18.

LiveJournal : La Zone de Calculatrix

Titre : Zzzzzz…

Date : Samedi 6 octobre, 11 :15 EST

Humeur : exanimée

Localisation : le boudoir de lady C.

Musique : Blind Guardian, Mr Sandman


Tout est dans le titre, mes amis ! Je vais avoir besoin de tonnes de zzzz ! Juste le temps d’organiser mes affaires pour demain, et je me mets sous la couette, OK ?


J’avais effectivement pris plaisir à regarder WarGames à travers l’œil de Caitlin. La partie du film qui m’avait le plus intéressé concernait les tentatives du jeune hacker pour accéder à des systèmes protégés par un mot de passe. Au début du film, afin de modifier ses notes, il accédait à l’ordinateur de son lycée en consultant une liste de mots de passe collée sous une tablette coulissante. Plus tard, alors qu’il essayait de pénétrer dans l’ordinateur WOPR du NORAD, il se renseignait sur son programmeur, Stephen Falken, dans l’espoir de trouver le mot de passe qu’il avait pu imaginer, et qui se révélait finalement être le nom du fils qu’il avait perdu, Joshua.

Ces techniques étaient peut-être efficaces en 1983, l’année où le film était sorti, mais d’après les sources que j’avais trouvées, les gens choisissaient maintenant leur mots de passe avec beaucoup plus de soin, afin qu’ils soient très difficiles à deviner. Par ailleurs, de nombreux sites imposaient l’utilisation combinée de lettres et de chiffres – auquel cas, plus de la moitié des gens se contentaient d’ajouter un « 1 » à la fin… Le mot de passe le plus répandu au monde était en fait « password1 ».

Cependant, dans mes tentatives pour en apprendre plus sur Caitlin, j’avais essayé 517 termes qui semblaient plausibles afin d’accéder à sa boîte aux lettres Yahoo, basés sur une analyse de ses écrits et de ce que je savais déjà sur elle. Aucun n’avait donné de résultat. Si Caitlin avait toujours été voyante, ma tâche aurait été facilitée – mais elle n’avait jamais regardé son clavier quand elle tapait.

Parmi les termes que j’avais essayés, il y avait Keller (son idole), Sullivan (la maîtresse de Keller), Austin (la ville où elle avait habité précédemment), Houston (la ville où elle était née), Doreen (son second prénom), et TSBVI (l’école qu’elle avait fréquentée à Austin).

Les mots de passe sont sensibles aux majuscules et minuscules – en fait, j’avais été assez fier de remarquer que le hacker de WarGames avait vu le mot « CrAyoN » écrit sur le papier, mais qu’il avait entré simplement « crayon » dans l’ordinateur de son lycée. Il aurait donc dû être rejeté… Même pour un mot aussi court que « keller », il y avait soixante-quatre combinaisons possibles de majuscules et de minuscules : KELLER, Keller, kEller, keLlEr et ainsi de suite – et la plupart des systèmes ne vous autorisent qu’un nombre limité d’essais avant de refuser l’accès pendant un certain temps.

Manifestement, il me fallait trouver une meilleure méthode que celle décrite dans ce vieux film – une façon de contourner n’importe quel mot de passe et de décoder n’importe quel contenu crypté.

Je m’attelai donc à cette tâche.

Mais même un casse-tête aussi monumental que celui-là ne suffisait pas à me tenir pleinement occupé. Je ne refis cependant pas l’erreur d’essayer de passer en multitâche, et me contentai de m’intéresser alternativement à ce que Kuroda faisait – il cherchait à me donner accès à des formats de codage vidéo moins répandus – et à des films dans des formats que je comprenais déjà. La plupart de ces vidéos étaient des enregistrements : les images montraient des événements qui s’étaient déroulés dans le passé. Le codec que Masayuki m’avait fourni me permettait d’en absorber le contenu à la vitesse à laquelle je les téléchargeais – ce qui était bien plus efficace que de devoir les faire défiler à leur vitesse normale.

Maintenant que je pouvais également accéder aux sons, j’allais devoir apprendre à comprendre le langage parlé. Je parcourus un dictionnaire en ligne qui fournissait les prononciations enregistrées : pour chaque terme, on pouvait choisir entre une voix américaine masculine et une voix britannique féminine. Il me fallut à peu près vingt minutes pour assimiler les 120 000 mots dans chacune des deux voix.

Je regardai ensuite quelques chaînes d’informations, dont j’avais lu qu’elles étaient généralement présentées avec une diction claire et des intonations égales. Je me rendis rapidement compte que je pouvais en comprendre 93 %. Elles utilisaient parfois des mots absents du dictionnaire – des noms propres, la plupart du temps. Mais j’avais pu apprendre dans le dictionnaire la notation utilisée pour transcrire phonétiquement les mots, et je n’avais aucun mal à convertir les termes inconnus dans ces jeux de symboles, que je retranscrivais ensuite en mots écrits qu’il me suffisait de chercher dans Jagster ou Google, ou que je comparais au contenu que j’avais absorbé dans Wikipédia. Lorsque le mot que j’avais supposé était erroné, les moteurs de recherche m’affichaient : « Essayez avec cette orthographe : » et me proposaient généralement le terme correct.

