23.

Barbara appelait la pièce où elle travaillait à l’étage son « bureau », mais Malcolm Decter appelait la sienne – située au rez-de-chaussée – sa « tanière », le même terme que son père utilisait autrefois dans leur maison de Philadelphie. Ce matin, il avait repoussé son départ pour le PI et attendu que sa femme et sa fille soient parties au lycée – après quoi Barbara devait aller faire quelques courses bien nécessaires pour regarnir le garde-manger… Mais il n’était pas seul dans sa tanière. Schrödinger était installé sur le canapé de cuir noir, étiré dans la position que Malcolm appelait « une configuration de supercorde ». Sur le mur au-dessus du canapé était accroché un petit tableau où l’on pouvait lire une citation du Commandant Kirk en Helvetica 42 :


Le génie ne fonctionne pas comme une chaîne de montage. Einstein, Kazanga ou Sitar de Vulcain ont-ils produit de nouvelles théories révolutionnaires selon un programme régulier ? On ne peut pas simplement dire : « Aujourd’hui, je vais être génial »


Au-dessous, avec un gros marqueur rouge, Barbara avait ajouté : « Oh, mais si, mon chéri, toi, tu peux ! » Et Malcolm avait fermement l’intention d’être génial un peu plus tard dans la journée. Mais pour l’instant, il avait une chose à faire sans aucun rapport avec les variables d’Ashtekar, l’état de Kodama ou les modèles de mousse de spin.

De fait, il était un vrai geek, et il le savait bien. Ça n’était pas pour lui déplaire, et quand ils avaient commencé à sortir ensemble, Barbara et lui, il avait été ravi de voir qu’elle portait un badge où l’on pouvait lire « J’[cœur] les geeks ».

C’était le geek en lui qui avait été tant perturbé quand, trente ans plus tôt, dans un numéro de Superman, la colossale clef en or devant la Forteresse de solitude de l’Homme d’acier avait été dessinée avec une forme qui ne correspondait pas à la serrure géante de la porte. Ce genre d’anomalie spatiale lui sautait immédiatement aux yeux.

Il avait soigneusement dessiné différentes formes qui auraient pu convenir, et esquissé une série de transformations permettant d’adapter la clef. Il avait envoyé le tout à DC Comics, à New York, et avait eu en retour une lettre standard indiquant que l’éditeur n’acceptait pas actuellement les contributions spontanées. Il en avait été profondément vexé – il ne cherchait pas du travail, il avait simplement voulu qu’ils rectifient la géométrie dans les numéros suivants. Ce n’était qu’une des nombreuses fois où il n’avait pas réussi à communiquer correctement avec les neurotypiques.

Les neurotypiques. Il aimait bien ce terme, très en vogue chez les autistes activistes. En fait, Malcolm avait remarqué de nombreux parallèles entre la façon dont les militants de la communauté autiste parlaient d’eux-mêmes et la rhétorique employée par les activistes non voyants. Aucun des deux groupes n’appréciait que la majorité se qualifie de normale, car cela impliquait qu’eux-mêmes étaient anormaux. L’opération que Kuroda avait pratiquée en septembre dernier n’avait pas été leur première tentative pour redonner la vue à Caitlin, et il savait que sa fille avait dû essuyer des critiques de la part de certains élèves de l’Institut texan pour malvoyants. Tenter de guérir les gens de la cécité laissait entendre qu’il s’agissait d’une anomalie, alors que les militants étaient convaincus que ce n’en était pas une. Non, disaient-ils, la volonté de remédier à la cécité (ou à l’autisme !) ne venait pas de ceux qui possédaient cette caractéristique, mais plutôt de leur entourage. Les voyants se sentaient mal à l’aise en compagnie des aveugles, et quant aux neurotypiques – il l’avait assez souvent entendu dire –, les autistes leur donnaient la chair de poule.

Sur le plan intellectuel, Malcolm comprenait très bien que Barbara et Caitlin souffrent du peu d’affection qu’il leur manifestait, et du fait qu’il leur dise si rarement qu’il les aimait. Mais il avait fait de tels progrès ! Si seulement elles savaient ! Il n’avait prononcé ses premières phrases qu’à l’âge de quatre ans, et n’avait jamais regardé les gens (ils étaient si peu intéressants, totalement dépourvus d’angles dans leur construction). Mais maintenant, il parvenait à croiser brièvement le regard de sa femme et de sa fille quand c’était nécessaire. Il savait qu’il ne pourrait jamais éprouver les mêmes sentiments que les neurotypiques, mais il avait quand même appris, du moins dans une certaine mesure, à imiter leur comportement.

