30.

Shoshana passa deux heures avec Chobo, qui semblait avoir retrouvé un comportement tout à fait normal.

Son portable sonna. C’était l’ouverture de Guillaume Tell, que Chobo aimait beaucoup. L’identifiant d’appel indiquait MARCUSE INST. Elle décrocha.

— Allô ?

— Hé, Sho, c’est Dillon. Je viens juste d’arriver, et je vous regarde à l’écran. Wouah !

Chobo essaya de la chatouiller.

— Oui, fit-elle, ça va super bien !

— Est-ce que… Tu crois que je peux revenir sur l’île, maintenant ?

— Laissons-lui encore un peu de temps, dit-elle après avoir réfléchi un instant. Bon, en tout cas, moi, je rentre.

Après avoir promis à Chobo qu’elle reviendrait bientôt, elle retourna au bungalow où elle retrouva Dillon. Celui-ci fit observer :

— Quel changement spectaculaire…

— Ça, c’est vrai, dit Sho en s’asseyant devant son ordinateur.

Elle fit pivoter son fauteuil pour faire face à la pièce. Dillon était adossé au mur, les bras croisés et vêtu de son éternel tee-shirt noir.

— À ton avis, qu’est-ce qui a pu causer un tel revirement ? demanda-t-il.

— Aucune idée.

— C’est assez fantastique. On dirait presque qu’il a décidé de renoncer à la violence.

— Oui, c’est formidable.

— Heu, à mon avis, une occasion pareille, ça s’arrose. Shoshana voyait très bien où il voulait en venir.

— Bon, si tu veux, je peux demander au Dr Marcuse d’acheter une bouteille de champagne en rentrant… dit-elle en regardant au loin.

— Ce que je voulais dire… (Dillon s’arrêta, et fit une nouvelle tentative.) On pourrait peut-être aller prendre un verre tous les deux… hem, pour fêter ça ?

— Dillon… lui dit-elle doucement. Il leva une main, paume en avant.

— Bon, je sais que tu sors quelquefois avec un type qui s’appelle Max, mais…

— Dillon, je vis avec Max.

— Oh.

— Et Max n’est pas un type, c’est une fille. Elle s’appelle Maxine. Il eut l’air soulagé.

— Ah, bon, si c’est seulement ta coloc, alors…

— Max est ma copine.

— Tu veux dire ta copine, ou bien, hem… ta copine ?

— C’est ma petite amie. On couche ensemble.

— Ah, heu… Je ne… Tu n’as jamais…

Dillon était entré à l’Institut Marcuse en mai dernier, et n’avait donc pas participé à la fête de Noël, qui était la dernière fois où elle était venue ici avec Maxine.

— Donc, conclut Shoshana, je suis flattée, mais… Dillon sourit.

— Tu ne peux pas reprocher à un gars de vouloir tenter sa chance.

— Merci, dit-elle. Tu es vraiment chou. Il croisa de nouveau les bras.

— Et donc, ça fait longtemps que tu es avec Maxine ?

— Ça va faire deux ans. Elle fait des études d’ingénieur à l’UCSD.

— Ah, fît-il, c’est bien. Au moins, l’une de vous deux finira par gagner un peu d’argent.

Sho éclata de rire. Dillon et elle avaient peu de chances de faire fortune un jour.

— Et, heu, j’imagine que c’est du sérieux ? poursuivit Dillon.

Elle retint un sourire amusé. Il s’accrochait encore à une lueur d’espoir.

— Très sérieux. J’épouserais Max, si je le pouvais.

— Oh.

— Tu sais que je suis née en Caroline du Sud, n’est-ce pas ?

— Aaabsoolumeent, dit-il en imitant très mal l’accent traînant du Sud.

— Mais Max est née à Los Angeles – South Central. Toute sa famille vit là-bas, et ce n’est pas comme s’ils pouvaient se payer le voyage à Boston ou au Canada. Max aimerait donc bien qu’on se marie en Californie, mais…

Elle eut un petit haussement d’épaules.

— Avant, ici, c’était autorisé, je crois ?

— La loi a été révoquée le jour même où Obama a été élu. Je peux t’assurer que ce soir-là a été doux-amer pour beaucoup d’entre nous. J’étais à la fois transportée de joie et accablée de tristesse.

— J’imagine très bien.

— Mais ça devrait être autorisé en Californie, dit Shoshana. Ça devrait être autorisé partout.

— Je crois que c’est contraire à la religion d’un certain nombre de gens.

— Et alors ? dit sèchement Shoshana. (Mais elle se mit aussitôt la main devant la bouche.) Oh, excuse-moi, Dillon. Mais j’en ai tellement marre de cette discussion. Si tes croyances t’interdisent d’épouser une personne du même sexe, alors tu ne dois pas le faire – mais en aucun cas ça ne te donne le droit de m’imposer tes vues.

— Hé, Sho, cool, zen ! Moi, je n’ai rien contre. Mais, heu, il y en a qui disent que le mariage est un sacrement.

— Il n’y a rien de sacré dans le mariage. Tu peux aller à la mairie et te marier sans que le mot « Dieu » soit prononcé une seule fois. Cet aspect-là, ça fait belle lurette qu’il a été réglé.

— Oui, j’imagine.

Mais Sho était sur sa lancée, et rien ne pouvait plus l’arrêter.

— Et les mariages gays ne retirent absolument rien aux autres, pas plus que – je ne sais pas, moi, que l’ajout de l’Alaska et de Hawaï n’a amené les gens qui l’étaient déjà à se sentir moins américains. Ce que nous faisons n’affecte personne d’autre.

Dillon hocha la tête.

