La crise étant apparemment résolue, le Dr Kuroda avait pris congé et était retourné se coucher. Caitlin et sa mère s’apprêtaient à passer un peu plus de temps avec Webmind quand on sonna à la porte. Lorsqu’ils habitaient encore au Texas, la règle avait été que Caitlin n’aille pas ouvrir sauf si elle attendait quelqu’un. Par habitude, sa mère commença à se lever, mais Caitlin lui dit en souriant :
— Je peux y aller, maintenant, tu sais.
Elle descendit l’escalier, suivi d’un Schrödinger plein de curiosité. C’était la première fois que Caitlin avait l’occasion de se servir du judas, et…
Bon sang de bois !
On aurait dit Bashira, mais son visage était déformé, comme le reflet que Caitlin avait vu d’elle-même dans le dos d’une cuiller.
— Bash ? demanda-t-elle en hésitant.
— C’est moi, répondit une voix étouffée. Caitlin ouvrit la porte, et…
Ah, quel soulagement ! Bashira avait l’air parfaitement normale. Aujourd’hui, elle portait un foulard bleu, et tenait à la main une boîte multicolore.
— Bon anniversaire, ma chérie ! dit-elle joyeusement.
— Ah, mon Dieu ! fit Caitlin.
Elle tendit la main pour prendre le paquet, et comprit pour la première fois ce que signifiait l’expression « plus lourd qu’il n’y paraît » : il pesait une tonne.
— Entre, dit-elle, entre.
Bashira franchit le seuil et entreprit aussitôt de retirer ses chaussures – une coutume canadienne, comme Caitlin avait fini par le découvrir, à sa grande honte : elle était entrée plusieurs fois chez les gens sans retirer les siennes, jusqu’à ce que quelqu’un lui explique gentiment.
La mère de Caitlin apparut en haut des marches.
— Hello, Bashira.
— Bonjour, docteur Decter. J’espère que je ne vous dérange pas. J’ai apporté un cadeau pour Caitlin.
Celle-ci était partagée. Elle interrogea sa mère du regard, en se demandant ce qu’elles devaient faire de Webmind. Mais sa mère dit :
— C’est très bien, Bashira. Caitlin, ne t’inquiète pas, je… hem, je vais m’occuper des affaires là-haut.
Caitlin sourit :
— O.K.
Elle aurait pu emmener Bashira dans le salon, mais sa mère risquerait de les y entendre. Elles descendirent donc au sous-sol, qui n’était pas un endroit des plus accueillants – un sol en ciment, des murs nus dont on voyait l’isolation, un vieux poste de télé, deux tables pliantes et deux fauteuils à roulettes très confortables que son père avait – ahem – empruntés au Perimeter Institute. C’est là que Kuroda travaillait quand il avait séjourné chez eux.
Caitlin posa son cadeau sur l’une des tables.
— Vas-y, dit Bashira, ouvre-le.
Elle s’exécuta. Il lui fallut plusieurs secondes avant de comprendre ce qu’elle voyait : un coffret de la collection complète des Harry Potter.
— Ce sont les meilleurs livres qu’on ait jamais vus, déclara Bashira. Tu m’as dit que tu ne les avais pas lus, et maintenant que tu apprends à lire des livres normaux, c’est ce qu’il y a de mieux pour commencer. Et note bien, c’est l’édition canadienne !
Caitlin serra son amie dans ses bras.
— Merci ! Mais… mais ça a dû te coûter une fortune.
— Allons, fit Bashira en s’asseyant dans l’un des fauteuils, tes parents m’ont payée pour te servir de guide au lycée quand tu ne pouvais pas voir. Et je suis sûre que ta maman sera contente de savoir que je fais marcher l’économie.
Caitlin s’assit en face d’elle. Il lui fallait encore s’habituer à l’apparence de Bashira. Elle se rendait bien compte que c’était drôle : elle la regardait comme si c’était Bash qui avait changé.
— Alors, dit-elle, ton père est au PI aujourd’hui, lui aussi ?
— Tu parles, dit Bashira. Pour rien au monde il ne manquerait une occasion de passer un moment avec le professeur Hawking.
