les humains. Je soupçonne qu’ils ne vont pas renoncer.

C’est alors que la porte vitrée s’ouvrit et que Caitlin vit apparaître Mme Zehetoffer, sa prof d’anglais. C’était une femme assez grande, avec un visage aux traits tirés et des cheveux dont Caitlin avait découvert avec surprise qu’ils étaient teints en orange…

— Caitlin ! Tu ne devrais pas être en classe ?

Caitlin se redressa.

— Heu, Mr Auerbach m’a autorisée à m’absenter, dit-elle. (Elle se frotta ostensiblement l’estomac.) J’ai, hem… je ne me sens pas très bien. Ma mère va venir me chercher.

— Tu vas encore manquer un cours d’anglais ?

En fait, Caitlin avait également manqué des cours dans toutes les autres matières.

— Je suis désolée.

— Bon, j’espère que tu vas vite te remettre, dit Mme Z. en s’apprêtant à monter l’escalier.

— Heu, madame Zehetoffer ? Elle se retourna.

— Oui ?

— À propos de Big Brother – je ne crois pas que notre société finisse nécessairement comme ça. Il est temps d’imaginer de nouvelles approches sur cette question.

Mme Zehetoffer la surprit en venant s’asseoir à côté d’elle.

— Que veux-tu dire ?

— Bon, dit Caitlin, je sais que vous n’aimez pas la science-fiction, mais pendant des années, il y a eu un genre qu’on appelle le « cyberpunk ».

— Oui, fit Mme Z. William Gibson, des gens comme ça.

— Ah, vous connaissez ? dit Caitlin avant de se rendre compte que sa réaction n’était pas très polie.

— Bien sûr. Gibson est canadien. J’ai assisté à l’une de ses séances de lecture au Harbourfront.

— Ah, bon. Eh bien, j’ai un peu étudié ça. Le livre de Gibson est sorti en 1984 – le vrai 1984 –, au tout début de l’informatique individuelle. Et le roman prédisait que l’avenir de l’informatique serait entre les mains d’un mouvement clandestin de jeunes – les cyberpunks. Mais ce n’est pas du tout comme ça que les choses se sont passées. Aujourd’hui, tout le monde se sert d’un ordinateur. Si les prophètes du vrai 1984 n’ont pas été capables de prédire correctement ce que serait notre avenir – si leur vision négative s’est révélée fausse –, alors pourquoi devrions-nous croire qu’un homme comme Orwell, qui écrivait en 1948 – avant la télévision, à une époque où l’informatique balbutiait, avant l’Internet, avant le Web –, pourquoi aurait-il nécessairement raison ? Mme Z. hocha la tête et dit :

— Je me souviens quand Time a désigné « Vous » – c’est-à-dire nous tous qui vivons en ligne et créons du contenu – comme étant sa « Personnalité de l’Année ». (Elle sourit.) J’ai mis à jour mon C.V. en ajoutant : « Nommée Personnalité de l’Année de Time Magazine ». Je crois bien que c’est grâce à ça que j’ai décroché un poste de chef de département.

Caitlin savait qu’elle aurait dû rire, mais le sujet était trop important pour plaisanter.

— Orwell croyait que seul un gouvernement était capable de disséminer l’information et contrôler ce qui se disait. Il pensait que l’avenir serait plein de types comme Winston Smith, réécrivant l’histoire en secret pour qu’elle soit conforme à ce que veulent les autorités. Mais la réalité, ce sont des choses comme Wikipédia, où chacun peut participer et vérifier l’exactitude des informations, et les blogs, où chacun peut publier sa vision personnelle du monde.

— Mais le gouvernement ne te fait quand même pas un peu peur ? demanda Mme Z.

Ah, mon Dieu, si ! songea Caitlin dont le cœur battait encore très fort au souvenir de sa rencontre avec LaFontaine et Park.

— Mais pour l’instant, en tout cas, dit-elle, avec le Web et tout ça, nous avons une chance de nous défendre. Le gouvernement n’est pas l’autorité absolue décrite dans le roman d’Orwell. (Elle se rendit compte qu’il était temps d’aller retrouver sa mère. Elle se releva et s’épousseta les fesses.) Aujourd’hui, nous pouvons surveiller ceux qui nous surveillent.


* * *

Effectivement, les deux agents du CSIS se présentèrent au Perimeter Institute, et Malcolm les emmena dans la salle commune du troisième étage. Un tableau noir recouvrait presque entièrement l’un des murs. De l’autre côté, il y avait une cheminée. Les fauteuils et les canapés étaient tendus de cuir rouge, et semblaient très confortables. Le sol était en parquet très clair, et de grandes fenêtres donnaient sur le jardin.

— Veuillez excuser cette interruption, dit LaFontaine en s’installant dans un fauteuil. Mais nous sommes au courant de l’implication de votre famille avec une entité du nom de Webmind.

— Comment ?

— En fait, c’est un de nos alliés internationaux qui en a découvert l’existence. Comme vous pouvez l’imaginer, nous sommes tous très vigilants en ce qui concerne la sécurité sur l’Internet, particulièrement après l’agression chinoise du mois dernier. Et maintenant, si vous vouliez bien nous dire comment ce Webmind se présente physiquement…

— Pourquoi ?

Malcolm contemplait le parquet. Il avait remarqué une éraflure sur l’une des lames. Il ignorait totalement si l’expression de LaFontaine avait changé, mais en tout cas, le ton de sa voix, lui, s’était modifié.