— Et toi, poursuivit-elle, tu es un primatologue. Tu sais que l’homosexualité est parfaitement naturelle. Homo sapiens la pratique dans toutes les cultures, et les bonobos aussi – ce qui veut dire que c’était également le cas pour notre ancêtre commun : c’est naturel.

— Sans aucun doute, fit Dillon. Mais je vais me faire un peu l’avocat du diable : des tas de gens acceptent que ce soit naturel, mais ils n’en pensent pas moins que l’union entre deux personnes du même sexe ne devrait pas s’appeler un mariage. Ils n’aiment pas devoir redéfinir les mots, tu comprends, de peur que ceux-ci perdent leur sens.

— Mais nous avons déjà redéfini le mariage dans ce pays ! s’exclama Shoshana. Nous n’avons pas arrêté de le faire. Si nous ne l’avions pas fait, les Noirs ne pourraient pas se marier – ils n’avaient pas le droit quand ils étaient esclaves. Et en 1967, il y avait encore seize États qui interdisaient le mariage entre Blancs et Noirs. Au fait, Max est noire, et si nous n’avions pas redéfini le mariage, je n’aurais pas pu l’épouser même si elle avait été un homme. Ça fait aussi très longtemps qu’on a abandonné cette définition traditionnelle du mariage qui dure « jusqu’à ce que la mort vous sépare »… Plus personne ne dit qu’on doit rester marié même si c’est un désastre. Si on veut s’en sortir, on divorce. La définition du mariage est un chantier permanent qui évolue depuis des siècles.

— Bon, d’accord, d’accord, fit Dillon, mais…

— Mais quoi ?

— Oh, rien…

Elle essaya de prendre un ton plus léger.

— Excuse-moi, dit-elle, je ne voulais pas être aussi désagréable. Qu’est-ce que tu voulais dire ?

— Eh bien, si jamais ils revotent la loi, et si tu peux te marier avec Maxine, heu… comment ça marche ? Est-ce que vous aurez, tu sais… deux demoiselles d’honneur… ?

— Chacun fait comme il veut, mais j’ai déjà décidé que j’aurai un témoin.

— Ah ? C’est un type que je connais ?

— Ouais… (Elle jeta un coup d’œil aux écrans de contrôle.) Oh, regarde… il est en train de peindre un autre tableau !


À quatre heures de l’après-midi, après toute une journée de remue-méninges avec sa mère et de conversations avec Webmind, Caitlin entendit son ordinateur biper, et une petite fenêtre apparut lui indiquant : BelleBrune4 est maintenant en ligne.

Caitlin ouvrit une session et informa Bashira qu’elle ne retournerait pas au lycée.

Ah, dis donc ! répondit Bashira. Tu as un de ces bols ! C’était qui, ces types qui sont venus te voir ?

Caitlin détestait devoir mentir à son amie. Des recruteurs de l’université de Waterloo, dit-elle en formulant un fantasme qu’elle avait eu depuis que Matt lui avait parlé de cet établissement. Elle en avait encore pour trois ans avant d’aller à l’université, et bien qu’elle eût toujours visé le MIT, elle se plaisait à croire que l’université locale chercherait à la retenir…

Ah, géantissime ! écrivit Bashira. Ils t’ont proposé une bourse d’études ?

Caitlin se sentit l’estomac noué. Encore un peu tôt pour ça. Juste un entretien préliminaire. Elle chercha à changer de sujet. Tu as vu Matt aujourd’hui ?

Oui.

Il a demandé après moi ?

Ma chérie, Matt et moi, on n’échange pas un mot.

Caitlin secoua la tête. Il faudrait qu’elle remédie à ça…

Bon, fit Bashira, faut que j’y aille. @+.

Et l’ordinateur fit le petit bruit de porte qui se referme, indiquant que Bashira s’était déconnectée.

Caitlin n’avait pas eu l’occasion de demander à Bashira de vider son casier, mais…

Un bip, et puis : Mind-Over-Matter est maintenant en ligne.

Elle ouvrit une autre session. Matt !

Salut Caitlin. Je ne t’ai pas vue au lycée. Tu es OK ?

Elle détestait encore plus mentir à Matt, mais : Désolée, j’aurais dû te dire. J’avais un rendez-vous.

Tu veux que je te dise les exos de maths pour demain ?

Elle s’obligea à respirer un grand coup. Heu, en fait, mes parents ont décidé de me retirer du lycée. Maintenant, je vais étudier à la maison.

Il y eut une longue pause, puis : Oh.

Caitlin ne savait plus où se mettre… Alors, je ne vais pas revenir. Ma mère a récupéré les formulaires en ligne. On informe simplement le lycée, et hop ! c’est fini.

Wow.

Il était sans doute en train de se dire qu’il ne la reverrait plus – et elle n’avait certes pas l’intention de le laisser se faire à cette idée… Alors, tu veux bien me rendre un service ? Tu peux vider mon casier et me rapporter mes affaires ?

Oui, bien sûr !

OK. C’est le casier 1024, et la combinaison est 43-11-35

Super. Quelle est ton adresse ?

Elle la lui donna.

Ah, oui. C’est pas très loin de chez moi. Je t’apporterai tes trucs après les cours demain, OK ?

Ce serait géant, répondit Caitlin.

Il y eut une autre longue pause embarrassée. Elle ne savait pas quoi lui dire d’autre, et lui non plus, apparemment.

OK, écrivit-il enfin, et il ajouta : Alors, @+.

@+.

Il envoya un *poof*, qui était sa façon adorable de dire qu’il terminait une session.

Et Caitlin décida de relire la transcription de toutes les conversations qu’elle avait eues avec lui – juste pour s’entraîner à la lecture, naturellement.

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