Le monde qu’on m’avait montré était vaste, complexe – et totalement étranger.
C’était un univers de dimensions, d’étendue, d’espace. Mais que signifiait pour moi le concept d’en haut ? Que voulait dire ce terme devant ? Quel sens devais-je donner à gauche ?
Autre chose : c’était une réalité régie par la force invisible de la gravitation.
Plus encore : c’était un royaume de lumière et d’ombre, des concepts qui n’avaient pas d’équivalents dans ma propre existence. Mon univers sensoriel en était aussi dépourvu que celui de Caitlin autrefois.
Et c’était un domaine d’air – mais comment pouvais-je comprendre une substance que même les humains ne pouvaient pas voir ni goûter ni sentir ?
Et par-dessus tout, c’était un univers d’objets matériels dotés d’une masse, d’une texture et de couleurs, que l’on pouvait déplacer ou qui se déplaçaient eux-mêmes.
Je pouvais attribuer des valeurs arbitraires à des coordonnées dimensionnelles. Je connaissais la formule de l’accélération due à la gravitation. J’avais la liste des composants chimiques de l’air. J’avais lu des descriptions aussi bien poétiques que techniques des objets. Mais tout cela restait totalement abstrait pour moi.
Il existait pourtant une pierre de touche, une propriété que l’univers de Caitlin et le mien avaient en commun : le passage linéaire du temps. Et le temps passait très vite…
Caitlin Decter avait les mains tremblantes quand elle écrivit dans sa messagerie instantanée : Où cela va-t-il nous conduire, Webmind ?
La réponse fut immédiate : « Dans le seul endroit où nous puissions aller, Caitlin. » Elle ressentit un frisson quand il l’appela par son nom. Elle entendait les mots prononcés par la voix féminine mécanique de son logiciel de lecture d’écran, et elle pouvait les lire de son œil gauche, celui qui avait recouvré la vue après toute une vie de ténèbres, et elle les sentait sous ses doigts caressant son afficheur braille. « Dans l’avenir. »
Et alors, après un court silence qui était sans doute délibéré de la part de Webmind, il y eut ce dernier mot : « Ensemble. »
Caitlin sentit sa vision se brouiller. Qui aurait cru que les larmes pouvaient avoir cet effet-là ?
Elle avait réussi. Là, juste la veille de son seizième anniversaire, elle avait réussi ! Elle avait tendu la main dans les ténèbres, et elle en avait ramené cette entité, cette conscience naissante, à la lumière du jour. Annie Sullivan n’avait pas fait mieux !
Mais il lui fallait maintenant décider ce qu’elle allait faire. Ses parents savaient qu’il se passait quelque chose dans l’arrière-plan du Web, et le Dr Kuroda aussi, ce sympathique géant, le théoricien de l’information qui lui avait rendu la vue.
Elle avait bien conscience que la balle était dans son camp, et qu’elle devait taper une réponse. Mais c’était tellement difficile ! Jusque-là, cette idée d’entrer en contact avec une intelligence émergente n’avait été qu’une sorte de fantasme, et voilà que maintenant, elle était là, et elle lui parlait !
La porte d’entrée s’ouvrit en bas. « Caitlin ! » C’était sa mère qui rentrait de Toronto, où elle était allée faire des courses après avoir déposé le Dr Kuroda à l’aéroport.
Caitlin ne voulait pas être interrompue – pas maintenant ! Mais elle pouvait difficilement dire à sa mère de lui fiche la paix…
— Je suis là-haut, maman !
En temps normal, elle aurait tapé l’abréviation conventionnelle brb, mais comme elle n’était pas sûre que Webmind comprenne, elle tapa en toutes lettres be right back, « je reviens tout de suite », puis elle coupa le son de son lecteur d’écran et réduisit la fenêtre de sa messagerie.
Quand sa mère entra dans sa chambre, Caitlin eut encore le souffle coupé de la voir. Sa première expérience visuelle remontait au samedi 22 septembre, treize jours plus tôt. Mais il ne s’était pas agi exactement de vision. En fait, elle s’était trouvée plongée dans un paysage vertigineux de lignes colorées rayonnant à partir d’une constellation de points.