— Tu l’as déjà vu ?
— Oh, oui. (Bashira imita sa voix mécanique.) Même-les-gens-qui-croient-à-la-prédestination-regardent-de-chaque-côté-avant-de-traverser-la-rue.
— C’est cool ! dit Caitlin. J’adorerais le rencontrer.
— Eh bien, il est ici pour un mois. Je suis sûre que tu en auras l’occasion. Et c’est vrai, ma chérie, je trouve que « Caitlin Hawking » sonnerait très bien.
— Ha ha… fit Caitlin. Il fait pratiquement partie de la royauté britannique. Il n’a sans doute pas le droit de se marier en dehors de l’Église anglicane.
Bash sourit.
— Oui, sans doute. Tu sais, pour nous, tous les chrétiens se ressemblent.
— Mais je ne suis pas chrétienne, dit Caitlin.
— Tu… tu ne l’es pas ? Qu’est-ce que tu es, alors ?
— Rien du tout, en fait.
— Bon, mais tes parents ?
— Ma mère fait partie de l’Église protestante unitarienne, et mon père est juif.
Bashira haussa les sourcils.
— Il est juif ?
Caitlin avait déjà entendu ce ton de voix qui signifiait : Tu es juive ? Bon, je n’ai rien contre, bien sûr, mais…
— En fait, il n’est pas pratiquant, et nous ne mangeons pas casher.
— Mais tu es juive, alors ?
— Selon la loi judaïque, on l’est par sa mère, mais enfin… oui, Decter est un nom juif.
— Ah… Je ne sais pas, je t’ai toujours trouvé un air, heu, polonais ou quelque chose comme ça. Je pensais que ton nom était le raccourci de quelque chose de plus long.
— Eh bien, avant, c’était Decteropithèque, mais on l’a fait changer il y a cinq millions d’années, à peu près.
Caitlin avait espéré la faire rire, mais Bashira reprit très sérieusement :
— Et ta mère est unitarienne ?
— Oui.
— Et, heu… ça veut dire quoi ? Caitlin haussa les épaules.
— Pour être tout à fait honnête, je n’en sais trop rien. Elle n’en parle pas beaucoup. Mais je sais que c’est assez répandu chez les universitaires et les intellectuels.
— Et toi, tu m’as dit que tu étais « rien du tout ». Tu ne crois donc pas en Dieu ?
Caitlin s’agita dans son fauteuil.
— Heu, non, pas trop…
— Je ne sais pas comment tu peux ne pas croire en lui, dit Bash. Moi, je le vois partout autour de moi, dans des milliers de détails chaque jour.
Caitlin réfléchit un instant à cette remarque. Elle voyait dans les maths certaines choses que les autres ne voyaient pas – des choses qui étaient tellement limpides pour elle, mais qui échappaient totalement à ses camarades. Est-ce que Dieu pouvait être quelque chose d’analogue ? Bashira était-elle vraiment capable de détecter des choses pour lesquelles Caitlin n’était tout simplement pas câblée ? Ah, bon sang, pendant la plus grande partie de sa vie, elle n’avait pas été câblée pour voir quoi que ce soit – mais elle n’avait eu aucun mal à accepter le fait que les autres voyaient. Elle n’avait jamais imaginé un instant que ce fût une vaste escroquerie, un mensonge ou une illusion. Elle n’avait jamais eu l’idée de demander à Stacy : « Ah, ouais, bien sûr, tu vois la Lune. Et les singes qui sortent de mes fesses, tu les vois, eux ? »
Mais elle savait au plus profond d’elle-même que Bashira se trompait. Et pourtant, Bash était intelligente, et ses parents aussi.
— Ton père croit en Dieu, lui aussi ? demanda-t-elle.
— Oui, bien sûr. Il prie cinq fois par jour en se tournant vers La Mecque.
Caitlin avait encore du mal à former des images mentales, mais l’idée du Dr Hameed procédant à cet exercice au Perimeter Institute lui sembla vraiment saugrenue…
— En fait… dit Bashira.
