13.

— Mais qu’est-ce qui s’est passé, bon Dieu ? s’exclama Tony Moretti.

Il était de nouveau dans la salle de contrôle de WATCH, en compagnie de Peyton Hume qui se tenait un peu plus haut sur le sol incliné. Bien que plus petit que Tony, il pouvait maintenant le regarder dans les yeux.

Shel Halleck était retourné à son poste de travail.

— Je n’en suis pas sûr, dit-il. Il y a eu une brusque augmentation du trafic associé à l’IA, et tout à coup, elle s’est complètement figée. Et c’est alors que Caitlin Decter – ou quelqu’un chez elle – s’est mise à transmettre toute une série de messages lui disant qu’il fallait qu’elle « coupe les connexions ».

— Pour quelle raison ? demanda Tony.

— Je n’en suis pas sûr, répéta Shel.

— Tu me fatigues, à dire toujours ça, fit Tony sèchement.

En fait, il était fatigué tout court…

— Il semble qu’il y ait des limites à ses capacités de traitement, suggéra Peyton Hume. Ce qui peut donner quelques idées sur la façon dont elle est constituée – et en éliminer d’autres. En fait…

— Oui ? fit Tony.

— Eh bien, dit le colonel, vous vous souvenez de ce que les Chinois ont fait le mois dernier ? Je ne parle pas du massacre, mais de la façon dont ils ont empêché les informations de sortir du pays. Ils ont coupé pratiquement toutes les communications avec le monde extérieur pendant plusieurs jours, y compris l’Internet. Ce n’est peut-être pas une coïncidence que cette coupure, puis la réintégration d’une aussi grande partie de l’Internet, ait précédé l’émergence de cette entité. On pourrait imaginer qu’il y a une masse critique de composants nécessaire pour lui permettre de se maintenir – et que quelques-uns au moins se trouvent en Chine.

— Très bien, fit Tony. En tout cas, c’est une piste. Shel, Aiesha, essayons de repérer où ce foutu machin peut bien se planquer. Si le Président donne l’ordre de l’éradiquer, je veux être en mesure de pouvoir le faire immédiatement.


Sidérée, Shoshana regarda Chobo s’éloigner et disparaître de l’autre côté de l’îlot.

Elle avait encore très mal derrière la tête. Elle s’y passa la main, et constata qu’elle saignait toujours. Chobo était beaucoup plus musclé qu’elle, et un singe en colère ne doit pas être pris à la légère. Mais elle l’aimait beaucoup, et elle était inquiète car il ne lui avait jamais fait de mal jusqu’ici, ni à personne d’autre.

Elle avait son portable sur elle et pourrait appeler le Dr Marcuse en cas de besoin. Et si Chobo se lançait à sa poursuite, elle n’aurait qu’à plonger dans le petit canal entourant l’île : il ne savait pas nager.

Elle se mit en route, mais au lieu de traverser l’île comme l’avait fait Chobo, elle entreprit d’en faire le tour en restant près de l’eau, au cas où elle devrait s’échapper. Elle l’avait vu passer à côté du petit pavillon au sommet de la butte centrale. Il pouvait s’être installé dans l’herbe, ou avoir grimpé à l’un des palmiers – mais c’était rare qu’il le fasse.

Une dizaine de mètres plus loin, elle l’aperçut assis sur ses fesses pelées, adossé aux rouleaux de parchemin en pierre au pied de la statue du Législateur.

Chobo, lui fit-elle.

Il la regarda un instant sans rien dire, puis il détourna les yeux.

Cela voulait dire qu’elle ne pouvait pas lui parler. Elle tapa dans ses mains – après tout, il n’était pas sourd, même s’il utilisait un langage destiné aux gens qui le sont. Il tourna la tête pour voir la source de ce bruit.

Chobo, fit-elle encore. Tu vas bien ? Je peux t’aider ?

Pas de réponse.

Elle s’approcha. S’il te plaît, Chobo. Inquiète pour toi.

Il se redressa brusquement, et Shoshana se raidit. Et tout à coup, il ne fut plus qu’une masse de poils noirs en mouvement. Elle recula d’un pas, mais ce n’était pas vers elle que Chobo se précipitait. Il escalada la statue du Législateur et s’installa sur ses épaules, en couinant et en haletant au soleil.

La langue des signes était un drôle de système. Quand Shoshana l’utilisait avec le Dr Marcuse, elle entendait mentalement les mots prononcés de sa voix normale, grave et sonore. Chobo, lui, n’avait pas de voix normale. C’était encore une de ces absurdités des films de La Planète des singes – l’idée que c’était le manque d’intelligence, et non une déficience au niveau du larynx, qui empêchait les singes d’articuler. Et le poing que Chobo agitait en ce moment vers le ciel n’était pas vraiment un signe. Mais curieusement, Shoshana crut entendre la voix de Roddy McDowall, l’acteur qui jouait le rôle de César dans le film qu’elle avait vu la veille, quand il s’écrie : « Et ce jour-là est PROCHE ! »

Elle tapa de nouveau dans ses mains, mais Chobo refusa de baisser les yeux, refusa de répondre. Après avoir essayé pendant encore une minute, elle rebroussa chemin et franchit la passerelle qu’elle releva derrière elle, puis elle retourna au bungalow.

