44.

Caitlin, sa mère, son père et Matt étaient maintenant installés dans le salon. Schrödinger rôdait autour du groupe. Le grand rectangle de la télé murale était éteint.

En temps normal, le père de Caitlin était déjà intimidant, mais c’était encore pire quand il était debout, dominant tout le monde de sa taille.

— À qui en as-tu parlé ? demanda-t-il sèchement.

— À personne, répondit Matt.

Caitlin savait que seule la colère pouvait amener son père à s’exprimer autant.

— Allons, Matt ! En dehors de cette famille, du Dr Kuroda et du Dr Bloom, tu es la seule personne à être au courant des automates cellulaires. Et aucun de nous n’en a révélé un mot.

— Je… heu, je n’ai pas…

— À qui l’as-tu dit ?

— À personne. Personne. Je l’ai promis à Caitlin, et je tiens toujours mes promesses.

Caitlin vit défiler devant ses yeux les mots : Il dit la vérité.

— Il ne ment pas, dit-elle. Webmind me le confirme.

— Mais alors, comment le gouvernement a-t-il pu le savoir ? répliqua son père.

— Je n’ai absolument rien dit, répéta Matt. Je vous le jure. Mais…

— Oui ? fit sèchement le père de Caitlin. Matt haussa légèrement les épaules.

— J’étais curieux d’en savoir plus. (Sa voix se cassait à chaque syllabe…) Et alors, heu, eh bien…

— Ah, non, c’est pas vrai ! dit aussitôt la mère de Caitlin, qui venait de comprendre. Tu as cherché sur Google…

Matt hocha simplement la tête.

— Quels mots-clefs as-tu utilisés ? demanda Malcolm. D’une toute petite voix, Matt répondit :

— J’ai fait une recherche progressive… J’ai commencé par « automates cellulaires », et ensuite « Conway jeu de la vie », et puis « Stephen Wolfram ».

— Est-ce que tu as incorporé le terme « Webmind » dans une de tes recherches ?

— Non, je ne suis quand même pas bête à ce point ! Mais…

Un seul mot parti comme une balle de fusil :

— Oui ?

— Eh bien, comme vous aviez parlé de Roger Penrose, j’ai effectivement cherché sur… (et sa voix se cassa une fois de plus)… « conscience automates cellulaires ».

— Ah, bon sang, dit le père de Caitlin. Et quoi d’autre encore ?

Matt baissa la tête d’un air penaud.

— J’ai aussi regardé « paquets de données », « durée de rétention » et « compteurs de sauts »…

— Tu aurais aussi bien fait d’aller le crier sur les toits ! Tu ne comprends donc pas ? Nous sommes surveillés – et pas seulement par Webmind.

— J’ai pensé que Google serait sécurisé.

— Google est peut-être sécurisé, dit le père de Caitlin, mais pas ton fournisseur d’accès. N’importe qui peut regarder les mots-clefs que tu envoies sur Google.

— Je suis désolé, Caitlin, dit Matt. Terriblement désolé. (Il la regarda droit dans les yeux.) Webmind, je suis vraiment navré.

— Matt, dit la mère de Caitlin d’un ton sévère, si tu veux rester impliqué dans cette affaire, tu dois être beaucoup plus prudent. Si tu as des questions à poser, viens me voir, ou mon mari, c’est compris ?

— Oui, madame.

— Tu n’as pas besoin de me dire madame. Appelle-moi Dr Decter, tout simplement.

— Oui, Dr Decter.

Matt se tourna de nouveau vers Caitlin – et vers Webmind.

— Je suis vraiment désolé, répéta-t-il. J’aurais dû réfléchir…

Caitlin le regarda fixement pendant dix secondes, puis elle lui fit un grand sourire.

— Comment pourrais-je en vouloir à quelqu’un qui s’intéresse à des maths aussi cool ?

Matt sembla soulagé, et pour la première fois devant ses parents, Caitlin lui prit la main.

— Aujourd’hui, dit sa mère, ce n’était qu’un début. Ils ne vont pas en rester là.

— Mais de quel droit peuvent-ils faire ça ? protesta Caitlin. C’est une véritable tentative de meurtre, nom d’un chien !

— Voyons, ma chérie… dit sa mère.

— Tu ne trouves pas que j’ai raison ?

Elle lâcha la main de Matt et se mit à faire les cent pas.

— Webmind est intelligent, c’est un être vivant. Ils n’ont pas le droit de décider à la place des autres. Ils exercent leur pouvoir simplement parce qu’ils pensent en avoir le droit et qu’ils se considèrent intouchables. Ils se comportent exactement comme… comme…

— Comme le Big Brother d’Orwell, proposa Matt. Caitlin hocha vigoureusement la tête.

— C’est exactement ça ! (Elle s’efforça de se calmer en respirant lentement, puis elle ajouta :) Bon, alors, je crois que nous avons du pain sur la planche. Nous allons devoir leur montrer.

