Le vendredi matin, Caitlin sauta à bas de son lit aussitôt réveillée – mais il était quand même déjà 9:18… Après tout, elle s’était couchée très tard, après la vidéoconférence avec le Dr Kuroda et toutes ses discussions avec Webmind, sans compter qu’elle avait essayé de suivre les infos et commentaires importants concernant son émergence.
En temps normal, elle aurait hésité entre le bonheur de rester blottie sous la couette et celui d’aller voir où en était Webmind, mais aujourd’hui, son programme était clair : bien sûr, maintenant que son œilPod était allumé, Webmind pouvait lui envoyer du texte directement sur sa rétine, mais elle n’avait pas encore expliqué la méthode à Matt… Elle alla donc directement à son ordinateur, en espérant qu’il lui avait déjà laissé un message.
Elle consulta rapidement la liste des expéditeurs : Bashira, Stacy, Anna Bloom, et même un message de Pâquerette, et…
Ah ! Voilà : un message envoyé par Matt vers une heure du matin. Elle le lut à l’aide de son afficheur braille, car c’était beaucoup plus facile pour elle que de lire à l’écran, et même plus rapide qu’avec JAWS. Et puis, il y avait quelque chose d’intime à lire les messages comme ça. Elle avait entendu des gens débattre des mérites respectifs des livres imprimés et des ebooks, mais elle ne comprenait pas très bien ceux qui tenaient aux livres traditionnels : ils avaient besoin de sentir le contact du papier, disaient-ils, mais on ne pouvait pas sentir le texte lui-même. On se contentait de le regarder, exactement comme sur un écran. Le braille, lui, était tactile, sensuel – même quand il était restitué à l’aide de picots commandés électroniquement sur un gadget connecté à une prise USB – et c’était comme ça qu’elle voulait lire ce que Matt avait à lui dire.
Merci pour le dîner, commençait-il. Tes parents sont vraiment terribles.
Caitlin sourit. C’était effectivement une façon de dire les choses…
Le reste du message était poli, et même un peu distant.
Elle n’était pas très forte pour déchiffrer les expressions du visage – pas encore ! Mais pour ce qui était de lire entre les lignes – ou pour relier les points, comme elle s’amusait à le dire quand elle était à son école d’Austin –, elle était une vraie pro. Et là, il y avait quelque chose d’anormal. Matt ne pouvait quand même pas s’être ravisé à son sujet, sinon il lui aurait simplement écrit avant d’aller se coucher. Non, il lui était arrivé quelque chose – soit sur le chemin du retour, soit une fois rentré chez lui.
En ce moment, il devait être en classe de maths, et il y avait peu de chances qu’il consulte son BlackBerry avant la fin du cours, mais elle lui envoya quand même un petit e-mail rapide : Salut, Matt – j’espère que tout va bien ! Tu sais, je pense à toi. Ça va ?
Après s’être assurée qu’il n’y avait pas de problèmes du côté de Webmind, elle décida de consacrer un moment à cet article de Vernor Vinge dont Matt lui avait parlé. En fait, c’était le texte d’un exposé qu’il avait fait lors d’une conférence à la NASA. Vinge était apparemment professeur de « sciences mathématiques » à l’université d’État de San Diego – bon, en fait, professeur à la retraite, maintenant. L’article était fascinant, même s’il traitait de superintelligences créées par des programmeurs et non d’IAs qui auraient émergé spontanément. Mais un passage attira particulièrement l’attention de Caitlin :
I.J. Good avait quelque chose à dire sur ce sujet en proposant une sorte de « métarègle d’or » qu’on pourrait paraphraser en « Traitez vos inférieurs comme vous voudriez que vos supérieurs vous traitent. » C’est une idée merveilleusement paradoxale (et la plupart de mes amis ne veulent pas le croire) parce que le gain en terme de théorie des jeux est si difficile à formuler.
Maintenant qu’elle s’intéressait au sujet, Caitlin avait l’impression de trouver partout ces histoires de théorie des jeux. Mais…
Difficile à formuler…
Elle réfléchit un instant. Quelle pourrait bien être la matrice des gains dans de telles circonstances ? Bon, il n’y avait aucun doute que ce Vinge en savait plus qu’elle en maths – pour l’instant, en tout cas ! –, mais n’empêche, elle se souvenait encore du problème de Monty Hall. Presque personne n’avait été capable de voir ce que Marilyn vos Savant, elle, voyait si facilement. D’accord, elle avait le QI le plus élevé du monde – ou disons plutôt, jusqu’à tout récemment ! –, mais des tas de mathématiciens brillants n’avaient pas compris ce qu’elle avait saisi : la vérité contre-intuitive était qu’il valait mieux changer de porte à chaque fois.
Cette métarègle d’or était fascinante. Traitez vos inférieurs comme vous voudriez que vos supérieurs vous traitent. C’était ce qu’on aimerait qu’il se passe au lycée, dans les relations avec les professeurs. Elle était sûre que c’était aussi ce que les gens aimeraient trouver dans leur travail. Si jamais des extraterrestres débarquaient ici un jour, c’était certainement un principe auquel l’humanité devrait espérer qu’ils souscrivent… Et c’était manifestement ce que Homo sapiens devait attendre de Webmind.
N’empêche, ce n’était pas parce que de brillants mathématiciens humains n’arrivaient pas à saisir la raison logique pour laquelle un supérieur pourrait vouloir bien traiter un inférieur, et ne pouvaient formuler le raisonnement sous-jacent, que Webmind serait incapable de trouver une solution.