— Oui ?
Bashira hésita un instant.
— En fait, dit-elle, nous avons eu une bonne raison de quitter le Pakistan. Mon père travaillait pour le gouvernement, là-bas.
— Un physicien fonctionnaire ? dit Caitlin. Tu veux dire qu’il enseignait dans une université d’État ?
— Non, dit doucement Bashira. Pour le gouvernement. Les militaires. Il travaillait sur les armes atomiques.
Ce fut au tour de Caitlin de baisser la voix.
— Oh… fit-elle.
— Et il ne pouvait tout simplement pas continuer comme ça. Le Coran dit : « Combats au nom de Dieu ceux qui te combattent, mais ne transgresse pas les limites. Dieu n’aime pas ceux qui transgressent les limites. »
Caitlin réfléchit un instant.
— Je me suis souvent dit que si les gens qui ont un QI élevé cessaient de faire ce que leur demandent ceux qui ont un QI faible, le monde serait en bien meilleur état. L’armement nucléaire, les armes chimiques, le Zyklon B… (Une pause, puis elle ajouta :) Si Dieu existait vraiment, ça se saurait. Mais regarde l’Holocauste, par exemple…
Bashira eut une expression comme Caitlin n’en avait encore jamais vu. C’était sans doute celle d’une personne s’apprêtant à traverser un champ de mines.
— Mais, Cait, Dieu ne peut pas intervenir dans les affaires humaines. S’il le faisait, c’en serait fini du libre arbitre, tu comprends ?
— Il y a des fois, dit doucement Caitlin, où le libre arbitre n’est pas ce qu’il y a de plus important.
Bashira fronça les sourcils, mais ne dit rien.
Caitlin retira ses lunettes. Elle trouvait parfois plus facile de réfléchir quand tout était brouillé, sans une masse de détails visuels pour la distraire.
— Et puis, ajouta-t-elle, même en mettant de côté le libre arbitre, que dis-tu des désastres naturels ? Les tremblements de terre et les cyclones ? Ou cette épidémie de grippe aviaire en Chine ? Ce ne sont pas les hommes qui sont responsables, là. C’est Dieu – ou s’il n’en est pas responsable directement, si le Dieu dont tu parles existe vraiment, il pourrait les empêcher, tu ne crois pas ? Mais non, il ne fait rien. Alors… alors… heu, est-ce qu’on lit Mark Twain, au Canada ?
— Non, pas beaucoup. Mais il y a un vieil humoriste canadien, Stephen Leacock. On l’étudié en cours d’anglais à la place.
Certes, Caitlin avait encore une expérience limitée, mais elle avait découvert que, quand on lui parlait de « l’équivalent canadien de …» suivi du nom d’un auteur américain, elle avait de fortes chances d’être déçue.
— Bon, en tout cas, Twain a dit : « S’il y a un Dieu, c’est une brute malfaisante. » Ces trucs qui se sont passés en Chine, ou à la Nouvelle-Orléans, ou à Mexico, ou… (Et là, elle sentit les muscles de son visage bouger, et elle se dit qu’elle devait avoir la même expression que Bashira tout à l’heure, au milieu du champ de mines)… ou au Pakistan…
Bashira sembla sur le point de protester une nouvelle fois, mais Caitlin décida de conclure son argumentation.
— Non, si Dieu existait vraiment, nous le saurions : le monde serait bien plus agréable à vivre.
Mais elle s’arrêta là, et respira profondément. Elle se rendait compte qu’il était temps de passer à un sujet moins… explosif. En montrant le cadeau que Bashira lui avait offert, elle dit :
— Alors, hem, en parlant de bouquins, qu’est-ce que tu penses de celui qu’on a commencé en classe d’anglais ?
— Je le trouve pas mal.
Caitlin hocha la tête et remit ses lunettes. Elles étaient beaucoup plus légères que les lunettes de soleil qu’elle avait portées quand elle était aveugle. Cet été, elle avait lu la version électronique de tous les livres au programme de l’année. En ce moment, la classe étudiait le thème des contre-utopies : 1984 d’Orwell serait suivi de La Servante écarlate de Margaret Atwood. Mme Z. avait consacré tout le cours d’hier à établir des parallèles entre le monde qu’Orwell avait décrit et le monde actuel, comparant Big Brother à notre « société de surveillance », ainsi qu’elle ne cessait de l’appeler.