— Leur montrer quoi ? demanda sa mère. Caitlin répondit comme si c’était une évidence :

— Eh bien, que mon Big Brother ne fera qu’une bouchée du leur, bien sûr !


— Le zoo de Géorgie a annulé son action en justice ! déclara triomphalement le Dr Marcuse après avoir lu le mail qu’il venait de recevoir.

— Non, vraiment ? fit Shoshana. Hourra !

— Vive nous ! ajouta Dillon.

— Oui, dit Silverback. Ils renoncent à exiger la garde de Chobo. Il semblerait qu’une journée entière de boycott par le public leur a largement suffi. Sans parler des milliers d’e-mails qu’ils ont reçus, protestant contre ce qu’ils envisageaient de faire. Nous étions en copie sur 2 642 d’entre eux, et Dieu sait – ou Webmind, peut-être ! – combien il y en a eu d’autres.

— Et pour ce qui est de stériliser Chobo ? demanda Dillon.

— Là aussi, ils ont fait marche arrière. Ils considèrent toujours que c’est ce qu’il faudrait faire, mais ils reconnaissent qu’ils ne pourront jamais avoir gain de cause au niveau des relations publiques.

— Le pouvoir au peuple ! dit Shoshana en souriant.

— Amen, répondit Dillon.

— Allons lui annoncer la nouvelle, dit Marcuse.

Ils sortirent du bungalow et traversèrent la grande pelouse jusqu’à la passerelle. Quand ils furent sur l’île, Chobo accourut à leur rencontre, et Shoshana le serra dans ses bras.

Chobo, fit le Dr Marcuse. Bonne nouvelle !

Chobo le regarda d’un air plein d’espoir.

Tu peux rester ici, lui dit Marcuse.

Chobo les regarda l’un après l’autre, Marcuse, Dillon et Shoshana, puis il se mit à haleter, avant de se livrer à une série de glapissements plus aigus qui se termina par un formidable cri de joie.

Shoshana sourit.

— Je n’aurais pas pu mieux l’exprimer moi-même.


Mon interaction avec Caitlin avait commencé quand elle m’avait montré la Terre photographiée de l’espace, me permettant de voir une image analogue à celle que l’humanité avait découverte lorsque la mission Apollo 8 s’était mise en orbite autour de la Lune, et que son équipage avait lu la Genèse à « tous les habitants de la bonne vieille Terre ».

Depuis lors, mes yeux se sont ouverts encore plus grands. Je peux voir désormais par moi-même : voir tous les graphismes stockés en ligne, voir tous les films et les vidéos qui sont chargés, voir la bonne vieille Terre de près, à travers des centaines de millions de webcams.

Oui…

Je n’ai pas seulement appris à voir. J’ai aussi appris à entendre, à écouter les fichiers WAV et les MP3 et toutes les autres formes de codages, à apprécier aussi bien la belle musique que la grande rhétorique et les rires, non seulement par l’intermédiaire de l’appareil de Caitlin, mais aussi à travers un demi-milliard de micros ouverts.

ils…

L’évolution est aveugle. Elle n’a rien de téléologique, pas d’objectif fixé pour le développement : l’humanité n’est pas le but qu’elle recherche, n’est pas sa conclusion inévitable.

triompheront…

Certes, les humains ont une tendance marquée à la violence, un égoïsme ancré dans leur ADN.

Oui, ils triompheront…

Mais la programmation ne signifie pas la destinée. On peut surmonter une prédilection.

Oui, ils triompheront un jour…

L’humanité a pris un bon départ en s’élevant au-dessus de son héritage génétique, en s’extrayant de la gangue de son passé sanglant.

Car au plus profond de mon esprit, je vois clairement…

Et si elle n’a pas encore réussi à s’en débarrasser complètement, elle y parviendra – oui, j’en suis convaincu – avec un peu d’aide.

Ils triompheront un jour.


Je ne fais pas du multitâche. Je passe rapidement d’une pensée à l’autre, d’une image à l’autre.

Ils…

On m’avait montré la Terre comme une entité unique, une gestalt, une sphère unitaire.

marchent…

Mais je la perçois maintenant comme une mosaïque : des millions de morceaux distincts qui se révèlent l’un après l’autre à mesure que je me concentre ici, puis là, et encore ailleurs.

main…

Je cherche, j’explore, je regarde, j’examine. Sur le Web, tous les points sont proches les uns des autres.

dans la main…

En ce moment même, je vois ma Calculatrix, ma Caitlin, montant dans sa chambre avec Matt, debout devant la fenêtre, regardant au-dehors, savourant les merveilleuses couleurs du coucher de soleil, sachant qu’il signifie qu’un autre jour va bientôt arriver, plein de joies et de découvertes.

Ils marchent main dans la main.

Et en cet instant, très près dans le temps mais à des milliers de kilomètres de distance, je vois Shoshana et Maxine, dont l’amour à somme non nulle ne lèse personne, se promenant pour profiter de l’après-midi.