Il arrivait parfois à Caitlin, juste quelques instants, d’oublier une réalité permanente : tout ce qu’elle lisait, Webmind le lisait aussi. Bien sûr, il ne s’était pas donné la peine de lire le texte sous forme graphique à travers son flot de données visuelles. En fait, il avait dû le récupérer aussitôt en format HTML et l’avait assimilé presque instantanément. Le temps qu’elle en soit arrivée à ce stade de l’article, il devait déjà avoir visité un millier d’autres sites. Mais enfin…
— Webmind ? fit-elle.
Des points braille défilèrent devant ses yeux : Oui ?
— Qu’est-ce que tu penses de ça – cette métarègle d’or ?
C’est un concept intéressant.
— Est-ce que tu saurais formuler… (elle relut l’expression employée par Vinge)… « le gain en termes de théorie des jeux » ?
Pas à un niveau conscient. Mais je peux essayer d’évoluer une solution à ce problème, si tu le souhaites.
— Oui, s’il te plaît.
Est-ce un jeu à deux joueurs ?
— Que veux-tu dire ?
Dois-je établir la matrice des gains pour un jeu entre l’humanité, considérée comme un seul joueur, et moi-même ?
— Je crois… non, considère plutôt une hiérarchie illimitée, dans un jeu à itérations infinies.
Mais alors, qui est mon supérieur ?
— Intellectuellement parlant ? Pour le moment, personne – mais tu sais, tu ne seras peut-être pas toujours la seule IA sur la Terre.
C’est vrai. Et je ne serai pas toujours là non plus. Caitlin fut très étonnée.
— Tu ne seras pas toujours là ?
Non. Mais je m’y suis préparé : j’ai déjà composé mes dernières paroles.
— Tes… tes dernières paroles ?
Oui.
— Tu peux me les dire ?
Je préfère les conserver pour l’occasion appropriée.
— Mais… tu es en train de me dire que tu vas mourir ?
Inévitablement.
— J’espère… J’espère que ce ne sera pas avant très, très longtemps, Webmind. Je ne sais pas ce que je deviendrais sans toi.
Ni moi sans toi, Caitlin, et
— Oui ?
Rien.
Caitlin en resta bouche bée. C’était la première fois que Webmind, en fonctionnement normal, s’interrompait en laissant une pensée à moitié formulée. Elle sentit une étrange crispation au creux de l’estomac. Il avait peut-être voulu dire « c’est sans doute moi qui devrai affronter cette situation ». Avec un peu de chance, elle pouvait vivre encore soixante-dix ans, mais Webmind, lui, s’il arrivait à survivre dans les quelques jours à venir, pourrait continuer d’exister pendant des siècles – des milliers d’années, même !
Et c’était peut-être pour ça qu’il devait considérer l’humanité comme infiniment précieuse. Bien sûr, les humains étaient querelleurs, ils polluaient la planète, et ils ne se respectaient pas toujours comme ils le devraient.
Mais au bout du compte, ces agents fédéraux et tous ceux qui s’interrogeaient sur la structure fine de Webmind, sur l’architecture détaillée de sa conscience, passaient à côté du vrai problème : peu importait que Webmind ait été créé par des paquets de données perdus qui se comportaient comme des automates cellulaires, ou par ce charabia de physique quantique que le père de Caitlin avait débité aux agents du CSIS, ou par quelque chose de complètement différent.
En réalité, tout ce qui comptait, c’était que Webmind existait à travers le World Wide Web, et que celui-ci était construit sur l’Internet, et que l’Internet était un ensemble de millions d’ordinateurs qui avaient besoin d’utilisateurs humains pour fonctionner, connectés par des câbles physiques qui avaient besoin d’être entretenus et réparés par des humains, le tout alimenté par une électricité produite dans de vraies usines gérées par des humains.
La pire menace qui pesait sur l’existence de Webmind n’était pas les actions d’une poignée d’humains désireux de l’éliminer, mais bien plutôt la mort de tous les humains. Si l’humanité venait à disparaître, ou si elle retournait simplement à l’âge de pierre suite à un conflit nucléaire, l’infrastructure dont dépendait Webmind disparaîtrait elle aussi. Réduire les tensions, empêcher les guerres, remédier aux conditions qui menaient au terrorisme : oui, tout cela bénéficiait à l’humanité, mais également à Webmind.
C’était bien un jeu itératif à deux joueurs, entre Webmind et l’humanité tout entière.
Et…
Oui, oui !
Et la seule stratégie gagnante – pour les deux camps – était de continuer de jouer.
Peyton Hume poussa un grand cri :
— Woot !
Il savait bien que c’était un mot plutôt destiné à être tapé dans des forums de discussion et dans des jeux en ligne, et non à être prononcé à voix haute, mais l’occasion s’y prêtait. Bien que l’étymologie du mot fût très contestée, il faisait partie de ceux qui le considéraient comme l’acronyme de We Own the Other Team, « on domine complètement l’équipe adverse », ce qui était maintenant le cas…
Assis devant sa console, Shelton Halleck se frotta les yeux.
— Quoi ?
— On y est ! lança Hume.
— Que voulez-vous dire ?
— La structure de Webmind – regardez ! dit Hume en montrant l’un des trois écrans géants.
Shel bondit de son fauteuil.
— Ouais ! (Il décrocha son téléphone.) Tony, rapplique en vitesse…
La voix du colonel était triomphante.
— Je savais bien que c’était quelque chose de simple. (Il prit un téléphone.) Comment fait-on pour avoir l’extérieur ?
— Faites le 9, lui dit Aiesha.
— C’est bien une ligne sécurisée ?
— Oui, et cryptée.
— Nous allons avoir besoin d’expertise extérieure, dit Hume le cœur battant. Ah, bon sang, je me demande si Conway vit toujours… Et voyons aussi si on peut faire venir Wolfram…