1 BOUSCULADES
La sonnerie annonçant la fin des cours n’avait pas encore fini de retentir. Guillemot de Troïl se faufila au milieu des autres élèves qui se pressaient dans les couloirs du collège. C’était le début du mois d’avril, mais il faisait beau déjà, et tout le monde n’avait qu’une envie : rejoindre la plage pour s’amuser, se baigner si l’eau était assez chaude, et se détendre après une trop longue journée d’études.
Guillemot ne se dépêchait pas pour les mêmes raisons… Il était vital pour lui d’atteindre la cour parmi les premiers afin de semer Agathe de Balangru et sa bande dans les ruelles de Dashtikazar !
– Allez, allez, dépêchez-vous, laissez-moi passer, marmonnait le garçon en se frayant un passage à travers la foule bruyante des collégiens.
Derrière lui il entendit quelqu’un hurler :
– Je le vois ! Il est près de la porte !
Inutile de se retourner ; il avait reconnu la voix de Thomas de Kandarisar, le lieutenant d’Agathe. Cela décupla son ardeur. Il approchait enfin de la sortie quand, dans ses efforts pour dépasser tout le monde, il bouscula un grand de troisième.
– Holà, l’avorton ! Tu me cherches ou quoi ?
– Heu… Non, non, bien sûr que non, bafouilla Guillemot. Je veux juste sortir…
Il jeta des regards affolés par-dessus son épaule. Le gaillard le tenait solidement. Il vit Agathe, suivie par ses amis, s’approcher avec une expression triomphante.
C’était une fille grande et maigre, aux cheveux sombres coupés court, dont les yeux noirs brillaient méchamment au-dessus d’une bouche trop large.
– Laisse, Marco, ordonna-t-elle. C’est notre affaire.
Le dénommé Marco hésita, puis lâcha le jeune garçon et s’éloigna en haussant les épaules. La bande d’Agathe, qui suivait comme Guillemot les cours de cinquième, était redoutée dans tout l’établissement, même par les plus grands.
Agathe faisait face au fuyard. Guillemot, le visage empourpré sous une tignasse de cheveux châtains, la défiait du regard.
– Oh, mais notre roquet a l’air en colère, dit-elle d’un ton moqueur qui provoqua le rire de ses acolytes en faction près de la porte.
– Laisse-moi tranquille ! Jamais je ne te donnerai mon médaillon, cria Guillemot en serrant les poings.
– On va voir ça, répliqua froidement Agathe, qui fit un signe explicite à l’un des garçons de sa bande, roux et trapu.
Celui-ci bondit sur Guillemot et, à l’issue d’une courte lutte, l’immobilisa avec une clé de bras.
– Lâche-moi, Thomas, ou tu le regretteras, souffla péniblement Guillemot à l’oreille de son adversaire, qui se contenta de ricaner.
Avec des allures de reine cruelle, Agathe s’approcha, touilla le col de sa victime et trouva un petit soleil en or au bout d’une fine chaîne du même métal.
Elle s’en saisit et le passa autour de son propre cou.
– Tu n’as pas le droit, gémit l’infortuné Guillemot que bloquait toujours le garçon aux cheveux roux. C’est mon père qui me l’a donné.
– Ton père ? Je croyais que tu ne l’avais jamais connu, et même, ajouta-t-elle en approchant son visage du sien, qu’il s’était fait Renonçant à cause de toi !
Sur le coup, Guillemot faillit fondre en larmes, mais sa fierté l’en empêcha et il baissa la tête. Ce fut le moment que choisit le directeur pour faire son apparition. Son bureau n’était pas loin et il avait entendu des éclats de voix, inhabituels pour l’heure.
– Allons, les enfants, que se passe-t-il ? demanda de sa voix bourrue l’homme que l’embonpoint avait gagné avec l’âge.
– Mais… rien du tout, monsieur le directeur, répondit Agathe qui arborait à présent un grand sourire. Guillemot de Troïl nous racontait une histoire… une histoire passionnante ! Pas vrai ?