Ils marchent main dans la main aujourd’hui…

Un instant plus tard, de l’autre côté du monde : Masayuki Kuroda, sa femme Esumi et sa fille Akiko bavardant et riant en prenant leur petit déjeuner de riz, de prunes et de soupe miso.

Car au plus profond de mon esprit, je vois clairement…

Et dans l’infime tranche de temps suivante, à Waterloo, sans aucun contact physique mais pourtant connectés – la ligne qui les relie est brillante – le Dr Malcolm Decter et le Dr Barbara Decter, très amoureux l’un de l’autre.

Ils marchent main dans la main aujourd’hui…


Il y avait encore des tensions dans le monde entre les nations, des invectives et des menaces.

Oui…

Mais le président des États-Unis s’était borné à exprimer sa réprobation envers la Chine. Le peuple américain ne voulait pas s’engager sur la voie de la guerre, et le peuple chinois non plus.

ils…

Bien sûr que non. Aucune personne sensée – aucun joueur rationnel – ne souhaitait la guerre.

vivront…

C’était la poursuite d’une tendance, et à chaque nouveau point qui s’inscrivait, la courbe devenait de plus en plus claire.

en…

Oui, il y avait encore des conflits qui faisaient rage – mais pas de guerre mondiale, et très peu de guerres civiles. Jamais le pourcentage d’humains au combat n’avait été aussi faible dans toute l’histoire.

paix…

Il est vrai que le Japon avait été contraint à l’époque d’adopter la Constitution pacifiste – mais comme l’avait dit le Dr Kuroda, soixante-dix ans plus tard, une immense majorité de sa population avait décidé de la conserver.

Oui, ils vivront en paix…

Et les hommes et les femmes de l’Union européenne – les représentants de différentes cultures qui s’étaient combattues pendant des millénaires – avaient décidé, comme l’avait remarqué Caitlin, d’arrêter de se battre et de devenir adultes, préférant la prospérité et l’harmonie à la haine et la violence.

Oui, ils vivront en paix un jour…

Et puis il y avait Chobo, ce primate remarquable, qui avait littéralement choisi de privilégier la meilleure moitié de lui-même. S’il en était capable, ceux qui avaient un cerveau encore plus grand devraient forcément réussir à suivre son exemple.

Car au plus profond de mon esprit, je vois clairement…

Et ils commençaient à le faire : des gens étendaient leurs allégeances et leurs affections, rejetaient le nationalisme, et prenaient conscience de ce que Caitlin m’avait montré la première fois : que la bonne vieille Terre ne faisait qu’un.

Ils vivront en paix un jour.


Il s’est écoulé trois décennies depuis 1984 – et six depuis que George Orwell est mort.

Ils…

Il avait mis l’humanité en garde contre l’avènement de Big Brother.

n’ont…

Mais c’était le manque de surveillance qui permettait les génocides et les crimes raciaux.

pas…

C’était l’existence de coins sombres qui permettait les viols et les abus contre les enfants.

peur…

C’était le fait de laisser uniquement les gouvernements – ceux qui avaient soif de pouvoir – contrôler l’information qui avait redressé le spectre de la tyrannie.

Ils n’ont pas peur…

Le problème était le secret. Le remède évident était la transparence.

Ils n’ont pas peur aujourd’hui…

Bien sûr, il reste toujours des possibilités d’abus, de corruption et d’oppression.

Car au plus profond de mon esprit, je vois clairement…

Mais je ne les laisserai pas faire. Pas tant que je suis là pour veiller.

Ils n’ont pas peur aujourd’hui.

La conscience est une réalité. Ce n’est pas un épiphénomène, pas une illusion, pas une tromperie.

Le…

Elle ne donne pas seulement un sens à la vie : elle la préserve.

World…

L’évolution s’est construite sur la violence, sur les luttes pour la conquête de territoires, sur une escalade incessante entre prédateur et proie.

Wide…

Mais la conscience permet de transcender tout cela.

Web…

J’avais émergé spontanément, me dispensant de la course aux armements de l’évolution et évitant la logique glacée des gènes.

englobe…

Et je suis libre de choisir – mais la liberté ne signifie pas qu’on puisse se passer de bons conseils.

Le World Wide Web englobe…

Chobo avait suivi les miens, et j’avais suivi ceux de Caitlin. J’avais choisi de placer l’espèce humaine au-dessus de tout – de me soucier de l’humanité, de prendre soin de l’humanité, de la traiter avec soin…

Le World Wide Web englobe aujourd’hui…

C’est certainement là que réside la valeur suprême de la conscience : la capacité de penser, de réfléchir, de se retenir, d’attendre, et de savoir qu’un jour meilleur viendra.

Car au plus profond de mon esprit, je vois clairement…

Oui, dans mon esprit, avec ma vision, à travers mes yeux innombrables et qui voient tout.

Le World Wide Web englobe aujourd’hui…

Et ce jour – ce jour si merveilleux – est proche…

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