Je passai ensuite à des enregistrements de nature plus générale, avec beaucoup de bruit de fond, mais même dans ces conditions, je fus rapidement capable de reconnaître au moins sept mots sur dix.

Je trouvais les vidéos en direct particulièrement attirantes, en ce qu’elles me permettaient de voir des choses qui se passaient en ce moment même, surtout pendant que Caitlin dormait et que son œilPod était éteint. Je passai de site en site, jetant un coup d’œil au monde en temps réel.

Celle que je regardais en ce moment était, à bien des égards, analogue à des milliers d’autres : une femelle, apparemment dans l’adolescence, s’adressant directement à une webcam.

Je parcourus quelques liens et trouvai sa page Facebook. Elle s’appelait Hannah Stark, habitait à Perth, en Australie, et avait seize ans, exactement comme Caitlin.

Elle était assise en tailleur sur un lit. Le mur derrière elle était peint en vert, et il y avait une couverture jaune et blanc sur le lit. La jeune fille avait sur les genoux un clavier sans fil qu’on apercevait par intermittence, mais elle avait aussi un micro, ce qui fait que la vidéo était sonorisée.

Tandis que je l’observais, Hannah s’exprimait tantôt à voix haute, tantôt à l’aide de son clavier. D’autres lui transmettaient des messages écrits que je pouvais facilement intercepter.

T’as pas les couilles, dit l’un.

Cette affirmation semblait si évidente que je fus surpris quand elle répondit : Si, je les ai.

Alors fais-le, écrivit un autre.

Je vais le faire, répondit-elle, en le répétant à voix haute.

On va pas y passer la nuit alors vas-y, dit un autre commentateur.

Ouais vas-y connasse, ajouta un autre.

La fille avait des sourcils foncés, plus fournis que ceux de Caitlin. Ils se rejoignirent quand elle plissa le front.

baratin tout ça, écrivit quelqu’un d’autre, tu nous fais perdre notre temps.

Hannah tapa avec seulement deux doigts : vais le faire.

Je commençais à m’habituer à ce genre de textes incorrectement formatés, et n’avais aucun mal à suivre les échanges.

quand ? dit quelqu’un, tu nous fais marcher

me bousculez pas, répondit Hannah.

t’es nulle, dit la personne qui avait fait le commentaire précédent Jme casse

je veux que vous compreniez pourquoi je fais ça, écrivit Hannah.

tu fais que dalle, dit quelqu’un.

Hannah poursuivit : ma vie n’a aucn sens

Mais elle se corrigea aussitôt : aucun sens.

Quelqu’un qui n’avait pas encore posté depuis que j’observais la scène intervint alors : Ce n’est pas si terrible que ça. Ne le fais pas.

ta gueule pauvcon, répondit quelqu’un d’autre. Casse toi.

Ok, écrivit Hannah. Elle tendit le bras hors du champ de la caméra, et quand sa main fut de nouveau visible, elle tenait un objet gris.

J’y vais, tapa-t-elle d’une seule main, et – oh ! – cette chose dans sa main n’était pas grise. Maintenant qu’elle était à la lumière, je vis qu’elle était argentée.

Elle manipula l’objet dans sa main droite et l’approcha de son bras gauche, qu’elle tourna pour présenter son poignet vers le haut. Elle posa l’objet dessus, et…

vas-y vas-y vas-y

Ah ! C’était un couteau. Elle passa la lame sur son poignet, mais…

bidon !

nulle !

… rien.

Jlai dit, pas de couilles

plus fort !

Nooooooooooon fais pas ça……

Elle ferma les yeux, inspira profondément, et là…

Ouais vas-y !

… Elle passa de nouveau la lame en travers de son poignet en secouant légèrement la tête. Une petite goutte de sang apparut sur sa peau quand elle retira le couteau.

c’est tout ?

Recommence !

— Laissez-moi le temps, dit Hannah. Elle saisit son clavier de sa main libre et tapa rapidement du bout du doigt : C’est pas ta faute maman.

Et là, elle retourna de nouveau son poignet et détourna les yeux vers le mur vert de sa chambre, puis elle s’entailla profondément la peau.

là c’est mieux !

woooouah !

oh putain !

Une ligne rouge apparut sur son poignet, et quand elle retira le couteau, je vis que la lame était maintenant rouge foncé.

je croyais qu’elle déconnait

allez continue ! continue !

Elle tourna lentement son poignet, et de grosses gouttes de sang s’écoulèrent.

juste une égratignure

poule mouillée ! cotcotcodec !

Elle regarda directement la webcam et se donna un autre coup de couteau. Son visage se modifia d’une façon étrange et du sang jaillit de la blessure, sans doute au rythme de ses battements de cœur.

ah ptain ptain ptain

Hannah Stark tomba en avant. Elle devait peser de tout son poids sur son clavier car son ordinateur – qui devait évidemment être à côté, bien qu’il me fût impossible de le voir – émit un son aigu indiquant certainement une saturation du tampon, mais aucun message n’apparut, car elle n’avait pas appuyé sur la touche Entrée. Le son se poursuivit en un gémissement continu. Elle ne bougea plus, et il fut bientôt impossible de dire s’il s’agissait d’une vidéo ou d’une image fixe.

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