— J’ai trouvé l’argument de Mme Z. assez convaincant, poursuivit Bashira en faisant pivoter légèrement son fauteuil. Tout le monde est surveillé tout le temps, chaque détail est conservé. Des webcams, des caméras de sécurité, les appels téléphoniques enregistrés, les portables équipés d’un GPS, tout ça… (Elle se tourna vers Caitlin.) Tu savais que Gmail conserve la trace de tous tes messages effacés ?
Caitlin fit signe que non, mais elle n’était pas plus étonnée que ça. Le stockage ne coûte pratiquement rien. Bashira poursuivit :
— Elle a peut-être raison. Le Web pourrait être Big Brother incarné.
— Mme Zehetoffer est vieille, dit Caitlin.
— C’est vrai, fit Bashira, elle doit bien avoir quarante ans, mais je crois quand même qu’elle n’a pas tort. Moi, je ne veux pas qu’on enregistre et qu’on suive mes moindres faits et gestes.
— Je ne sais pas, dit Caitlin. Quand j’étais aveugle, je trouvais ça plutôt rassurant qu’il y ait des caméras de sécurité partout dans les lieux publics. Tu comprends, c’était un peu comme de la magie, pour moi : je ne savais absolument pas ce qu’était la vision, mais ça me détendait de savoir qu’on veillait sur moi.
— Oui, mais tu es – tu étais – un cas à part. Et Mme Zehetoffer pense que nous sommes tout près d’avoir un Big Brother, à supposer qu’il ne soit pas déjà là…
— Et alors ? fit Caitlin.
Elle fut étonnée du sarcasme qu’elle avait mis dans sa question.
— Hé, Caitlin… Zen !
— Je dis ce que je pense, c’est tout, répliqua sèchement Caitlin.
— Mais ça n’est qu’un livre, ma chérie.
En fait, c’était bien plus que ça, songea Caitlin. 1984 n’était pas qu’un simple roman. C’était ce que Richard Dawkins appelait un mème – ou une série de mèmes : des idées capables de se déployer et de survivre comme des gènes, par le biais de la reproduction et de la sélection naturelle. Et le mème d’Orwell consistait à dire que la surveillance était un mal qui aboutissait inévitablement au totalitarisme, en envahissant la sphère privée et en restreignant les comportements normaux. Une corruption fondamentale. Cette idée avait dominé et éclipsé tous les autres points de vue possibles sur la question. Il était impossible d’en discuter sans que les gens ressortent aussitôt Big Brother, assurés qu’ils étaient de l’emporter par la simple évocation du spectre du monde d’Orwell.
— Big Brother est victime d’une calomnie, dit Caitlin.
— Quoi ?
— Tu sais, je n’ai pas de grand frère, mais mon amie Stacy en a un. Et il veille toujours bien sur elle. À la base, il n’y a rien de mal à ce que quelqu’un sache tout sur toi, quelqu’un qui peut s’assurer que tu n’es pas en danger.
— Mais si ce quelqu’un est corrompu…
— Il n’y a aucune raison qu’il le soit, dit Caitlin.
Bashira la regarda un instant. Caitlin imaginait bien que les gens l’avaient toujours regardée comme ça en réfléchissant à ce qu’ils allaient dire, mais c’était assez déconcertant. Elle détourna les yeux, et comprit à cet instant ce que son père devait ressentir tout le temps.
— Le pouvoir corrompt, dit doucement Bashira, et le pouvoir absolu corrompt absolument.
— Ça ne se passe pas forcément comme ça, insista Caitlin.
— Bien sûr que si. Les être humains sont imparfaits et sujets à la corruption. La seule chose qui ne soit pas imparfaite, c’est le divin, et tu l’as dit toi-même, mon adorable amie infidèle : le divin, tu n’y crois pas.