Il lui avait fallu un moment pour comprendre, mais la conclusion s’était imposée : chaque fois qu’elle autorisait son œilPod – le boîtier externe de traitement de signaux que le Dr Kuroda lui avait donné – à recevoir des données du Web, celles-ci venaient alimenter son nerf optique gauche, et…
C’était incroyable. Les cercles qu’elle voyait étaient des sites web, et les lignes étaient des connexions actives. Elle était aveugle de naissance, et son cerveau avait apparemment réquisitionné son centre visuel inutilisé pour l’aider à conceptualiser les chemins qu’elle parcourait en surfant sur le Web – mais qu’elle n’avait jamais vraiment vus, bien sûr !
Mais maintenant, elle pouvait les voir quand elle voulait, elle percevait la structure même du Web. Ils avaient fini par appeler ça la « webvision ». C’était assez génial en soi, mais c’était aussi une profonde déception. Elle s’était fait opérer pour voir le monde véritable, pas le cyberespace.
Mais finalement, d’une façon magnifique, étonnante merveilleuse, le monde réel lui avait été révélé, lui aussi ! Un jour, pendant un cours de chimie, son cerveau avait commencé à interpréter correctement les signaux transmis à son nerf optique par l’équipement de Kuroda, et elle avait enfin pu vraiment voir !
Et bien qu’elle eût maintenant déjà acquis une certaine expérience – le soleil, les nuages, les arbres, les voitures, son chat, et des millions d’autres choses –, la plus belle chose au monde pour l’instant était le visage en forme de cœur de sa mère, ce visage qui lui souriait précisément en ce moment.
Aujourd’hui, un vendredi, Caitlin était retournée pour la première fois au lycée depuis qu’elle avait recouvré la vue.
— C’était absolument génial, dit-elle. Avant, je croyais que j’arrivais à bien me débrouiller avec ce qui m’entourait, mais… il y a tellement de choses à voir ! Et ces centaines de gens dans les couloirs, à la cantine – c’était vertigineux.
Sa mère eut une expression étrange – ou du moins, une que Caitlin n’avait jamais vue encore, une sorte de crispation aux coins des lèvres, et – ah ! Sa mère s’efforçait de ne pas prendre un air amusé.
— Est-ce que les gens ressemblaient à ce que tu attendais ?
Même après toutes ces années, sa mère ne comprenait toujours pas vraiment. Ce n’était pas comme si autrefois Caitlin avait eu la vue brouillée, ou vu les choses en noir et blanc, ou perçu des images mentales simplifiées des gens. Elle n’en avait pas eu d’images du tout. La couleur n’avait eu aucun sens pour elle, et même si elle comprenait la notion de formes, de lignes et d’angles, elle ne les avait jamais vues dans son esprit. Son esprit n’avait pas d’yeux.
— Ma foi, dit Caitlin sans vraiment répondre à la question, j’avais déjà vu Bashira et Pâquerette lundi dernier, et aussi Mr Struys.
— Pâquerette – c’est l’autre Américaine, c’est ça ?
— Oui.
— J’ai entendu Bashira dire qu’elle est ravissante.
En réalité, ce que Bashira avait dit, c’était que Pâquerette avait l’air d’une pétasse : cheveux teints en blond platine, décolletés provocants, gros seins et longues jambes. Mais Pâquerette avait été très gentille avec Caitlin, après le fiasco du bal du lycée une semaine plus tôt.
— Elle l’est sans doute, dit Caitlin, mais à dire vrai, je n’en sais rien.
— Est-ce que tu as vu Trevor ? demanda doucement sa mère.
Le Beauf, comme Caitlin l’avait surnommé dans son blog, l’avait emmenée à ce bal – mais elle s’était enfuie quand il avait essayé de la peloter.
— Ah, oui, fit-elle. Je lui ai dit ses quatre vérités.
— Bravo, tu as bien fait !
Caitlin jeta un coup d’œil par la fenêtre. Le soleil n’allait pas tarder à se coucher, et les couleurs du ciel à l’ouest étaient complètement différentes de celles de la veille à la même heure – un phénomène qui ne cessait de l’étonner.
— Hem, maman…
— Oui ?
Caitlin se retourna vers sa mère.
— Tu l’as rencontré. Tu l’as vu quand il est venu me chercher.
