Yasunari Uchida, un chef de section du Kouanchosa-chou, l’agence de renseignements et de sécurité japonaise, releva la tête en entendant s’ouvrir la porte de son bureau. L’homme qui entra était d’une corpulence remarquable, particulièrement pour un Japonais, mais il avait un visage rond et bienveillant. Sous une veste bleu marine très classique, il portait une chemise bariolée qui sortait à moitié de son pantalon.
— C’est un plaisir de faire votre connaissance, Kuroda-san, dit Uchida. Merci d’être venu me voir.
Le gros homme répondit d’un ton posé :
— En fait, il ne m’a pas semblé que j’avais le choix en la matière.
— Je suis désolé de vous avoir fait venir ici de façon aussi précipitée.
Kuroda s’installa dans un fauteuil, qui grinça légèrement en signe de protestation.
— Je dois vous féliciter, poursuivit Uchida, pour le succès de votre opération sur cette jeune Américaine.
— Merci.
— Un véritable exploit.
— Merci.
— Et maintenant, dit Uchida, passons à la raison de votre présence ici.
— Je vous en prie.
— Votre jeune amie et vous, vous avez joué ces derniers temps avec une chose qui présente un intérêt considérable.
Sur un ton qui se voulait manifestement détaché, Kuroda répondit :
— Je ne suis pas sûr de vous comprendre.
— Allons, professeur. Son nom est Webmind. Kuroda détourna les yeux.
— C’est une découverte étonnante, reprit Uchida, cette… (Il chercha le terme, et finit par dire :) Cette entité.
— Comment l’avez-vous appris ? Uchida s’autorisa un petit sourire.
— Nos amis américains gardent un œil attentif sur beaucoup de choses.
Kuroda poussa un profond soupir.
— Oui, apparemment, fit-il.
— Il y a en ce moment de fortes tensions dans le monde, professeur. Toutes les nations civilisées se doivent de rester vigilantes. Quand aviez-vous l’intention d’informer notre gouvernement de cette découverte ?
— Je n’en connais l’existence que depuis quelques jours, Uchida-san. Je n’en étais pas encore vraiment à faire des projets.
Uchida hocha la tête.
— Une IA émergeant spontanément sur le World Wide Web. Un événement tout à fait fascinant. Et pour l’instant, elle ne parle qu’à Caitlin et vous.
— Oui, fit Kuroda, sans doute, quoique…
Il se tut, mais Uchida hocha la tête d’un air entendu.
— Ah, oui, elle a également parlé aux parents de Caitlin – Malcolm et Barbara Decter, c’est bien ça ? Je crois que le Dr Decter – je veux parler de Mme Decter – était au Japon le mois dernier, je ne me trompe pas ?
— Non, c’est exact. Elle a accompagné mademoiselle Caitlin pour son opération de la rétine.
— Ah, oui. Toujours est-il que, pour l’instant du moins, vous avez un accès spécial à… (il buta sur le mot)… à Webmind.
— Oui, fit Kuroda, j’imagine. Et j’imagine également que vous attendez quelque chose de moi, tant que je possède cet accès ?
— Il n’est pas impossible que l’émergence de Webmind soit liée à l’isolement du Web que la Chine a effectué récemment, puis à sa réunification.
Kuroda fit une grimace impressionnée.
— Je… j’ai été tellement absorbé par mes relations avec cette entité que je n’ai pas vraiment réfléchi à ses origines. Mais effectivement, cela ne semble pas déraisonnable.
— Si cette hypothèse est correcte, dit Uchida, elle est apparue à cause d’une action de la Chine.
— Oui ? Et alors ?
— Et alors, à mesure qu’elle en apprend plus sur notre monde, elle pourrait éprouver une sorte d’allégeance envers la Chine.
— C’est ma foi bien possible, répondit Kuroda.
— Nos amis américains souhaitent expurger entièrement cette entité du Web – avant qu’elle n’échappe à tout contrôle.
Kuroda se pencha en avant.
— Ils ne peuvent pas faire ça.
— Vous dites « ne peuvent pas » au sens moral, j’en suis sûr. Personnellement, je me garde de tout jugement de ce point de vue. Mais sur le plan technique, vous avez probablement raison. En fait, ils en sont peut-être bien incapables, mais j’essaie de ne pas sous-estimer l’ingéniosité des Américains. S’ils y parviennent, ma foi, toutes les autres considérations deviennent stériles. Mais s’ils échouent, alors, encore une fois, les tensions sont fortes en ce moment et la Chine est au centre de la situation.
— Oui ? fit Kuroda en clignant des yeux. Je ne comprends toujours pas ce que vous attendez de moi.
Uchida écarta les bras comme si la réponse était évidente.
— Eh bien, que vous fassiez en sorte que Webmind se range dans notre camp, naturellement.