Pendant ce temps, le Dr Marcuse avait été rejoint par Dillon Fontana, qui préparait une thèse de doctorat sur l’hybridation des grands singes. Dillon était un garçon mince et blond, avec une fine barbe, et comme à son habitude, il portait un tee-shirt et un jean noirs.

— Chobo vient de tirer sur ma queue-de-cheval, leur déclara Shoshana.

Marcuse était installé dans le seul fauteuil confortable de la pièce, occupé à lire un listing. Il leva les yeux de son document et dit :

— Il fait toujours ça.

— Oui, mais il le fait doucement, pour jouer. Cette fois-ci, il l’a tirée vraiment très fort.

— Ma foi, dit Marcuse, ça ne devait pas être si fort que ça, du moins pas pour lui. S’il l’avait vraiment voulu, il aurait pu vous l’arracher du crâne.

— C’est bien ce qui a failli se passer, répliqua Shoshana en se retournant pour les inviter à regarder.

Le Dr Marcuse ne se donna même pas la peine de hisser sa masse hors du fauteuil, mais Dillon – qui ne ratait jamais une occasion d’être près d’elle – s’approcha pour examiner son cuir chevelu.

— Ouille ouille ouille ! fit-il.

— Exactement !

— Vous lui avez dit que ce n’était pas bien ? demanda Marcuse. Vous savez que vous devez le gronder immédiatement, sinon il ne fait pas le lien entre sa conduite et la punition.

— Il n’a même pas voulu me parler, dit Shoshana. Le Dr Marcuse se hissa péniblement de son fauteuil et réussit à se relever au deuxième essai.

— Allons-y, dit-il en posant son listing sur le fauteuil. Ils sortirent tous les trois et traversèrent la grande pelouse derrière le bungalow pour se rendre sur la petite île.

— Où est-il ? demanda Dillon.

Shoshana scruta les environs. Chobo n’était plus juché sur la statue du Législateur.

— Là-bas, fit Dillon en désignant l’endroit d’un signe de tête.

Chobo était accroupi au pied d’un palmier. Shoshana retira sa barrette pour défaire sa queue-de-cheval. Ils s’avancèrent lentement vers le singe.

Celui-ci avait dû repérer leur présence – le Dr Marcuse ne pouvait pas franchir la passerelle sans faire beaucoup de bruit. Il fallut cependant un moment avant que Chobo ne regarde de leur côté, et il se mit aussitôt à les charger.

Stop, fit Shoshana par signes, et « Stop ! », cria-t-elle.

Mais Chobo n’obéit pas. Tandis qu’il se rapprochait, il devint clair que c’était plus particulièrement à Dillon qu’il en voulait.

Celui-ci hésita une demi-seconde avant de tourner les talons et de s’enfuir. Il plongea dans le canal et nagea rapidement vers l’autre bord.

Maintenant que Dillon avait quitté l’île, Chobo mit fin à sa poursuite. Il se tourna un instant vers Shoshana et lui montra les dents, mais sans s’approcher d’elle.

Harl Marcuse – avec ses cent soixante et quelques kilos – avait de quoi intimider les primates de tout poil. Il regarda fixement Chobo en faisant plusieurs fois le geste pour non : l’index et le majeur frottés contre le pouce.

Chobo ne fit aucun signe en réponse, et finit par s’enfuir de l’autre côté de l’île. Plutôt que de le suivre, Marcuse entreprit de monter en ahanant la pente menant au pavillon, suivi de Shoshana. Il souleva le loquet – que Chobo n’avait aucun mal à manipuler lui-même – et poussa la porte grillagée.

À l’intérieur, sur le chevalet, était posée une nouvelle toile.

Ce n’était pas un portrait de Shoshana. Les cheveux n’étaient pas bruns mais blonds, et le bas de la tête était orné d’une petite touffe de poils. L’œil – on n’en voyait qu’un, car c’était comme toujours un profil – était marron au lieu d’être bleu.

Chobo ne s’était jamais donné la peine de peindre les vêtements de Shoshana. Elle portait en général du bleu et du vert, mais il s’était toujours contenté de peindre une tête sans corps.

Mais cette fois-ci, il avait essayé de représenter les vêtements sous forme d’un grand carré noir au-dessous de la tête.

C’était Dillon, avec un de ses tee-shirts noirs. Cédant à la curiosité, Shoshana lui avait demandé un jour s’il n’en avait qu’un. Il avait répondu qu’il en possédait six, tous identiques.

Il n’y avait pas de bras sortant du tee-shirt, mais par contre, on voyait deux lignes orange – le même orange que celui utilisé pour le visage – au bas du tableau. Chaque ligne était coudée à quarante-cinq degrés au milieu, et…

Et chaque extrémité était barbouillée de rouge, et il y avait également des taches rouges de chaque côté du carré noir.

Shoshana se tourna vers Marcuse pour voir s’il interprétait le tableau comme elle – mais on ne pouvait vraiment pas s’y tromper : Chobo avait représenté Dillon avec ses deux bras arrachés.

— Notre artiste, déclara Marcuse, est entré dans sa Période de Rage.

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