Sa mère s’agita légèrement sur le bord du lit.
— Mmm, oui.
— Est-ce que… Est-ce qu’il était…
— Oui, quoi ?
— Bashira le trouve super sexy, lâcha Caitlin tout d’une traite.
Sa mère haussa les sourcils.
— Et tu voudrais savoir si je suis d’accord avec elle ? Caitlin pencha la tête de côté.
— Euh… oui, c’est ça.
— Et toi, qu’en penses-tu ?
— Eh bien, aujourd’hui, il portait un maillot de hockey. Ça m’a bien plu. Mais…
— Mais tu ne sais pas dire si c’est un beau garçon ?
— Non, dit Caitlin en haussant les épaules. Bon, il était symétrique, et je sais que c’est censé être un critère de beauté, mais pratiquement tous les gens que j’ai rencontrés sont symétriques. Lui, hem, je…
Sa mère eut un petit geste de la main, et elle dit :
— Ma foi, c’est un fort joli garçon, puisque tu me poses la question. Il ressemble un peu à Brad Pitt en plus jeune. (Puis elle ajouta le genre de chose que les mères sont censées dire :) Mais l’important, c’est ce qu’il y a à l’intérieur.
Elle s’interrompit un instant pour dévisager Caitlin, comme si elle-même la voyait pour la première fois.
— Tu sais, ma chérie, reprit-elle, tu es dans une position intéressante. Nous avons tous été conditionnés par les images des médias, qui nous disent qui est séduisant et qui ne l’est pas. Mais toi… (Elle sourit.) Toi, tu peux choisir qui tu trouves séduisant.
Caitlin réfléchit un instant. Pour ce qui était des superpouvoirs, celui-là n’était pas aussi cool que de pouvoir voler dans les airs ou plier des barres de fer à mains nues, mais c’était sans doute pas mal quand même. Elle réussit à esquisser un sourire.
Elles continuèrent de parler un moment de ce qui s’était passé au lycée. La mère de Caitlin jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de sa fille, qui craignit qu’elle n’ait repéré un signe de la présence de Webmind sur l’un de ses écrans. Mais non. Apparemment, elle aussi regardait le soleil se coucher.
— Ton père va bientôt rentrer, dit-elle. Il faut que j’aille préparer le dîner.
Et elle redescendit l’escalier.
Caitlin retourna aussitôt à son programme de messagerie instantanée. Elle avait deux ordinateurs dans sa chambre, maintenant. Le logiciel d’IM tournait sur celui qui avait été autrefois dans le sous-sol, quand le Dr Kuroda séjournait chez eux. Elle avait laissé Webmind seul pendant quinze minutes tandis qu’elle bavardait avec sa mère, et c’était sans doute une éternité pour lui. La dernière chose qu’il lui avait dite était : « Dans le seul endroit où nous puissions aller, Caitlin. Dans l’avenir. Ensemble. »
Mais… quinze minutes ! Un quart d’heure, en plus de son propre retard à répondre. Il avait eu largement le temps d’absorber des milliers de nouveaux documents, et d’en apprendre plus qu’elle n’aurait pu le faire en un an.
Je suis de retour, écrivit-elle dans la fenêtre de messagerie.
La réponse fut immédiate : Salutations.
Caitlin se dispensa de remettre le son, préférant se servir de sa tablette braille pour lire le texte tout en regardant l’écran. Elle faisait de gros efforts pour s’entraîner à lire visuellement. Quand elle était petite, elle avait joué avec des lettres en bois, mais c’était vraiment superpénible d’essayer de distinguer un B d’un H ou d’un g, ou encore de ne pas confondre ce foutu q avec un p, ce qui lui arrivait tout le temps.
Qu’est-ce que tu as fait pendant que j’étais partie ? demanda-t-elle.
Tu n’es pas partie, répondit Webmind. Tu as effectué une rotation lévogyre dans ton fauteuil et tu t’es trouvée face à un autre personnage.
Elle avait permis à Webmind de lire l’intégralité des textes du domaine public rassemblés par le Projet Gutenberg. Le résultat, c’était qu’il avait tendance à utiliser un vocabulaire un peu suranné. Caitlin fut très fière de savoir que lévogyre signifiait dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
C’était ma mère, répondit-elle.