Les autres acquiescèrent bruyamment. Le directeur se tourna vers Guillemot.
– Une histoire, mon garçon, une histoire… dit-il d’un air songeur. Eh bien ce n’est ni le lieu ni le moment, ajouta-t-il avec brusquerie. Allez, tous, filez ! Que je ne vous revoie plus avant demain matin ! Non, pas toi Guillemot, reste.
La bande d’Agathe quitta le couloir en lançant au garçon des regards lourds de menaces.
– Alors, mon petit, tu as des ennuis ? Y a-t-il quelque chose que tu voudrais me dire ?
– Non, rien du tout, monsieur le directeur. Je vous assure ! Est-ce que je peux partir, maintenant, moi aussi ?
L’homme observa un moment le garçon qui tremblait légèrement, les yeux embués, puis haussa, lui aussi, les épaules.
– Oui, allez, file !
Guillemot se précipita hors du collège, s’engouffra dans la rue et ne s’arrêta de courir qu’après avoir atteint les premières collines qui dominaient la ville. Il jeta son sac au pied d’un menhir fendu par la foudre, s’assit par terre et, fixant l’océan qui scintillait plus bas, laissa libre cours à son chagrin.
Guillemot avait eu douze ans à l’équinoxe d’automne. C’était un garçon solide et résistant, malgré une apparence chétive. Il n’était pas très grand pour son âge, et cela l’ennuyait surtout parce qu’il ne pouvait pas se défendre comme il l’aurait voulu contre ceux qui prenaient un malin plaisir à le tourmenter. Ses problèmes avec Agathe avaient commencé dès la rentrée. Non pas parce qu’il était bon élève (la cible préférée des cancres fiers-à-bras), ses résultats scolaires restant volontiers dans la moyenne ; mais parce qu’il avait commis l’imprudence de venir au secours d’un petit de sixième que la bande d’Agathe terrorisait. Depuis, il était devenu leur souffre-douleur favori. C’était plus fort que lui : il se fourrait toujours dans des situations désagréables ! Arriverait-il, un jour, à maîtriser ce réflexe idiot qui, malgré sa timidité, le poussait à se mêler de ce qui ne le regardait pas ?
Guillemot repoussa la mèche qui lui tombait sur le front. Ses cheveux toujours en bataille cachaient en partie ses oreilles un peu décollées, et mangeaient son visage fin et rêveur, éclairé par des yeux verts lumineux, et par une bouche qui aimait sourire. Enfin, d’ordinaire, car en ce moment précis Guillemot n’avait pas du tout envie de sourire…
Il ramassa un caillou et, de rage, le lança sur la route.
Est-ce que c’était sa faute si son père avait décidé, peu avant sa naissance, de quitter le Pays d’Ys pour vivre en
France, devenant ainsi un Renonçant et le condamnant à ne jamais le connaître ? Et Agathe, qui venait de lui prendre le précieux pendentif, l’unique héritage que cet homme avait laissé pour lui à sa mère !
« Que les Korrigans l’enlèvent et la fassent danser jusqu’à la fin des temps ! » jura Guillemot.
Il respira profondément l’odeur d’iode qu’un petit vent apportait de la mer ; parce qu’il avait un tempérament volontaire, et surtout parce que Agathe aurait été trop contente de le savoir malheureux, il s’efforça d’oublier ses ennuis.
Son regard se perdit sur les toits en ardoise gris pâle des maisons de Dashtikazar, qui s’appuyaient les unes contre les autres pour surplomber, du haut de quatre ou cinq étages, des rues étroites et sinueuses. La cité de granit clair avait fêté ses mille ans l’année passée. Dashtikazar la Fière… Comme il aimait cette ville pleine de surprises, couchée contre la montagne et ouverte sur la mer ! C’était la capitale, le cœur battant du fier Pays d’Ys !