Il traversa le couloir pour se rendre dans la petite buanderie, où il versa dans une assiette un peu de nourriture pour Schrödinger, lequel fit aussitôt son apparition. Pendant que le chat mangeait, Malcolm fut pris d’une envie soudaine de le caresser. Il s’accroupit – ce qui, étant donné sa taille, nécessitait un certain effort – et passa la main sur sa fourrure, juste entre les épaules. Schrödinger leva les yeux vers lui avec une expression qui aurait pu signifier – si Malcolm avait été capable de décrypter ce genre de choses – Je croyais qu’on s’était bien mis d’accord…

Malcolm se souvint des commentaires de Kuroda sur la théorie de l’esprit. Tout ce qu’il avait dit était sans nul doute vrai pour les neurotypiques, mais lui n’en était pas un. De fait, nombreux étaient les autistes – surtout quand ils étaient enfants – qui ne parvenaient pas à développer la théorie de l’esprit, et qui avaient des difficultés particulières pour les tâches nécessitant de comprendre le point de vue ou les émotions des autres.

Cela avait été son cas – et ça l’était toujours, à un degré significatif. Il devait affronter ce problème tous les jours. Pour lui, le fait que les autres possèdent un esprit était un point philosophique et non une évidence intuitive. L’application du rasoir d’Occam conduisait à préférer la théorie la plus simple, qui était manifestement que des créatures qui lui ressemblaient extérieurement devaient également lui ressembler intérieurement.

D’un autre côté, Webmind était peut-être raisonnablement enclin au solipsisme, et croyait être le seul à exister. Après tout, il n’y avait aucun autre esprit comme le sien, et donc aucune raison pour lui de croire que ces autres qu’il ne pouvait percevoir qu’indirectement puissent être comme lui.

Malcolm se redressa, mais il ne retourna pas tout de suite dans sa tanière. Il ne disposait pas de programme de messagerie instantanée sur son ordinateur. Il décida de monter à l’étage et entra dans la chambre de sa fille. Les murs bleu foncé étaient encore nus. Il lui offrirait peut-être un poster pour en décorer un. La librairie de l’université de Waterloo proposait un agrandissement de la célèbre photo de Karsh montrant Einstein en train de tirer la langue. Il l’aimait bien, et donc, par déduction logique, il pensait que Caitlin l’aimerait aussi.

Il était toujours triste lorsqu’il faisait de la peine à Caitlin ou à Barbara en ne comprenant pas ou en ne réagissant pas à leurs besoins affectifs. Mais dans ce cas précis, il pensait tenir le bon bout : dans un sens très réel, sa fille aimait Webmind. Malcolm n’en éprouvait aucune jalousie – mais il était très important pour lui que Webmind ne fasse pas de mal à Caitlin sur le plan émotionnel, et pour éviter cela, Webmind allait devoir apprendre également à simuler le comportement humain.

L’ordinateur de Caitlin était éteint, et il n’avait jamais eu l’occasion de l’allumer. Mais il finit par trouver le bon bouton et attendit que Windows démarre.

Il aurait aimé mieux connaître sa fille. Barbara avait travaillé comme bénévole à l’Institut texan, et avait donc passé la plus grande partie de ses journées, jusqu’à encore très récemment, avec Caitlin – mais il avait toujours été trop absorbé par son travail. C’était incroyable… Elle avait seize ans, maintenant. Elle n’allait pas tarder à aller à l’université.

Caitlin avait paramétré Windows pour que son programme de messagerie se lance au démarrage. Il cliqua sur la petite icône dans la barre de tâches, et la fenêtre de conversation apparut. Dans la liste d’amis actuellement en ligne, il y avait Webmind, naturellement. Malcolm cliqua sur le nom et tapa Hello.

N’obtenant pas de réponse, il réessaya : Tu es là ?

Toujours rien.

C’est alors qu’il comprit quel était, peut-être, le problème, et il en fut très satisfait, même s’il était parvenu à la déduction par un raisonnement logique et non par empathie. Webmind voyait le monde à travers l’œil de sa fille. Il savait forcément qu’elle était en ce moment au lycée. Il craignait donc d’avoir été repéré par un intrus.

Il écrivit donc : Je suis Malcolm G. Decter.

La réponse fut instantanée : Salutations, professeur Decter.

Malcolm sourit. Webmind avait été très attentif quand Caitlin et lui avaient regardé WarGames.

Caitlin pense que tu possèdes des émotions, écrivit-il, mais je considère que c’est sans doute impossible, car il te manque le parcours de révolution qui a abouti à en doter les humains.

Webmind répondit aussitôt : Vous pensez qu’elle pense que je pense que vous pensez qu’elle pense que vous ne pensez pas que je possède des émotions.

Malcolm sourit encore, et se demanda quels algorithmes pourraient bien simuler le sens de l’humour…

Exactement. Cependant, que tu possèdes ou non des émotions, il est possible de t’inculquer des réactions qui permettront aux

Il avait commencé à taper « neurotypiques », mais il effaça et reprit :gens de se sentir à l’aise dans leurs interactions avec toi.

Ah, vraiment, dit Webmind. Expliquez-moi ça.

Et Malcolm entreprit donc de le lui expliquer.

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