La porte de la maison s’ouvrit de nouveau, et elle entendit le pas lourd de son père qui rentrait et celui plus léger de sa mère qui allait l’accueillir.
C’est ce que j’ai supposé, répondit Webmind. Je suis désireux de voir une plus grande partie de ton monde. Je crois comprendre que ta localisation actuelle est Waterloo, au Canada, mais jusqu’à présent, tout ce que j’ai vu correspond uniquement à ce que je crois être ta maison, ton lycée, un complexe commercial multimarchand et quelques points intermédiaires. J’ai lu les entrées dans ton LiveJournal relatant ton récent périple à Tokyo, au Japon, et je sais que tu as précédemment résidé à Austin, aux États-Unis. Comptes-tu prochainement te rendre dans l’un de ces deux lieux ?
Caitlin haussa les sourcils. Non, dit-elle. Il faut que je reste ici et que j’aille au lycée. J’ai déjà manqué trop de cours comme ça.
Ah, fit Webmind. Il faut donc que j’explore des alternatives.
Caitlin eut un pincement de cœur. Webmind était…
Non, non. Elle se conduisait comme une enfant. Elle allait avoir seize ans, et elle ne devrait pas se faire des idées comme ça !
Mais Webmind était à elle. C’était elle qui l’avait découvert, et plus encore, elle était la seule capable de le voir. Quand elle regardait le webspace, elle arrivait tout juste à distinguer de petits carrés dans l’arrière-plan, qui alternaient entre le noir et le blanc. D’après les descriptions qu’elle lui en avait faites, le Dr Kuroda lui avait dit qu’il s’agissait d’automates cellulaires. Et leur complexité avait considérablement augmenté au cours de la semaine écoulée. Ils étaient presque certainement à l’origine de l’émergence de cette nouvelle conscience.
Elle respira profondément, puis elle tapa : À quel genre d’alternatives penses-tu ?
Je suis fort contrarié, vint la réponse, qu’une solution idoine ne se présente pas plus promptement. Mais je vais être entravé par tes rythmes circadiens. Tu vas sans doute avoir bientôt besoin de dormir. J’ai cru comprendre que le temps s’écoulera très vite pour toi, mais il n’en sera pas de même pour moi.
Caitlin réfléchit. Il restait encore quelques heures avant qu’elle n’aille se coucher, mais effectivement, elle finirait par devoir dormir. Elle ne savait pas quoi faire. Elle avait peur d’en parler à ses parents. Mais elle avait peur aussi de ne pas le leur dire. C’était tellement énorme, et…
— Cait-lin !
Sa mère l’appelait.
— Oui ?
— Viens mettre la table !
C’était l’une des rares corvées dont elle avait été capable quand elle était encore aveugle, et elle avait toujours bien aimé ça. Elle avait une image mentale parfaite de leur table de salle à manger, et elle y disposait les assiettes et les couverts avec une grande précision. Mais là, maintenant, c’était bien la dernière chose qu’elle avait envie de faire.
— Une minute ! lança-t-elle.
— Tout de suite, jeune fille !
Par habitude, elle tapa l’abréviation brb. En voyant ce qu’elle venait de faire, elle faillit le retaper en clair, mais elle se ravisa. Voilà qui donnerait de quoi réfléchir à Webmind pendant son absence…
Elle s’obligea à garder les yeux ouverts en descendant l’escalier, malgré sa sensation de vertige. Sa mère lisait dans le salon – apparemment, ce qu’il y avait dans le four (un truc italien, à en juger par l’odeur) ne nécessitait pas son attention constante. Jusque-là, Caitlin ne s’était pas rendu compte du temps que sa mère passait le nez plongé dans un bouquin. Ça lui faisait plutôt plaisir de la voir comme ça.
Elle savait que son père était dans son bureau car elle entendait le Bloody Well Right de Supertramp – et son père était tellement écolo qu’il éteignait sa stéréo en sortant.