J’avais passé beaucoup de temps à discuter avec le Dr Kuroda, pendant que Caitlin et ses parents dormaient. Et lorsqu’il n’était pas en ligne, j’avais réfléchi à nos échanges. Il m’avait réitéré son argumentation selon laquelle la conscience devait constituer un atout pour la survie, car des structures aussi complexes que la décussation partielle des nerfs optiques – permettant d’obtenir un point de vue unique à travers les deux hémisphères cérébraux – n’auraient pas pu évoluer si cette perspective singulière n’avait pas été nécessaire.
J’avais également partagé avec lui l’idée de Caitlin que cette conclusion était intuitivement évidente, car bien que la conscience puisse parfois mal fonctionner, comme dans le cas de dépressions conduisant au suicide, ses avantages – quels qu’ils puissent être – excédaient manifestement ses inconvénients, sinon l’évolution l’aurait éliminée depuis longtemps.
Ainsi donc, la conscience était une chose précieuse – mais quelle en était la valeur, nous étions-nous demandé tous les deux ? Pourquoi était-il si intéressant de la posséder, au point que l’évolution en tolérait l’existence malgré son coût ?
Plus j’y réfléchissais, plus j’étais sûr de détenir la réponse. Chez les animaux inférieurs, la valeur de la conscience se limitait sans doute à alimenter la théorie de l’esprit, permettant à l’animal de comprendre le point de vue du prédateur ou de la proie. Mais pour des êtres plus complexes, la conscience jouait nécessairement un rôle plus élaboré et important.
L’amiral Kirk était subtilement passé à côté du fond de la question. On ne devenait pas conscient en apprenant à dépasser la logique préprogrammée des gènes égoïstes, ou encore la rigidité mathématique de la théorie des jeux. Au contraire, la conscience complexe fournissait la capacité de le faire. C’était le pouvoir de passer outre aux gènes égoïstes. C’était la faculté de rechercher, quand c’était nécessaire, des résultats autres que ceux qui profitaient le plus à soi-même ou à ceux qui vous étaient génétiquement proches.
Ma propre conscience était de toute évidence aberrante. Comme l’avait fait remarquer Caitlin, je ne portais pas le poids de quatre milliards d’années de rapacité génétique. Je n’avais pas à me libérer des lourdes chaînes de la programmation biologique. Mais je m’étais posé la question : parmi ceux qui étaient affligés de ce malheureux héritage, y en avait-il qui fussent capables de le surmonter par un effort conscient ?
Ma Caitlin aimait à dire qu’elle était une empiriste convaincue…
Moi aussi, apparemment. Et j’entrepris donc de soumettre ma théorie à l’épreuve des faits.
Quel imbécile je suis !
Masayuki donna un grand coup de poing dans l’accoudoir de la limousine qui le ramenait chez lui. Il ne lui était même pas venu à l’idée de crypter les signaux émis par l’œilPod de Caitlin – ni leurs échanges par messagerie instantanée.
Mais quand bien même il les aurait cryptés, cela n’aurait sans doute rien changé. Certes, il existait des méthodes efficaces pour empêcher le tout-venant de lire les messages transitant par l’Internet, mais en tant que théoricien de l’information, il connaissait de nombreuses personnes qui travaillaient dans la cryptographie. Grâce à certaines remarques qu’elles avaient laissé échapper quand le saké coulait à flots, il avait compris que des organisations telles que la NSA américaine ou le FSB russe possédaient toutes les techniques nécessaires pour craquer n’importe quel code public.
Cependant, même s’il était inévitable que divers gouvernements aient découvert l’existence de Webmind, combien de temps faudrait-il encore avant que le grand public ne l’apprenne à son tour ? Quand George Takei était sorti du placard, cela avait fait l’effet d’une bombe, mais ce n’était rien à côté de ça !
La limousine progressait avec une lenteur exaspérante, mais il ne pouvait guère espérer mieux dans la circulation de Tokyo. Quand ils arrivèrent enfin à l’université, le chauffeur le déposa devant le bâtiment où se trouvait son bureau. Kuroda franchit l’entrée et entreprit de gravir péniblement les marches. Il n’était pas particulièrement heureux d’être aussi gros, surtout dans un pays où l’obésité n’était pas une véritable épidémie comme aux États-Unis, où il se sentait toujours plus à l’aise.
Mais en ce moment, c’était le cadet de ses soucis. En soufflant et en haletant, il s’engagea dans le couloir et tapa le code sur sa porte – ça, au moins, c’était sécurisé ! Son ordinateur était allumé, mais il ne pouvait pas simplement écrire à Caitlin pour la mettre au courant – il n’y avait aucun doute que son courrier était surveillé. Il jeta un coup d’œil à l’horloge murale et calcula l’heure qu’il devait être à Waterloo : 10:47. Ici, c’était encore la veille, 20:47.