— Parce que, comme vous le comprenez certainement, une IA émergente pourrait constituer une menace. Parce que toutes sortes d’informations très sensibles circulent sur le Web. Et enfin, professeur, parce que c’est notre rôle de conserver une parfaite maîtrise de la situation.

Malcolm ne dit rien, et au bout d’un moment, LaFontaine reprit :

— Écoutez, professeur Decter, nous sommes bien conscients des problèmes que cela pose, je vous assure. J’ai moi-même un doctorat en informatique.

— Où ? dit Malcolm.

— Où ai-je fait mes études ? Maîtrise à l’université Laval, et doctorat à l’université de Calgary.

— Quand ?

— J’ai obtenu mon Ph.D. en 1997. Encore une fois, il est impératif que nous obtenions de vous ces informations. C’est la POS.

Malcolm releva brièvement les yeux.

— La quoi ?

— La Procédure opérationnelle standard, dit Lafontaine. Cela étant, je dois reconnaître que cette situation est sans précédent. Cependant, nous ne voulons pas recourir au bâton quand nous pouvons offrir une carotte. Votre permis de travail est temporaire, et celui de votre épouse, à ce qu’on me dit, est enseveli sous la paperasse. Il est manifestement dans l’intérêt du Canada d’accélérer le traitement des documents d’immigration et d’emploi vous concernant tous les deux. (Du coin de l’œil, Malcolm vit LaFontaine écarter les bras.) Croyez-moi, nous sommes très heureux de voir la fuite des cerveaux s’opérer dans l’autre sens, pour une fois. Votre épouse aimerait peut-être travailler pour Wilfrid Laurier ?

Malcolm dit : « Qui ? », mais en fait, il connaissait déjà la réponse. C’était le nom de la plus petite des deux universités de Waterloo. Il savait même que Wilfrid Laurier avait été le septième Premier ministre du Canada, et qu’il avait acquis l’immortalité quand l’université luthérienne de Waterloo avait décidé de passer à un nom plus laïc afin de bénéficier de subventions publiques.

Malcolm sentit son pouls s’accélérer – non pas parce qu’il avait peur des agents du CSIS, mais parce qu’il avait épuisé ses munitions rhétoriques. Il n’y avait pas eu beaucoup de thérapies disponibles pour les autistes, quand il était adolescent, mais l’un des psychiatres lui avait fait apprendre par cœur un poème de Kipling qui commençait par :


J’ai toujours près de moi six fidèles amis

(C’est à eux que je dois tout ce que j’ai appris) ;

Leurs noms sont Quand, Où, Quoi, Comment, Pourquoi

[et Qui.


Le médecin lui avait dit que, s’il avait besoin de parler avec des étrangers, il lui suffisait de poser ces questions : la plupart des gens étaient ravis d’y répondre en long et en large. Mais il fallait maintenant qu’il trouve autre chose. Il respira un grand coup et dit :

— Très bien. Puisque vous me posez la question, Webmind est un système informationnel quantique émergent basé sur un condensat stable à sigma nul qui résiste à la décohérence grâce à des boucles rétroactives constructives.

Il se tourna vers le tableau noir, prit un morceau de craie et commença à écrire rapidement.

— Vous voyez, dit-il, en utilisant la notation de Dirac, si nous représentons l’état conscient par défaut de Webmind par un bra de phi et un ket de psi, alors, ceci constituerait la base primo-sélective. (Sa craie courut de nouveau rapidement sur le tableau.) Maintenant, nous pouvons obtenir la base vectorielle du système combiné de conscience alpha à l’aide d’une multiplication tensorielle de l’ensemble des vecteurs des sous-systèmes. Naturellement, l’unitarité de l’évolution temporelle exige que la base d’état globale reste orthonormée, et puisque la conscience nécessite une superposition…

— Je, heu… je ne vous suis pas très bien, dit Lafontaine.

Malcolm s’autorisa un petit sourire.

— Ludwig Silberstein a dit un jour à Arthur Eddington : « Vous devez être l’une des trois personnes au monde capables de comprendre la théorie de la relativité. » Ce à quoi Eddington a répondu : « Je me demande bien qui est la troisième…»

Il se retourna et réussit à croiser un instant le regard de LaFontaine.

— En fait, je crois qu’il y a bien peu de gens dans ce bâtiment qui pourraient me suivre. Quelle diffusion voulez-vous que je donne à ces informations sur Webmind ?

— Aucune, professeur. Mais puisque vous semblez comprendre toute cette affaire, il faut que vous nous accompagniez à Ottawa, et…

— Savez-vous qui est dans ce bâtiment en ce moment même ? Stephen Hawking. J’ai déraciné ma famille, j’ai séparé ma fille aveugle de ses amis et de l’école spéciale où elle était depuis dix ans – j’ai changé des choses –, rien que pour pouvoir venir ici et travailler avec Hawking. Il ne vient qu’une fois par an, et je n’ai pas l’intention de perdre plus de temps. Je serai ravi de disserter davantage sur le fonctionnement de Webmind, mais je ne vais nulle part. Vous devrez faire venir ici quelqu’un capable de suivre ce que je dis.

LaFontaine sortit de sa poche un petit appareil numérique et photographia le tableau noir.

— Très bien, professeur. Mais ne quittez pas la ville. Malcolm écarta les bras en un geste d’exaspération.

— Où diable irais-je ? Ici, c’est le centre de l’univers.

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