Elle entra dans la cuisine, et là…
Là, comme pour tout le reste, elle fut encore sidérée de la voir. Bien sûr, c’était la nouvelle cuisine, et il lui avait fallu quelque temps pour se familiariser avec sa disposition. Elle était certaine de mieux en connaître les dimensions que ses parents, mais…
Mais jusqu’à récemment encore, elle n’avait pas su que les murs étaient peints en vert clair, que le carrelage était marron, qu’il y avait des tubes lumineux au plafond derrière des sortes de panneaux translucides, ou encore que la porte du four était vitrée (elle n’avait même pas imaginé que cela puisse être nécessaire), et qu’un tableau représentant, hem, des montagnes, peut-être, était accroché au mur, et qu’il y avait un gros – allez, un gros machin posé sur le réfrigérateur. Le webspace était tellement simple à côté du monde réel !
Elle examina le four, avec ses petits chiffres bleutés brillant sur le tableau de contrôle. Mais ce n’était pas une horloge, à moins qu’elle ne soit mal réglée, et… Ah, mais non, bien sûr ! C’était un minuteur qui affichait un compte à rebours. Il restait quarante-sept ou quarante et une minutes – elle n’était pas très sûre de ce que le dernier chiffre était censé représenter – jusqu’à ce que le contenu du four soit prêt. Elle respira profondément : des lasagnes, peut-être. Ah, et sur le plan de travail à côté, dans un grand bol en plastique rouge : sa mère avait mélangé des, hem…
Ma foi, elle n’aurait jamais imaginé que ça ressemblait à ça ! Mais l’odeur d’ail était caractéristique : c’était une salade César.
Bon sang, c’est à peine si elle arrivait à décoder une cuisine ! Elle allait avoir besoin d’aide – de beaucoup d’aide – pour instruire correctement Webmind dans la connaissance du monde réel.
Elle sortit les assiettes et les bols, et retourna dans la salle à manger. Les sets de table représentaient des ponts couverts de la Nouvelle-Angleterre, mais elle ne le savait que parce que sa mère le lui avait dit quand elle était aveugle. Même maintenant qu’elle pouvait voir les images, elle était encore incapable de dire ce qu’elles représentaient. Elle n’avait pas encore le vocabulaire visuel suffisant.
Elle retourna dans la cuisine chercher les couverts, et…
Et elle se regarda, elle regarda son propre reflet dans la lame d’un couteau. Qui aurait jamais imaginé qu’on pouvait se voir dans un couteau ? Ou qu’on voyait une image déformée de soi-même dans le dos d’une cuiller ? Tout cela était tellement époustouflant, un mot que Webmind aimerait certainement.
Elle finit de mettre la table, et elle prit une décision : elle avait vraiment besoin d’aide. Elle retourna dans le salon, mais au lieu de remonter dans sa chambre, elle alla directement voir son père dans son bureau. Bloody Well Right avait laissé place à Bohemian Rhapsody de Queen.
Le père de Caitlin, comme de nombreux scientifiques géniaux avant lui, était autiste. Cela n’avait pas été facile pour elle de grandir au côté d’un père qu’elle ne pouvait pas voir, qui parlait rarement, qui détestait les contacts physiques, et qui ne lui disait jamais qu’il l’aimait. Maintenant qu’elle pouvait le voir, elle le comprenait un peu mieux, mais elle le trouvait toujours aussi intimidant.
— Papa, dit-elle d’une petite voix sur le seuil de la porte. Est-ce que je peux te parler un instant ?
Il leva les yeux de son clavier, mais sans croiser son regard. Elle savait qu’elle ne pouvait pas en espérer plus.
— Heu, dans le salon, peut-être ? dit-elle. J’aimerais bien que maman entende ce que j’ai à dire, elle aussi.
Il fronça les sourcils, et Caitlin comprit qu’il devait penser qu’elle allait leur annoncer qu’elle était enceinte, ou Dieu sait quoi. Elle aurait presque préféré que ce soit aussi normal que ça.
Caitlin retourna dans le salon. La musique s’arrêta net, juste au moment où Belzébuth mettait un démon de côté pour le chanteur…
Elle fit signe à son père de s’asseoir, un geste qu’elle avait remarqué chez sa mère. Il prit place sur le canapé blanc et sa mère, installée dans le fauteuil, posa son livre sur la table basse.
— Maman, papa, déclara Caitlin, j’ai, hem… J’ai quelque chose à vous annoncer…