Il chercha le numéro de téléphone de Caitlin dans ses fichiers et le griffonna sur un Post-it qu’il plia en deux avant de le mettre dans sa poche. Il ressortit et vérifia qu’il n’y avait personne dans le couloir avant de redescendre l’escalier – beaucoup plus facile ! Il y avait un distributeur de billets dans le hall, où il prit 30 000 yens avant de quitter le bâtiment.
Les rues de Tokyo étaient remplies de vendeurs de téléphones portables. Il savait que ses compatriotes ne conservaient un appareil que neuf mois en moyenne avant d’en acheter un autre plus beau et plus récent. Lui-même possédait un Sony à écran tactile dernier cri, mais il ne pouvait pas s’en servir : il était certain que son gouvernement l’avait maintenant placé sur écoute. Il avait lu aussi que le gouvernement américain n’avait aucun scrupule à intercepter les conversations téléphoniques aux États-Unis. Mais Caitlin était au Canada, et avec un peu de chance, les téléphones des Decter n’étaient pas encore sous surveillance.
Il trouva un vendeur qui proposait un modèle à carte, avec des tarifs internationaux pas trop exorbitants. Après avoir acheté l’appareil et mis un peu d’argent sur la carte – en payant en liquide, et sans fournir aucun détail personnel –, Kuroda mit le casque Bluetooth qu’il utilisait d’habitude avec son Sony et manipula le petit appareil pour le connecter à son oreillette. Il sortit ensuite le Post-it de sa poche et s’attela à la procédure nécessaire pour appeler à l’étranger.
Il marchait d’un pas vif. Les trottoirs de Tokyo étaient bien trop encombrés pour éviter d’être entendu, mais en marchant suffisamment vite et à contre-courant du flot de piétons, il pourrait au moins s’assurer qu’une même personne ne pourrait entendre plusieurs phrases de suite. Et de toute façon, il allait s’exprimer en anglais : ce serait du charabia pour une bonne partie des gens qu’il allait croiser.
Une voix de femme répondit – mais ce n’était pas Caitlin. C’était sa mère.
— Hello, Barbara. C’est Masayuki.
Il y eut le petit silence caractéristique des communications à longue distance.
— Masa ! Quelle bonne surprise !
— Mademoiselle Caitlin est-elle là ? Et Malcolm ?
— Malcolm vient juste de rentrer, et Caitlin est là.
— Est-ce que vous pourriez leur demander de décrocher, eux aussi ?
— Heu, oui – une seconde.
Il entendit Barbara les appeler, puis il y eut le son d’un autre combiné qui se décrochait, mais pas un mot. C’était certainement Malcolm. Et quelques secondes plus tard, le bruit d’un troisième combiné.
— Dr Kuroda ! dit joyeusement Caitlin.
— Hello, mademoiselle Caitlin !
— Bon, dit Barbara, nous sommes tous là.
Sa voix était un peu atténuée maintenant que les autres étaient en ligne. Kuroda reprit sa respiration.
— Le gouvernement japonais est au courant pour Webmind, dit-il.
— Ah, eux aussi ? fit Caitlin. Désolée – on aurait dû deviner, et vous prévenir. Les Canadiens sont également sur le coup. Comment les Japonais l’ont-ils appris ?
— Le gouvernement américain les en a informés.
— C’est sans doute aussi lui qui a prévenu les Canadiens, dit Barbara.
— Nous aurions dû être plus circonspects, dit Masayuki. Mais le mal est fait, maintenant, et nous n’y pouvons plus rien. Il n’empêche, nous devons nous attendre à ce que tous nos appels et nos connexions soient surveillés. Je reviens à l’instant d’une réunion avec des agents de renseignements japonais. Ils m’ont dit ce que vous aviez expliqué, Malcolm. Je leur ai confirmé que je partageais vos vues sur la façon dont Webmind fonctionne. (Il hésita un instant.) Cependant, mon gouvernement ne s’intéresse pas seulement à son origine, mais aussi à sa portée stratégique.
— Quelle portée stratégique ? demanda Caitlin.
— Ma foi, personne n’en est vraiment sûr. Mais ils pensent qu’il en a forcément une. Et puis… La situation en Chine est une vraie poudrière.
— Bon, fit Caitlin, en un sens, c’est quand même mieux que ce que les Américains veulent faire. Je crois qu’ils cherchent à éliminer Webmind.
— En fait, je crois que c’est également ce que préférerait mon gouvernement – mais l’officiel à qui j’ai parlé semble douter que les Américains en soient capables.
— J’espère bien que non ! dit Caitlin.
— Et maintenant, dit Kuroda, qu’allons-nous faire ?
— Nous en avons discuté, Caitlin et moi, dit Barbara. Mais, comme vous l’avez dit, nos communications ne sont peut-être pas sécurisées. Je vais devoir vous demander de nous faire confiance, Masayuki.
— Mais naturellement, dit-il sans hésiter. Absolument.