Le Pays d’Ys, comme Guillemot l’avait appris en cours d’histoire et de géographie, avait été, huit siècles plus tôt, un petit morceau des côtes françaises qui s’était détaché au cours d’une effroyable tempête. Ys avait alors dérivé vers le large, puis des vents contraires l’avaient ramené vers les terres, où il avait repris sa place. Mais une place particulière : car le pays, transformé en île, ne figurait pas sur les cartes, et les habitants de France ignoraient son existence. Ys s’était ancré quelque part entre le Monde Certain, auquel il appartenait avant, et le Monde Incertain, étrange et fantastique. Une porte permettait de rejoindre le premier et une autre le second. Les deux portes étaient à sens unique, sauf, de temps en temps, quand le Conseil du
Prévost estimait qu’Ys manquait de produits essentiels comme du Nutella ou des bobines de films récents ! Cette précaution était le seul moyen de préserver Ys de l’un et l’autre des deux mondes.
On ne connaissait du Monde Incertain que peu de chose, sinon qu’il était vaste et qu’il recelait bien des dangers. Le Monde Certain, c’était différent ! Au Pays d’Ys, on captait, en effectuant un tri dans les programmations, les radios et télévisions françaises, et le programme scolaire était, à quelques détails près, celui de l’Hexagone. De plus, parmi les dirigeants français, certains initiés connaissaient l’existence du Pays d’Ys : sur certains documents secrets, il figurait sous le nom de « Quatre-Vingt-Dix-Septième Département métropolitain ». C’était par l’intermédiaire de ces personnes dans la confidence que les habitants d’Ys, qui voulaient vivre ailleurs et autrement, obtenaient les papiers et l’aide indispensable à leur installation définitive en France, en Europe ou ailleurs ; ces gens-là étaient les Renonçants. Ils renonçaient à Ys, pour toujours. D’autres – ils étaient rares ! – préféraient parfois tenter l’aventure dans le Monde Incertain ; c’était pour la plupart des condamnés à l’errance, la peine maximale que l’on infligeait à Ys, des individus avides de richesse ou attirés par l’inconnu, ou bien vraiment désespérés. Tous ceux-là devenaient des Errants.
Ceux qui restaient à Ys, quant à eux, vivaient sur une grande île chaude l’été et froide l’hiver, montagneuse, couverte de forêts profondes et de landes immenses, parsemée de petites villes, villages et hameaux, en tout point semblable à un département du Monde Certain ! Mais là aussi, à quelques détails près.
Un bruit de sabots tira Guillemot de ses rêveries. Sur le chemin, à quelques mètres de lui, se tenait un homme vêtu d’une splendide armure turquoise, armé d’une épée qui pendait à son côté gauche et d’une lance longue comme deux fois sa monture. Son cheval, gris, était recouvert de fines mailles d’acier qui tintaient à chaque mouvement.
Guillemot se leva précipitamment.
– Tout va bien, mon garçon ? lui lança le cavalier avec douceur.
– Oui, messire Chevalier, tout va bien, merci ! répondit-il.
– Ne traîne pas trop longtemps dans les collines, ce soir, continua l’homme en caressant l’encolure de son cheval qui piaffait d’impatience. Les Korrigans ont leurs fêtes, ces jours-ci, et tu sais les tours qu’ils aiment jouer aux hommes !
En éclatant de rire, le cavalier salua Guillemot et partit au galop en direction de la ville. Le garçon était ému : c’était son rêve secret, son désir le plus fou et le plus cher d’appartenir un jour à la Confrérie des Chevaliers du Vent. Ces chevaliers, sous les ordres de leur Commandeur et sous la surveillance du Prévost de Dashtikazar, veillaient à la sécurité d’Ys et, dirigés par leur seule conscience, apportaient leur secours à tous ceux qui en avaient besoin
Obéissant aux recommandations du Chevalier, Guillemot prit la direction de la maison où il vivait seul avec sa mère, à l’entrée du village de Troïl, situé à quelques lieues de la capitale. Les Korrigans, même s’ils n’étaient pas les créatures les plus dangereuses d’Ys, étaient imprévisibles et leurs jeux pouvaient se révéler parfois cruels.